L’écrivain
David Dufresne, auteur de l’enquête Maintien de l’ordre (Fayard, 2013) a
recensé depuis le début de la Crise des Gilets jaunes près de 500 cas de violences
policières dont 202 blessures à la tête et 21 éborgnés. Dans ces conditions,
affirmer que les Gilets jaunes sont victimes d’une répression policière est un
truisme, voire une évidence.
Pourtant,
interpellé lors du Grand débat national en PACA, Emmanuel Macron a déclaré très
en colère : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces
mots sont inacceptables dans un Etat de droit ». Cette petite phrase mérite
quelques commentaires. Le président Macron, à n’en pas douter, connaît les « dommages
collatéraux » des interventions des Forces de l’ordre placées sous la
responsabilité de son ministre de l’Intérieur, alors pourquoi déclare-t-il
d’une façon aussi véhémente que publique que violences et répression policières
n’existent pas ?
Allons pas à
pas car tous les mots ont dans cette affaire de l’importance. Tout d’abord, M.
Macron se garde bien de dire qu’il n’y a pas de répression et de violences
commises par les gendarmes et la police. Comment le pourrait-il alors que tous
les samedis depuis 4 mois, les médias télévisés nous montrent des images de
cette répression ? Si tous les citoyens sont témoins des exactions de
certains manifestants, ils sont également témoins de la répression qui déborde
largement le petit cercle de ceux qui sont qualifiés de « casseurs ».
Il dit que les mots « répression » et l’expression « violence
policière » sont inacceptables dans un Etat de droit. C’est donc une affaire
de « mots » ! Le président refuse de nommer les choses par leur
nom et nous pouvons comprendre pourquoi. Dans un Etat fondé sur le droit, la
répression policière est illégale. La loi, en effet, réglemente l’usage par l’Etat
de la Force publique et une police républicaine ne peut, à proprement parler, « réprimer ».
Elle « maintient l’ordre ».
On pinaille, on joue sur les mots, sur les
nerfs. Monsieur fait son savant, celui qui connaît la constitution sur le bout
des doigts. Le président donne une leçon de droit constitutionnel aux ignares
que nous sommes !
Outre cette
saillie présidentielle, la répression tourne au déni. Déni non des faits mais
déni des mots.
Ainsi, la
Crise des Gilets jaunes est-elle devenue une guerre des mots et une guerre des
images.
Itvan K. Black Lines.
Pourquoi une
guerre des mots ? Toujours pour les mêmes raisons. Parce que nommer les
choses, c’est les faire exister. Les événements d’Algérie ont caché la réalité
d’une guerre coloniale. Les forces de l’ordre et l’armée ont maintenu l’ordre
avant de faire, plus tard, la guerre. L’exécutif peine à nommer la crise des
Gilets jaunes ; manifestations, émeutes, insurrections. C’est selon les
circonstances ; les « manifestations » ne peuvent être que « bon
enfant ». Quand elles ne le sont pas ce sont des émeutes. Le glissement sémantique
légitime alors le recours à la force.
Lettrage Paddy.
Les services
de la communication du ministère de l’Intérieur et de l’Elysée sont à la peine.
Trouver les mots pour cacher la vérité. Surtout ne pas dire que ces samedis
sont des journées révolutionnaires, que c’est la politique du président de la
République qui est refusée bien davantage que la Constitution de la Ve
République etc. Circonscrire l’incendie du Palais d’Hiver, renommer les faits, raconter
un récit alternatif.
M.Plume
Guerre des
mots, guerres des images. Partout, dans tous les médias, tout le temps !
Les artistes de la rue ont donné naissance ces derniers mois à des images pour
monter la répression policière. Sans avoir nulle prétention à l’exhaustivité,
je prendrais quelques exemples pour essayer de comprendre quelles images ils
nous proposent.
M.Plume
Les artistes,
tout d’abord, ont montré les Forces de l’ordre. Le distinguo n’est pas fait
entre police, CRS, gendarmerie, bac, etc. Là n’est pas l’important. Elles sont
présentées constituées de guerriers sans visages, revêtus d’armures, armés d’armes
redoutables, noires. Par opposition, les manifestants sont inférieurs en
nombre, pas armés, le visage protégé et/ou caché par un simple foulard. De
fait, les combats n’existent pas. Des David battus, humiliés, vaincus, sont
dominés par des Goliath sans pitié. La Force écrase le Droit. Le fort, le
faible. L’Etat, le citoyen. C’est l’exact contraire du duel qui est l’affrontement
de deux duellistes de même force, luttant avec les mêmes armes. Autant le duel était-il
inscrit dans un code d’honneur, autant l’écrasement par la Force est-il le
symbole du déshonneur pour le vainqueur.
Deace
Les armes
non seulement sont représentées mais sont devenues des sujets : les
grenades de désencerclement et les lanceurs de balles de défense. La représentation
des armes est symptomatique de leur importance dans les
Qui connait
le boulevard Kellermann à Paris ? Levez la main que je vous compte. C’est
un boulevard qui fait partie du boulevard des Maréchaux dans le 13e
arrondissement de Paris. A la hauteur de la rue de la Poterne des Peupliers. Une
sortie du boulevard des Maréchaux permet de pénétrer dans Paris intramuros et
une voie d’accès de monter sur ledit boulevard. Vous voyez le topo ? Nous
sommes à la limite de Paris, deux rues communiquent avec les « Maréchaux »
qui ceinturent la ville-capitale. Un côté des deux voies est bordé d’immeubles
sociaux, de l’autre, deux grands murs en forme de triangles. Comme les voies d’accès
au boulevard sont réservées aux voitures, peu de piétons empruntent ces « bretelles ».
Un trottoir seul est utilisé par les habitants des HLM. Les deux murs en
contrebas du boulevard Kellermann sont devenus un spot de street art. Depuis
des décennies, les graffeurs peignent des fresques qui sont tolérées par la
Ville de Paris.
Fresque d’Ernesto Novo.
Le 24 février 2019, Itvan K.TWE et Lask TWE ont invité les artistes qui le voulaient à peindre des fresques en soutien au mouvement des Gilets jaunes. 35 artistes français et étrangers ont peint un mur de plus de 100 m de long[1]. Dès le lendemain, la presse rendait compte. Il est vrai, l’événement, le Black Lines Hiver jaune 2, a été dûment préparé et médiatisé. Le maire de l’arrondissement, en toute connaissance de cause, sollicité, avait donné son accord écrit.
Fresque d’Itvan K.TWE
Mercredi 20
mars, j’apprends que toutes les fresques ont été recouvertes par les services
de la Propreté de Paris. Images surprenantes : deux employés habillés d’un
gilet jaune censurent la fresque de soutien aux Gilets jaunes ! Question :
que représentait donc la fresque pour être la cible de la vindicte municipale ?
Des œuvres qui condamnaient la censure médiatique, des fresques qui illustraient
les violences policières, des scènes représentant la victoire espérée des
Gilets jaunes.
Fresque de Vince.
Essayons de
comprendre. Ces fresques ont dénoncé des violences commises par la police, les
excès du capitalisme, l’inaction des gouvernements successifs confrontés aux
désastres écologiques, les liens entre les complexes militaro-industriels et
les guerres. Bref, des positions politiques souvent reprises par les partis
politiques de gauche. Et alors ? Les artistes, dans les limites fixées par
la loi, ont-ils le droit de défendre des idées de gauche, dans des
arrondissements dirigés par des maires socialistes, sur des murs autorisés,
avec l’accord écrit du maire en personne !
« Français,
vous avez la mémoire courte ». Je me souviens tout à trac de Jack Lang, alors
ministre de la Culture soutenant les étudiants de la place Tien An Men, du
soutien du président François Hollande aux Printemps arabes, de sa condamnation
officielle du régime de Bachar El Hassan, de son soutien armé aux opposants.
Tout cela est bel et bon. Pourquoi cet acharnement sur les Black Lines ?
Comment expliquer qu’une municipalité de « gauche » censure l’expression
d’idées qui appartiennent, somme toute, à un corpus idéologique de gauche ?
N’étant pas
dans le secret des dieux, je ne peux que formuler des hypothèses. La première
est la prudence d’une mairie qui a besoin et aura très prochainement besoin des
voix des Parisiens modérés, Parisiens que pourraient effrayer des peintures « révolutionnaires ».
Pour prendre le pouvoir, pour le garder, il faut gouverner au centre.
Eradiquons l’expression des extrêmes !
La seconde
est plus conjoncturelle. Le mouvement des Gilets jaunes embarrasse la mairie.
Ne pas condamner le mouvement dans son ensemble pour garder un électorat
populaire. Se démarquer des futurs candidats macroniens à la mairie de Paris. Surtout
condamner fermement les actes de « vandalisme », les destructions,
les black blocs et toute cette engeance !
Or donc, un
mot d’ordre : se recentrer non sur le parti, mais sur des positions
personnelles. Rassembler. Jouer un coup d’avance en préparant les futures
échéances.
Politique
politicienne, stratégie électorale, intérêts partisans…et la liberté d’expression !
A la trappe !
Est-il
possible aujourd’hui en respectant les lois de la République de peindre une œuvre
qui expriment des idées qui combattent celles de l’exécutif ? Mais que
diable, qu’est-ce qui fait si peur aux puissants ? Des peintures sur des
murs ? Doit-on préférer à ces œuvres des actions autrement plus violentes ?
Comment les idées qui sortent du catéchisme de la pensée dominante vont-elles s’exprimer ?
Va falloir
qu’on m’explique ! Pourquoi a-t-on toléré pendant des dizaines d’années
des fresques de street art sur ces deux murs et pourquoi, les œuvres souvent
remarquables des artistes de l’Hiver jaune ont été censurées ? Pourquoi
les fresques des Black Lines sont-elles censurées pour la 8e fois ?
Me faut-il
rappeler que l’Art a toujours été un exutoire et que recouvrir d’un gris anthracite
les murs peints, maintes fois photographiés, est un aveu d’échec. Un échec de
la démocratie. Un échec d’une expression libre.
Voltaire,
Beaumarchais, Diderot, réveillez-vous, on censure en votre nom. Les Lumières
vacillent ; elles sont fragiles un souffle peut les éteindre.
Fresque de Lask TWEFresque de Sun-C.Fresque de Tay.(Espagne)Portrait de Jérôme Rodriguès. Magic (Belgique)Gilet jaune recouvrant les fresques Black Lines (lettrage de Gemo et 93 Sheed 16)
[1] Artistes : Lapin Mutant – Ernesto Novo – Paulo Reyc – Tay Aguilar Esteban – Vitalia – Bojan – Epsylon Point – Lomo Zano – Hecate Lunamoon – Vince – Lask TWE – Rebus V13 FdK – Macadam – Pour Ceux – Itvan K – Deace – Krash2 – Veans TWE – Zoyer – Resha – Kraco TWE – Gemo – Sly2 – Bot1 – Magic – Ekzit – 2M – Quiz – Aflor – Oprok – Tasp – Nemi Uhu – Marco la Mouche, avec les V13 et Sure aka Wilfrack, Gémo, 93 sheed 16
L’épithète
« grande gueule » n’est évidemment pas un manque de respect, pis
encore une grossièreté. C’est bien sûr, plus qu’un constat, un compliment !
Je reprends pour parler de Ludovic Verhnet aka Ludo les propos qu’il tenait
dans un entretien publié par le magazine Beaux-Arts en 2017 : « Je
regrette qu’on n’ait pas de grandes gueules qui provoquent, qui s’expriment un
peu sur nos murs. » Somme toute, Ludo regrettait-il qu’il n’y ait pas d’autres
Ludo. En cela, il a cent fois raison.
Son regret,
me semble-t-il, définit assez bien son projet artistique : ouvrir sa
gueule non pour faire du buzz, mais au contraire, en provoquant, ouvrir un
dialogue intime entre lui, l’artiste, et « celui qui voit ».
Au risque de
vous décevoir, je ne réécrirai pas une fois de plus sa biographie (tous les
articles qui lui sont consacrés reprennent la même bio directement pompée sur
Wikipédia !), d’abord parce que vous pouvez d’un clic la trouver et plus
profondément parce qu’elle n’explique pas son travail. De plus, je me garderais bien d’avoir un avis
sur toute sa production qui est d’une grande variété (collages, tableaux,
installations etc.) et sur l’ensemble des sujets qu’il a abordés (par exemple
son projet « co-brandind » qui est une savoureuse parodie de la
publicité et une féroce critique). Je restreindrais mes observations à deux
thèmes : la critique du capitalisme financier et la volonté de contrôle de
la nature par l’Homme.
Collage Paris.
Bornons-nous
à trois exemples : un collage de très grand format représente quatre
tombes d’un cimetière. Tombes surmontées d’une plante exubérante. Les tombes
sont des symboles de tombes : une dalle, une plaque affichant le symbole
d’une monnaie. La livre, le dollar, le yen et l’euro, monnaies mortes (et
enterrées !) constituent l’humus (voire le fumier) qui a nourri le
bitcoin. Les pétales, c’est-à-dire, ce qu’on considère le plus souvent comme le
plus beau dans une fleur est d’un vert « pétant ». Passons sur ce vert qui est la signature de
Ludo. Ses dessins sont gris, des gris de différentes densités, jusqu’au noir et
le vert, semblable au vert fluo d’un surligneur. Notons que le vert vif de Ludo
n’a rien à voir avec le vert des écologistes et qu’il n’est guère utilisé pour
surligner ou sou(s)ligner un détail, jugé par l’artiste comme important. C’est
une couleur qui marque l’identité de son auteur. L’emploi du vert « Ludo »
est une signature visuelle, un signe de reconnaissance, une palette (blanc,
gris, noir, vert) qui distingue son auteur. Un peu comme le « bleu Klein »,
ou le « noir » de Soulages…sauf que ça n’a rien à voir !
L’image est
au demeurant simple dans sa composition et son exécution ; elle est forte
comme un dessin politique de presse. Elle dit que les monnaies qui régulaient
les échanges internationaux sont supplantées par une nouvelle unité de compte
qui autorise tous les trafics. Une image, une seule image, fait le procès d’un
système monétaire international dérégulée par la spéculation. Si le discours est
complexe, la composition rend aisément lisible la domination du bitcoin sur les
monnaies et son pouvoir nocif. La fleur qui éclot sur des tombes est une fleur
de malheur.
Le second
exemple est un décalque humoristique du billet anglais de 100 € qui n’a bien
sûr jamais existé (et Brexit aidant, me semble ne devoir jamais jour le jour).
Nous retrouvons les grandes dimensions du précédent exemple , dimensions qui ne
sont pas pour rien dans l’intérêt que peut porter un passant à une affiche.
Ludo représente un billet qui reprend la composition, non des billets de 100€,
mais celles des billets de 5, 10, 20 ou 50 livres. On y voit à la place du
portrait de la reine Elisabeth (jeune !), un montage d’un personnage
composé d’un skull et d’une tête en forme d’ananas ; les feuilles du dit végétal
sortant entre cheveux et diadème royal. Cette reine morte fait face à son
semblable, une tête de mort à tête d’ananas, rigolant à s’en décrocher la
mâchoire ! Curieuse allégorie d’une livre sterling, mal en point, pour ne
pas dire agonisante. Comme dans l’exemple précédent, une seule image symbolise
une problématique monétaire (et politique).
Un bouquet de …dollars. Toile.
Le troisième
exemple est une toile. Vue de loin le sujet est bateau et la facture
conventionnelle : un bouquet de fleurs. Peut-être des roses. Quand le
regard s’attarde, il découvre que les fleurs sont des dollars américains
soigneusement enroulés. Un jeu subtil des apparences. Derrière le tableau, ce
qu’on nous montre (et par voie de conséquence, ce que l’on voit), c’est du
fric, du profit. Nous pourrions faire un pas de plus, peut-être : sous l’étalage de la beauté, il y a des
affaires de gros sous ! Voire, osons tout ! Derrière le marché de l’art,
il y a de juteux profits !
La comparaison
des exemples est éclairante : un même code graphique, des dessins au
crayon ou au fusain, un rehaut identificatoire (le vert), pas de lettrages
réduisant la polysémie des œuvres. A « celui qui voit » de parcourir
seul le chemin vers la signification.
Des dessins
exécutés « dans les règles de l’art », un certain classicisme dans le
trait pour « exposer », violemment, une problématique complexe. Une
grande économie donc pour un effet destructeur maximum.
Où d’autres
artistes usent, et abusent, de l’humour, les œuvres politiques de Ludo ne se
contentent pas de poser une problématique, elles nous donnent (avec art) la
position tranchée de l’artiste. Soyons clair, au vu de ses œuvres nous pouvons
déduire que Ludo ne porte guère le capitalisme dans son cœur, pas davantage la
finance, pas davantage l’impérialisme américain.
L’hélicoptère-insecte (à moins que cela ne soit le contraire!)
Ludo exprime
dans de nombreux dessins une vision originale des rapports qu’entretiennent l’Homme
et la nature. Pour éviter une glose dont on peut faire l’économie, prenons un exemple,
mais un exemple démonstratif. Dans cet exemple, nous voyons un « engin »,
un objet volant non identifié, qui a des traits animaux et des traits
mécaniques. Il ressemble à un hélicoptère et nos inconscients d’occidentaux ont
gardé dans la rétine la scène culte du film de F. F. Coppola « Apocalypse
now », où l’on voit une formation serrée d’hélicoptères de combats
américains envahissant le ciel et l’image, au son assourdissant de leurs
rotors, superposé à la musique de La Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner.
Ces images fortes ont évoqué un vol de gros insectes apportant le feu et la
destruction. La métaphore est, dans le dessin de Ludo, poussée à sa limite
ultime. Ce n’est pas l’hélicoptère qui ressemble à un insecte mais un insecte
qui ressemble à un hélicoptère. La cabine de l’appareil et la carlingue sont
constituées de pièces métalliques. On identifie les pales, les missiles, une
mitrailleuse etc. Dans le même temps, on distingue des antennes d’insectes, des
mandibules et une queue de scorpion. L’objet, à moins que ce soit un animal,
est une hybridation monstrueuse entre des formes animales et le monde des
objets. Des insectes dangereux (le frelon qui pique et le dard du scorpion)
croisés avec des armes de guerre hautement sophistiquées.
Le dessin n’est pas sans évoquer la
science-fiction, la fantasy, un genre
littéraire dans lequel tout devient possible. L’imagination étant la seule
limite de l’écrivain. Comparaison n’est pas raison et cet exemple en est une
brillante illustration. Ludo ne raconte pas une histoire, il ne construit pas
un récit. Il donne à voir une image d’une nature transformée par l’Homme. La
technologie appliquée à la nature peut créer des monstres. Les exemples sont,
hélas, innombrables ! Citons les risques introduits par les OGM ou aux
conséquences de l’activité humaine sur le climat. Pour décrire le rôle inédit
que joue aujourd’hui l’Homme et son économie sur la planète, certains chercheurs
qualifient notre ère d’ « anthropocène ». Ludo, modestement, non
comme un savant mais comme un artiste, nous met en garde, de façon simple et
illustrative, contre la sotte prétention de l’Homme à dominer la nature et à la
transformer.
Quatre
exemples tirés d’une riche production comme une introduction à l’œuvre de Ludo.
Les dessins de Ludo sont d’une grande qualité plastique, il ne faut pas être
grand clerc pour le voir. Mais au-delà de leur qualité intrinsèque, ils portent
un discours sur le Monde. Une condamnation sans appel des excès du libéralisme
et de la finance (souvenons-nous du fameux « Mon ennemi, c’est la finance »
de François Hollande), une mise en garde contre la prétention des Hommes à
régir la nature.
Ludo ne
dessine pas seulement pour « faire beau », il est même à 100 lieues de
ces artistes qui « décorent » les rues. Grande gueule, il a des
idées. Son dessin est son moyen d’expression. Il est le vecteur de ses conceptions
du monde. Ludo est un artiste utile, un dessin et une conscience.
La rue
d’Aubervilliers, à Paris, est une frontière. Frontière, en ce sens qu’elle
délimite deux arrondissements parisiens, le 18e et le 19e.
Le côté impair fait partie du 18e, le côté pair du 19e.
Une limite administrative, rien de plus. La vraie limite est géographique,
c’est la voie ferrée et le pont Riquet qui l’enjambe.
Une rue qui
relie Aubervilliers au boulevard de La Chapelle. Une entrée et une sortie de
Paris encombrée par le mouvement pendulaire des banlieusards. Une rue atypique,
le côté impair borde Les jardins d’Eole et des entrepôts dont la situation
s’explique par la proximité du rail et de la route. Côté pair, quelques
commerces et une longue file d’HLM. Bref, ce n’est pas une de ses rues de Paris
où les chalands baguenaudent, le nez collé aux vitrines, promettant tous les
plaisirs.
Après les attentats
parisiens de 2015, à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle gare RER, un
collectif d’artistes, le GFR, a invité des street artists français et étrangers
à créer un événement : peindre le plus long mur de fresques en l’honneur
de Rosa Parks. Les murs du pont Riquet et plus de 400 mètres du côté impair de
la rue d’Aubervilliers célébrèrent Rosa Parks et les valeurs qu’elle incarne,
l’égalité des droits, le refus du racisme, la fraternité. Depuis, le mur est
devenu un spot de street art qui a profité de sa proximité avec le CentQuatre.
Bien qu’une association gère le mur, le spot accueille librement de nombreux
artistes, surtout des graffeurs mais également des « fresquistes » et
des pochoiristes. Dans le petit milieu du street art parisien, le mur est
considéré comme un mur « autorisé ». C’est-à-dire, un mur où le
street art est toléré.
Revenons sur
cette notion de tolérance. La loi française, pour faire court, autorise la
peinture des murs (ou sur les murs, comme on voudra !) si le propriétaire
du mur donne son accord. Dans les faits, les pratiques des street artists ont
introduit plus que des nuances. On peut les regrouper en 3 cas de figure :
les murs dont les propriétaires ont explicitement autorisé des artistes à
peindre, des murs dont les propriétaires tolèrent les interventions des
graffeurs, des murs dont l’usage est « réservé » à un crew.
Donnons
quelques exemples. Les « murs peints » du 13e
arrondissement résultent d’accords passés entre les bailleurs sociaux, la
mairie d’arrondissement et le directeur de la galerie Itinerrance. Le long mur
SNCF de la rue Ordener dans le 18e arrondissement
« appartient » à un crew qui y intervient, qui peut autoriser
d’autres artistes d’autres crews à y peindre. Le mur du square Karcher
appartient à la Ville de Paris et est géré par l’association Art Azoï.
Tous les
street artists de Paris connaissent les règles écrites et non écrites qui
régissent les murs.
D’autres
murs ont des statuts bâtards : ils sont en apparence libre d’accès mais la
mairie qui est propriétaire des murs peut les « nettoyer ». « Nettoyer »
recouvre une réalité plus triviale : des employés municipaux à grands
coups de rouleau recouvrent les fresques et les graffs.
C’est là que
ça devient intéressant.
Nul ne conteste le droit de la Ville de
peindre d’un beau gris anthracite ses murs couverts d’œuvres d’art urbain
contemporain. Ses édiles semblent préférer les longs murs monochromes au
désordre apparent des interventions des graffeurs. Ce qui interroge, c’est qui
choisit de recouvrir telle fresque ou telle autre et comment est effectué le
choix ? Autrement dit, quels sont
les critères qui président à la disparition des œuvres.
J’ai posé la
question aux services de la propreté de la Ville qui m’a répondu par un copier-coller
de la politique de l’équipe municipale en faveur du street art ! Si sur
une longue période nous examinons les œuvres qui sont recouvertes et les
autres, les critères sautent aux yeux. Les œuvres qui ne sont pas
« politiques » sont « épargnées » alors même que les
propriétaires des murs n’ont pas donné leur accord[1].
Les fresques politiques, sans que cela soit systématique, sont recouvertes.
La fresque
de TWE crew de la pointe de Poulmarc’h recouverte. Comme celles de rue
Noguères. Hasard ? coïncidence ? me direz-vous. Voire.
J’ai déjà
évoqué dans mes billets les initiatives de deux membres de TWE crew, Itvan K.
et Lask. Sur un mur donné, à une date donnée, sur un thème qu’ils choisissent,
en imposant un code couleur, ils invitent les street artists à les rejoindre
pour une « jam » d’une journée. Ces réunions d’artistes militants
sont une variation des collectifs d’artistes de Mai 68 et des
« brigadas » chiliennes. Elles sont en quelque sorte non pas le
« bras armé » des luttes sociales et politiques mais l’active
participation des artistes de rue aux combats des « travailleurs ».
Ces événements sont baptisés les Black Lines. En quelques mois, plusieurs Black
Lines ont été organisés, à Paris, à Marseille, à Nantes. Les thèmes sont d’une
brulante actualité : la critique du libéralisme, la convergence des
luttes, les violences policières, le soutien aux Gilets jaunes. En moins d’un
an, plus de 100 artistes ont participé aux Black Lines.
Après avoir
organisé déjà deux Black Lines rue d’Aubervilliers, les leaders de ce qu’il
convient d’appeler un mouvement, ont décidé de consacrer un Black Lines pour
soutenir les Gilets jaunes. La presse régionale et nationale a rendu compte de
l’événement en mettant l’accent sur les portraits de Christophe Dettinger, le
boxeur de CRS, sur ceux des victimes des tirs de LBD et de grenades, sur les
revendications de justice sociale exprimées par nombre de Gilets jaunes.
Quelques jours après le Black Lines, titré Hiver jaune, les fresques ont été
recouvertes à l’exception de la peinture d’un personnage de dessins animés dont
on a supprimé le phylactère subversif, d’une vision en plongée dont la
signification hors contexte n’est guère possible. La très remarquable scène
peinte par Ernest Novo représentant une famille réunie autour d’un téléviseur
affichant en lettres noires sur fond jaune « Révolution » a été
conservée, sauf l’écran de télévision et le mot honni, « révolution ».
D’autres
œuvres n’ont pas subi des employés municipaux les funestes outrages, ce sont
les graffs d’Estim représentant des portraits des joueurs de l’équipe de
football du PSG ! Nous avons un indice sur les peintres en bâtiment :
ce sont des supporters du PSG !
Le nettoyage
a été sélectif : toutes les œuvres ayant un contenu politique ont été
recouvertes. La conservation pendant plusieurs années d’œuvres peintes sur des
murs « interdits » et le « nettoyage » rapide des fresques
politiques n’a rien à voir avoir la Propreté de Paris. Mais tout à voir avec la
censure.
Une censure
évidente, presque drôle. Une censure qui de plus ne sert à rien. Les acteurs de
cette censure qui ne dit pas son nom réfléchissent comme les publicitaires du
20e siècle : pour provoquer l’acte d’achat, il faut que le
citoyen-consommateur voit le plus grand nombre d’affiches, de spots télévisés
etc. Ils n’ont pas intégré que les photographies des fresques
« tournent » sur les réseaux sociaux à la vitesse d’Internet !
En quelques heures, la peinture encore fraiche, les reproductions des œuvres
sont mises en ligne et partagées de centaines de fois. Ces images, en libre
accès, peuvent être imprimées, diffusées dans le monde entier, sans passer pour
autant sous les fourches caudines des régulateurs du Net. Les smartphones qui
photographient qui, en direct, mettent en ligne des images. Des appareils
photos connectés qui peuvent mettre en ligne quasi immédiatement des photos ou
des films. Le monde a changé, pas toujours en pire, et la censure, toutes les
censures, sont devenues de plus en plus complexes à mettre en œuvres. Seuls les
Etats autoritaires disposent des moments technologiques pour imposer une
censure au prix d’une mobilisation considérable de moyens techniques et
humains.
Le street
art vit dans un entredeux réglementaire et une pratique « deux poids, deux
mesures » dont il faudrait sortir. Les street artists acceptent le côté
éphémère de leurs œuvres comme la condition non dite de l’art dans la rue.
C’est même la « fragilité » des œuvres qui en fait le prix. L’art
urbain n’aspire pas à la patrimonialisation, ni à la leur
« conservation » dans des musées, mais il revendique, à juste titre,
une liberté d’expression bornée par des limites explicites.
Au lieu de
mobiliser des camionnettes et des employés municipaux, censeurs aux petits
pieds, les puissants devraient plutôt organiser la libre expression des idées en
appliquant l’arsenal législatif qui la régit et qui est amplement suffisant
pour empêcher les dérives et les excès.
Une censure
cachée ouvre la voie aux pires supputations, au développement de théories du
complot, aux élucubrations les plus fantaisistes. Notre démocratie est-elle si
fragile qu’elle ne saurait supporter quelques images ? Des images certes
qui ne rentrent pas dans les cases du bien-penser de droite comme de gauche. Raison
de plus pour que les idées trouvent un moyen d’expression sur les murs de nos
villes.
[1] A titre
d’exemples, les fresques de la rue de L’Ourcq peintes sur des murs de la SNCF,
les fresques de la rue Germaine Tailleferre peintes sur des murs de la Ville.
La fresque d’Ernesto Novo censurée. Photographie R.Tassart. 7 mars 2019.
Fresque d’Ernesto Novo pour Black lines, Hiver jaune 1. Photo RT
Fresque de KracoTWE pour Black lines, Hiver jaune1. Photo RT
Fresque en partie censurée. 7 mars 2019.Photo RT
Fresque pour dénoncer les dangers de l’utilisation des lanceurs de balles de défense. Censurée. Photo RT
Fresque d’Itvan K. TWE crew, censurée. Photo RT
Fresque censurée.
Portrait de Durringer, le boxeur.censurée. Black lines Hiver jaune 1. Photo RT
Fresque de Durringer. Censurée. Black lines Hiver jaune 1. Photo RT
Fresque pour Black lines, Hiver jaune 1. censurée. Photo RT
Freesque pour Black lines Hiver jaune 1. Censurée. Photo RT
Fresque de B. Boy. Censurée. Photo RT
Pochoir et graff d’Estim, joueur du PSG, pas recouvert.
Graff d’Estim. Pas recouvert. Comme la quasi totalité des portraits des joueurs du PSG. Photos RT
L’association le M.U.R. invite toutes les deux semaines des artistes à peindre le mur, spot désormais incontournable des Parisiens amateurs de street art. Dans la seconde semaine d’un janvier 2019 froid et pluvieux, un artiste dont j’ignorais tout, y compris le nom étrange a peint une fresque qui, m’a interrogé. A l’aide de quelques photographies, je vous invite à découvrir une oeuvre forte, hermétique au premier abord, belle et étrange.
La fresque est entourée de noir : le noir des nuages en forme d’arc, le noir de ce qui est sous le « tapis » de verdure. Nuages et déchets cernent une allégorie dont l’actrice principale, le sujet de l’oeuvre, reprend les couleurs sombres, des gris et des noirs. La forme humanoïde située dans un point fort de la composition est composite : elle est constituée de maisons, de pierres, d’éléments d’architecture urbaine bizarrement agencés. Cet être sans visage est enchaîné et ses pieds sont des chars d’assaut peints d’un vert tout militaire. L’être hybride entouré de dragons soulève le « tissu » végétal pour glisser « sous le tapis ce qu’elle veut cacher.
Le monstre urbain n’a pas « figure humaine ». Le visage est un trou dans lequel nous voyons des « objets » technologiques, peut-être, qui concourent à mettre l’accent sur l’inhumanité de la créature. Cet empilement grotesque issu du « sous-sol » est une image fantasmée de la Ville, Une « Ville monstre ».
La Ville est encadrée par deux dragons volants. En fait, de drôles de créatures : un corps de serpent, un livre ouvert en guise d’ailes. Un petit personnage chevauche le dragon. Un uniforme de soldat qui renvoie aux tanks des pieds. C’est un squelette animé de vie qui aiguillonne cette Bête tirée de l’Enfer de Bruegel.
Un second dragon, sur le côté gauche de la Ville fait pendant. La mort rôde. Elle entoure la Ville, la cerne, renforçant la thématique de la monstruosité et de la mort.
La Ville, monstre dressé et menaçant comme un Godzilla tout droit sorti des imaginaires de cinéastes de séries B, détruit une nature baignée dans une lumière de rêve, un paysage fait de montagnes, de palais, de souriantes constructions et de palmiers. Les jaunes, les verts et les orangés dominent dans un paysage essentiellement naturel qui intègre les maisons des Hommes.
La Ville monstre cache ses morts sous le tapis riant d’une ville paradisiaque.
Delicious brains nous donne à voir une version moderne des allégories médiévales. La Ville, toutes les grandes villes, sont inhumaines, nous dit l’artiste. Elles sont aussi des monstres criminels qui cachent leurs victimes à la vue. L’artiste, joliment, peint une scène d’apocalypse. Une fable écologique.