Une visite d’atelier d’artiste : l’atelier de Bisk.

Le temps est venu, enfin, de dépoussiérer vos idées reçues sur les ateliers d’artistes ! Ils ne ressemblent guère aux soupentes éclairées par une lucarne distillant parcimonieusement quelques rais de lumière, pas davantage aux ateliers rupins avec estrade pour faire poser les modèles sous une élégante verrière, ateliers richement décorés des œuvres du maître, de copies en plâtre d’antiques, chauffés par un vieux poêle à bois.

Les « peintres de chevalet » sont devenus des plasticiens. Et nos plasticiens ont besoin d’espace et souvent de compagnie.

Occuper à plusieurs de grands espaces est tendance. A la fière et altière solitude des artistes-peintres des siècles passés succèdent des communautés d’artistes. C’est bien pour payer le loyer. C’est jugé par beaucoup nécessaire pour confronter les idées et les expériences.

La salle du rez-de-chaussée.
Quelques œuvres, de différentes périodes.

 Il est vrai que les besoins ont radicalement changé ; la recherche du silence qui favorise la concentration sur l’exécution de l’œuvre est souvent remplacée par des collectifs d’artistes qui vivent et travaillent de concert. Les ateliers deviennent pour les street artistes des lieux de vie et de production qui privilégient l’échange et la solidarité sur l’isolement. C’est bien sûr une affaire personnelle, mais le prix des loyers et une idée neuve de la création artistique qui s’enrichit des contacts entre les artistes, amènent une génération de jeunes plasticiens vers des ateliers différents fonctionnant comme des phalanstères.

On voit bien que visiter un atelier d’artiste ne se borne pas à la découverte d’un espace de travail. Le choix du lieu et le lieu même nous disent des choses intéressantes sur d’autres choix qui sont politiques et sociétaux.

Toile récente.
Toile récente.

C’est la raison qui m’amène à vous proposer dans ce billet une visite d’atelier, celui d’un plasticien touche- à- tout de talent, Bisk.

Ma discrétion naturelle, fruit d’une éducation sévère, m’impose une prudente réserve sur le lieu. Je peux vous dire, mais c’est un secret, que c’est près de Paris, dans un immense bâtiment désaffecté, quelque peu délabré, dans une zone quasi interdite, disons, très surveillée.

Maintenant que vous situez le lieu avec une précision suffisante, venons-en au bâtiment : plusieurs niveaux, des centaines de mètres carrés, un grenier qui n’a jamais vu un grain de blé. Un lieu géant et isolé de tout (pour vous dire, pour boire une bière, le rade le plus proche est à 10 minutes de voiture !). Un genre de bout du monde, où l’espace n’est pas compté, où le sculpteur peut faire le bruit qu’il veut et les peintres prendre leurs aises.

Au premier étage, un autre « atelier », des œuvres récentes.
Toile de grandes dimensions.

C’est ce qu’a fait Bisk. Il s’est octroyé des locaux sur les 3 niveaux et partagent l’accès à de véritables ateliers équipés de machines carrément professionnelles pour travailler de nombreux matériaux.

Dans le fond d’une salle grande comme un terrain de football, Bisk travaille sur ses toiles de grandes dimensions. Vous n’y trouverez pas la fameuse palette de l’artiste-peintre, les bocaux pleins de pinceaux, etc., car le matériel d’un street artist est, nécessité fait loi, aisément transportable : des bombes aérosols, des feutres, éventuellement, pinceaux, brosses, rouleaux. Un matos qui tient dans un grand sac de sport, pour rapidement effectuer un repli tactique quand arrive la maison Poulagas, pour aller d’un local à un autre, d’un spot à un autre. Une contrainte forte quand même, il faut de la lumière et il reste vrai que la lumière du jour est préférable. Elle se diffuse dans l’espace du local, ne dénature pas les couleurs. Bref, espace et lumière, pour le reste, on fait avec !

Ready-made.
Ready-made.

Partant du premier niveau du local, j’ai le sentiment que je remonte le temps :  celui de la carrière de Bisk. La grande salle donne un bon exemple de son travail actuel. Des toiles de dimensions variables qui illustrent sa manière actuelle de peindre. Une accumulation de formes et de couleurs ponctuée par le graff de son blaze en jouant sur différents lettrages. Dans les couloirs, Bisk a accroché des ready-made. Bien que fort variés, ils sont composés de matériaux récupérés accumulés structurés par une composition savante qui privilégie au volume un espace en deux dimensions. Ces œuvres comme les toiles récentes de l’artiste sont fondées sur l’intérêt plastique des accumulations d’objets. Se mêlent deux concepts : celui de la collection et celui de l’insolite.

Ready-made.

En pénétrant dans d’autres pièces, on remonte dans le temps. Les toiles toujours abstraites, traduisent diverses influences ; celle de Miro, en particulier. Les œuvres dessinées se caractérisent par le dynamisme du trait et la recherche de l’épure. Somme toute, les œuvres anciennes sont les témoins d’un itinéraire, partant de l‘absolu nécessité de la copie, en passant par le vertige du trait libéré de la contrainte de la représentation, par l’essai de nouveaux supports, de nouvelles palettes de couleurs.

Peinture sur carton fort.
Peinture sur carton fort.

En voyant ces œuvres anciennes, je pensais à ce musée allemand qui exposait dans un bocal de formol le cerveau d’Einstein enfant ! L’illusion de remonter vers le point de départ, un peu comme le saumon le cours de la rivière (ça c’est pour les amateurs de métaphores saugrenues). Sauf que, notre remontée vers l’amont de l’expérience artistique de Bisk n’a rien de linéaire. Des œuvres graphiques, dépouillées, sont parfois contemporaines d’autres œuvres, non seulement différentes, mais prenant le contrepied des œuvres susnommées. La construction d’une œuvre n’a décidément rien à voir avec la géométrie. Il y a des pas, en avant, en arrière, sur le côté, ailleurs. Ce n’est que rétrospectivement que des esprits forts fabriquent de toute pièce une logique de la création des œuvres. En partant de la fin, en occultant les œuvres qui ne rentrent pas dans la logique développée du « concept structurant », des historiens de l’art, des critiques, veulent à toute force donner de la cohérence à la production des œuvres. Construction intellectuelle qui renseigne davantage sur leurs auteurs que sur l’artiste. De plus, le fait que nous acceptions ces analyses montre l’extrême difficulté que nous avons à penser le complexe. C’est ignorer ce qui est pour moi capital, une œuvre est le parcours unique d’un artiste qui avance dans la nuit, sans lampe de poche, et sans savoir où il va.

Une « remise », parmi d’autres.
Dessin à l’encre de Chine.

Sous le toit du bâtiment, un grenier aussi vaste que le bâtiment : des centaines de mètres carrés. Contrairement aux autres lieux de l’atelier, ce n’est pas un lieu de travail et d’exposition. Trop dangereux pour les visiteurs de monter un escalier de meunier et une échelle branlante ! Ce n’est même pas un lieu de stockage. C’est plutôt un lieu de « relégation » des œuvres ; des essais (et donc des erreurs !), des toiles inachevées, des sculptures en bois, en métal. Nous sommes dans un espace sombre dans lequel reposent des œuvres. Genre cimetière : les œuvres reposent en paix. Dans le désordre, elles gardent encore des traces de leur vie antérieure. Peut-être se souviennent-elles d’avoir été à la pointe de la recherche de l’artiste, d’avoir été un temps le graal enfin trouvé.

Après avoir suivi Bisk dans les coins et recoins de son atelier (je voulais tout voir et Bisk voulait tout me monter), j’ai le sentiment d’être entré dans l’intimité de l’artiste. Le secret de son parcours fait de tours et détours, une compréhension de son imaginaire, une intelligence de sa peinture.

Le grenier.

L’atelier parle de l’artiste et de son œuvre comme la maison de Victor Hugo parle du bonhomme et de ses choix esthétiques. Sa visite peut être une promenade, pourquoi pas, ou une tentative (toujours vaine !) de compréhension de la fabrication de ce qu’il convient de nommer une œuvre.

Bisk devant son blaze gravé sur le mur.

Ardif et les animaux merveilleux

Voilà plusieurs années que je prélève sur Internet les œuvres d’Ardif. Je « prélève » pour ma collection. Comme le naturaliste des plantes pour son herbier, comme le philatéliste les timbres. Pour le plaisir de l’accumulation des objets.

Samedi dernier, j’ai rencontré Ardif qui peignait une fresque de grandes dimensions dans le cadre du Festiwall, initié par la galerie Wall 51. Sous la pluie, nous échangeâmes quelques mots qui eurent l’étrange effet de contredire tout ce que je pensais auparavant du travail de cet artiste.

Toutes les photographies de cet article sont de l’auteur.

J’ai failli dire des horreurs, j’étais à deux doigts du bord de la falaise du contresens, je comprenais, enfin, que depuis plusieurs années « je broutais les amers pâturages de l’erreur ». Dans un billet étalant telle la confiture ma culture philosophique, je m’apprêtais à vous dire que les animaux dessinés moitié naturalistes moitiés mécaniques étaient une ironique manière de dénoncer les animaux-machines de Descartes ! Je me disais que c’était somme toute adroit de dénoncer le sort que réservent les Hommes aux animaux. Les bêtes étaient dans ma fumeuse démonstration assimilées à des objets. Des objets dont on fait commerce, des êtres dont on dispose de la vie etc. etc. (je vous passe la suite sur l’économie du vivant et son exploitation, l’écologie et tout, et tout !)

En voyant les deux magnifiques manchots peints par l’artiste, j’ai compris que le plus manchot n’était pas celui qu’on croit. Pendant des années, j’ai « vu » des mécaniques complexes, des roues et des poulies.

A y regarder mieux, nous voyons surtout des éléments d’architecture, des colonnes grecques, des frontons, des murs, des façades et quelques mécaniques savantes, des roues dentées, des filins. Mon erreur était d’avoir minoré l’architecture aux dépens de la mécanique. Curieuse inversion qui s’explique a posteriori par le simple fait que j’ai vu, ce que je m’attendais à voir. Une fois l’erreur faite, toutes les architectures ont été interprétées comme des mécaniques.

Ardif, dans une vie antérieure, était architecte. Ceci explique cela ! Ses « paysages » ne doivent rien à la peinture du paysage. Ce sont des morceaux rêvés de paysages d’Utopie. Un imaginaire qui évoque bien davantage les peintres des villes, celles de l’époque médiévale, à moins que cela ne soit celles de la Renaissance italienne. Comme par hasard, les « mécaniques », irrésistiblement, me renvoient aux superbes croquis des machines de Léonard et les bâtiments aux Prisons de Piranèse. Bref, les « éléments d’architecture » révélés par la coupe des animaux sont des lieux fantasmés d’un passé ancien qui contraste avec le corps bien vivant des animaux.

Revenons sur cette idée de coupe, dans le sens du dessin technique. Ardif m’a confié qu’il avait été marqué par les planches anatomiques anciennes. Cela ne signifie pas que ses animaux sont l’objet d’une coupe qui découvrirait l’intérieur, c’est-à-dire, les organes. La coupe faussement anatomique ne montre pas ce que cache la peau (comme un écorché), mais révèle (comme le révélateur du photographe) un monde caché. Elle est le moyen d’une échappée belle dans un imaginaire rempli de références culturelles.

Je ne parviens pas à éloigner mon esprit, du moins ce qu’il en reste, de mon allusion à Léonard de Vinci. Pour peindre le corps des Hommes, Léonard disséqua des cadavres. De la même manière et pour les mêmes raisons, à partir de 1511, il disséqua des animaux. Disséquer, c’est dans un premier temps, ôter la peau, pour voir ce qu’elle masque. Dans la démarche d’Ardif, la coupe « anatomique », la « dissection » des animaux jouent le même rôle : montrer ce qu’il y a en dessous. Ardif m’a dit que les organes aussi l’intéressaient. Je comprends que leurs relations fonctionnelles sont comparables à une mécanique et c’est cet aspect qui le séduit.

Comment ne pas être sensible à la beauté formelle des œuvres d’Ardif. Elles mêlent ce qu’il y a de plus beau dans notre monde, les animaux, l’architecture des monuments, l’architecture des créations humaines. L’esthétique n’est pas la finalité du projet artistique d’Ardif, c’est une échappatoire vers les merveilles. Dans « Le livre des Merveilles » de Marco Polo, nous trouvons des animaux étranges, des fruits inconnus en Occident, des villes, des palais, etc. Les Merveilles conjuguent rareté et beauté. Comme les animaux « merveilleux » d’un architecte poète.

Ernesto Novo : 10 portraits, respect !

Mardi 14 mai, il fait beau sur Paris (enfin !). J’attends depuis plusieurs jours la bonne lumière pour aller photographier les 10 portraits d’Ernesto Novo au 64 de la rue du Moulin des Près dans le 13e arrondissement. Et, la lumière fut !

J’arrive par la rue de Tolbiac et, au carrefour de la rue du Moulin des Près, je vois peints sur 5 étages, les portraits d’Ernesto Novo. Ils sont peints sur un mur pignon d’un HLM géré par Paris Habitat. Je commence à photographier du trottoir d’un face pour limiter les distorsions quand j’entends appeler dans mon dos « m’sieur ! m’sieur ! m’sieur ! ». N’étant pas le seul piéton sur le trottoir, je pense que l’interpellation est destinée à un autre quidam. Je continue à mitrailler la façade et les « m’sieur ! » reprennent, à peine plus forts. Je me retourne et je vois assis avec un pote sur un banc, derrière moi, un homme âgé qui me montre du doigt le mur en me disant : « C’est moi, m’sieur, qu’est sur le mur ». En effet, je reconnais son visage, sa casquette. C’est bien le portrait de cet homme qu’a représenté Ernesto Novo. Nous engageons la conversation et Paulo, c’est son nom, m’explique par le menu, le photographe qui l’a pris en photo, le peintre qui se les gelait sur la nacelle avec M. Milos Drincic qui conduisait l’engin la semaine dernière, son appartement dans le HLM en face. Je l’interroge pour savoir ce que ça lui fait d’avoir son portrait sur le mur de l’immeuble. Sa réponse est lapidaire : « J’suis content ! ». Je lui demande son autorisation pour le prendre en photo. Il accepte en me disant : « Tu pourras les montrer à ton pote, le Vietnamien ! ». Un de ses compagnons d’infortune, assis à côté de lui sur le banc, sort de sa poche une flasque d’alcool. Je comprends alors que notre entretien est terminé. Je fais quelques pas pour compléter mon « reportage » et j’entends derrière moi de nouveaux « m’sieur ! », destinés à d’autres, à des passants qui vont attendre le bus. Je comprends alors que cette courte séquence illustre l’activité principale de notre homme. Toute la journée, sur le banc, il montre son portrait aux badauds, là haut, peint sur le mur . Pressés (les badauds sont toujours pressés !), un peu sur la réserve d’être interpellés ainsi, ils reconnaissent son visage et sa casquette. Ils continuent leur vie de badauds. Et, lui, tous les jours, toute la sainte journée, est assis sur le banc pour montrer son portrait.

Une rencontre, quelques paroles échangées avec un homme auquel personne ne parle. Un sourire, un peu de fierté et de dignité retrouvées.

Le projet des 10 portraits a été porté par l’association « Enlarge your Paris » qui, comme l’annonce son « nom-programme », veut élargir élargir notre vision de Paris et de la banlieue par la culture. Le bailleur social a donné sa bénédiction. Les habitants du HLM ont adhéré au projet et 10 d’entre eux ont accepté de voir leur visage peint sur la façade de leur immeuble. Ce projet sur le fond ressemble au projet mené en juin 2017 à Créteil, dans le quartier du Mont-Mesly. Ernesto y avait peint 9 superbes portraits des habitants de la cité.

Dans un premier temps, des photographies ont été réalisées. Ernesto Novo, après avoir choisi les clichés, pendant 8 jours a peint 10 portraits, dans le froid, sous la pluie, sur un vilain mur d’un immeuble voué à une prochaine démolition.

Le peintre a peint 10 portraits en suivant les règles qu’il s’est imposées. Ils sont de mêmes dimensions, disposés symétriquement et alternent les visages des habitants du HLM, des jeunes, des encore-jeunes, des hommes, des femmes, des Blancs, des Noirs. Les portraits ne sont pas un « échantillon » de la population de l’immeuble. Ernesto n’est ni statisticien, ni sociologue et son ambition est, simplement, dirais-je, de valoriser l’image des « petites gens ».

10 portraits, 8 jours, grosso modo, un sacré taf! On saisit la volonté de l’artiste de consacrer à son travail le temps qu’il faut. Sur un crépi rugueux formé de gravillons, Novo, non seulement a saisi la ressemblance, mais a traduit avec beaucoup d’élégance les rires, les sourires esquissés, le sérieux des « modèles » devant l’objectif, leur timidité aussi.

Le portrait de Paulo.

Des portraits sensibles qui traduisent la profonde humanité du photographe et du peintre. Pour mettre en valeur les portraits, sombres sur un fond clair, Novo, comme il le fait souvent, les a cernés de couleurs vives. Ces éléments décoratifs, ces courbes de couleur qui détourent les visages, recherchent un contraste fort, entre elles et entre le visage et elles. L’artiste comme nous le voyons sur le beau portrait d’une jeune femme portant des lunettes de soleil, a tout fait pour s’approcher autant que possible (autant que le support le lui permettait !) de l’exactitude de la représentation. Sans pouvoir les identifier, nous voyons, dans les verres des lunettes, des reflets. Un détail, me direz-vous ? Oui, un détail révélateur qui témoigne du respect qu’ Ernesto a porté à ses « modèles ». Il leur « doit » la ressemblance et le souci du détail. Respect du détail, respect de la ressemblance, ces mots ne doivent rien au hasard car il s’agit bien ici de respect.

Paulo.

Reproduire les traits des visages des habitants sur leurs habitations est une idée qui a déjà germée dans l’esprit des artistes. JR, le photographe, l’a fait à plusieurs reprises en France et ailleurs. Il n’en est pas pour autant le dépositaire du « concept ». Ernesto Novo comme dans les portraits des hommages qu’il a rendus aux Résistantes panthéonisées et à Hismo, un jeune garçon lâchement poignardé dans le dos, par la qualité de son travail de portraitiste, montre le respect qu’il porte aux personnes dont il peint le visage.

Les habitants du HLM qui ont vu Ernesto Novo, sur sa nacelle, se battre avec le mur, dans le vent et le froid de ce printemps qui n’arrive pas, ont compris le sens du projet : témoigner du respect pour leur personne. Eux qui plus souvent qu’à leur tour, sont stigmatisés, humiliés, ségrégés, objets de la xénophobie et du racisme ambiant, du machisme. Eux qui se sentent « en trop » dans notre société parce qu’assistés, aidés, infériorisés.

Exposer bien en vue à un carrefour des visages, c’est dire aux passants « Regardez-nous, nous habitons dans cet immeuble. Nous existons. Nous sommes dignes d’être peints par un artiste. Nous sommes comme vous, de tous les âges, de toutes les couleurs. Nous sommes aussi la France. »

Ce n’est pas une revanche des « gens de peu ». Simplement un marqueur de leur dignité.


Le pote de Paulo.

Visite d’exposition : Itvan Kebadian « Paysages ».

Vous avez aimé les scènes d’émeutes peintes par Itvan K. dans le cadre des Black Lines ? Vous adorerez ses paysages exposés à la galerie Dominique Fiat du 18 avril au 22 juin 2019[1].

Ne vous attendez pas à admirer des paysages bucoliques, vertes prairies, fleurs sauvages, petits oiseaux, couchers de soleil. Les paysages d’Itvan Kebadian sont bien davantage des scènes. Des « mises en scène » de personnages et d’éléments. Les « plans larges » sont des arrêts sur image de personnages confrontés à d’autres personnages, soit à des éléments qui les dominent et les écrasent. L’encre de Chine est noire. Les œuvres des dessins noirs sur fond blanc, un peu comme les fresques peintes « dans la rue ». Parfois, dans le tumulte, la fuite, le désordre, des nuées, à moins que cela ne soit des fumées. Des explosions s’élèvent de surnaturelles fleurs rouges. Rouges certes comme le sang versé, mais signe d’un espoir qui se lève, enfin.


[1] Galerie Dominique Fiat, 16, rue des Coutures Saint-Gervais, Paris 3e

Les compositions traduisent la démesure et le tragique de la scène. Les nuages, les nuées, les fumées, sont des menaces. Menaces de l’insurrection, menaces du naufrage. Démesure de l’Homme acteur et victime de la force. Force des armes, forces de la nature.

Les paysages d’Itvan Kebadian sont des paysages intérieurs. Verlaine aurait dit que son « âme est un paysage choisi ». Un paysage noir avec à l’horizon une faible lueur d’espoir. Un paysage dévasté, ruiné, tourmenté. Entre le graffiti, les Black Lines et ses paysages, de nombreux points communs : il s’agit de la même « âme ». Des différences pourtant, dans la forme. Les vapeurs, les pesants nuages, les toxiques fumées, qui sont bien davantage des gaz que des matières sont rendus, accèdent à l’existence, grâce à des réseaux de traits. Leur nombre et leur finesse traduisent ce qui n’existent presque pas. Ces réseaux d’une grande densité alternent avec des surfaces d’un noir de jais. Le trait s’oppose à la surface, comme le malheur à l’espoir.

J’avoue avoir été surpris par la « préciosité » de la forme et par la dureté du fond. Une opposition fondamentale qui, me semble-t-il, révèle les « paysages » de l’âme d’Itvan Kebadian. Paysages de fin du monde, d’apocalypse. Comme une allégorie romantique de ce qui nous menace.

Ernesto Novo : profession, portraitiste.

Ernesto Novo est un peintre. Un peintre qui travaille parfois dans la rue, parfois dans l’intimité de son atelier. Un peintre énervant qui excelle dans le très difficile art du portrait et qui excelle également dans l’art non moins difficile de la fresque politique. Dans ces conditions, dans ce surcroît d’abondance des talents, tout choix est, non pas arbitraire, mais complètement subjectif. Une sorte de lien secret entre « celui qui voit » et les œuvres.

En guise d’introduction au travail d’Ernesto Novo, j’ai choisi deux œuvres et trois portraits. La première œuvre date de 2014. C’est une commande dont l’objet était de célébrer l’entrée au Panthéon en 2015 de deux grandes dames, Germaine Tillion et Mme De Gaulle- Anthonioz, deux femmes résistantes enfin reconnues dignes de figurer dans le panthéon national. Leurs cercueils rejoignaient alors ceux de Sophie Berthelot et de Marie Curie. Pour la première fois, deux femmes étaient panthéonisées pour des faits de résistance pendant la Seconde guerre mondiale. L’événement était là ; dans la reconnaissance du rôle des femmes dans la Résistance. Leurs portraits ont été peints sur les rideaux de fer d’une librairie-papeterie fermée depuis des lustres, à l’angle de la rue de Tortille et la rue Ramponneau, dans le quartier populaire de Belleville.

Les portraits de Germaine Tillion et de Mme Geneviève De Gaulle-Anthonioz. Photographies : Richard Tassart.

Chaque portrait est un hommage. Les visages sont légendés par l’inscription du nom et des dates de naissance et de mort des deux femmes et des « titres » qui justifient l’honneur rendu par la nation. Les modèles des portraits sont des photographies qui fixent l’image des Résistantes, non pas pendant la période de 39 à 45, mais leur image de dames âgées, souriante pour Germaine Tillion, plus « sérieuse » pour Mme De Gaulle-Anthonioz. Deux images connues et reconnues par tout un chacun. Deux images quasi iconiques.

L’originalité des portraits n’est donc pas dans le choix des images-source. Elle est dans le « traitement » des images par Ernesto Novo. Les portraits sont tout d’abord des portraits ressemblants. La recherche de la ressemblance était une des conditions implicites de la commande. Les visages ont été peints « classiquement » à la brosse mais des formes concentriques, oblongues, quasi circulaires, colorées, constituent des rehauts. Ces formes ont deux fonctions plastiques : elles colorent le support au même titre que la peinture étalée à la brosse et donnent un relief particulier à l’exécution. De plus, elles distinguent les portraits de Novo des portraits d’autres artistes, échappent aux codes de la tradition du portrait, signent en quelque sorte les œuvres. Plus profondément, l’opposition entre les aplats de couleurs et les formes de rehaut est d’un grand raffinement esthétique. A cette opposition se conjuguent les délicates harmonies de couleur. Les rouges ardents sur le fond noir, les roses tyriens et les gris, les bleus outremer et les blancs.

Bref, des portraits qui témoignent d’une remarquable maîtrise technique et d’une profonde originalité formelle. J’écrivais en 2016 qu’Ernesto Novo renouvelait Bref, des portraits « classiques » peints avec sensibilité et raffinement, de l’art du portrait, je persiste et signe.

Mercredi 24 avril dans le square de la Roquette s’est déroulé un événement singulier : « Un œil sur Paname ». Il a un objectif : rendre hommage à un jeune homme de 15 ans, Hismaël Diabley. Hismo, a été poignardé à mort alors qu’il s’interposait lors d’une agression d’une bande de jeunes, un samedi soir. C’est alors qu’il tournait un clip de rap rue de la Roquette qu’une vingtaine de jeunes du 19e arrondissement sont venus régler des comptes avec une dizaine de jeunes du 11e. Les causes ? Un différend à propos d’une fille. Un « fait divers », quelques lignes dans la presse locale, une tragédie pour ceux qui l’aimait, un trauma pour le quartier où il vivait.

Ernesto Novo, touché par ce drame, a voulu être associé à l’hommage rendu à ce gamin tué par un autre gamin. Ernesto est un peintre. Il témoignera par son art. Le mur sur lequel il a peint la fresque appartient au décor de la courte vie de cet enfant, presqu’un jeune homme. Il est situé à côté des terrains de basket et de foot, là où jouent les Petits et les plus grands. Les gosses jouent à s’arroser, à faire la bagarre, à se poursuivre dans les allées. Des mômes de toutes les couleurs, bruyants, s’énivrant de mouvement, ivres de liberté. Ils ne parlent pas, ils crient, s’invectivent, s’insultent « pour rire ». Des gavroches, des gamins de Paris, heureux de vivre, de partager leurs jeux. De tout partager.

Ernesto Novo a peint un mur qui est, également, un hommage. Mais sa facture est bien différente. Le mur entier forme le cadre. Il est divisé en espaces bien définis : une partie centrale sur laquelle est peinte le portrait ressemblant du jeune garçon, un décor constitué d’une « aura » cernant le visage et d’une partie basse formée de la répétition de motifs semblables, des mains serrées. Le portrait est encadré par deux « colonnes » de motifs, une reprise de l’aura du visage peinte en dents de scie, deux motifs : un micro et un ballon de football. Le visage est surmonté d’un lettrage : l’écriture du nom du jeune garçon et ses dates de vie et de mort (lettrage Sitou Matt). Comme la stèle d’une tombe.

Ernesto Novo a choisi de représenter un Hismo souriant. Il est entouré de signes qui résument ses deux passions : le rap et le foot. Si la couleur noire est présente, elle l’est comme un élément de fond. Les couleurs sont des couleurs « chaudes », des jaunes, des orangés, des rouges. L’hommage fige Hismaël dans la beauté rayonnante de ses 15 ans ; un bel adolescent qui avait les passions des autres ados du quartier. L’hommage de Novo rompt avec les référents des « tombeaux ». Pas d’épitaphe, un contrepied radical aux codes des couleurs de la mort en occident. Le mur est bien davantage un « arrêt sur image », une image de bonheur, qu’une stèle tire-larmes.

Ernest Novo dépasse la « déploration » rituelle du deuil pour inviter au pardon des offenses. C’est, à mon sens, la signification de ces mains serrées constituant un tiers du décor du portrait. En y regardant bien, nous voyons des mains blanches serrer des mains noires, et des mains noires serrer des mains jaunes. Comment ne pas y voir une invite à la fraternité entre des Hommes de couleurs différentes. C’est également une référence discrète aux circonstances du drame. Une référence certes mais pas une condamnation. Ces poignées de mains sont des appels réitérés et insistants à l’amitié, à la tolérance et à l’amour des autres. Le contraire d’un message de vengeance.

Ernesto Novo entoure fréquemment ses portraits de « lignes » aux couleurs dégradées (ici, 6 couleurs allant du blanc au rouge vermillon). Elles forment, non une auréole sur le modèle des saints chrétiens, mais plutôt une aura qui détoure le portrait proprement dit et, ainsi, le mets en valeur. Ce sont 5 des 6 couleurs qui sont reprises en décor des « colonnes », complétées par un fond noir. La reprise de la frise à 5 couleurs (plus blanc, plus noir) apparente le portrait à l’art traditionnel africain. Rappelons que les masques africains ont 7 couleurs : le blanc, le noir, le rouge, le jaune, le bleu, le vert et l’ocre brun. Le portait a 5 des 7 couleurs « traditionnelles » des masques. La dominante jaune du portrait rejoint la signification rituelle : « Elle représente la paix, la sérénité, la fortune, l’espoir, la fertilité, l’éternité, mais aussi le déclin et l’annonce de la mort. » Je pense que le peintre ayant une grande familiarité avec l’art africain a puisé les couleurs de son portrait dans la palette des arts de l’Afrique. Somme toute, un portrait africain pour un jeune africain de 15 ans, un « ange » mort pour rien.

La comparaison des portraits met en lumière le rapport avec le contexte. Les portraits des deux Résistantes sont « précieux », comme ornés. La finesse de leur exécution est, en soi, un hommage indirect à ces deux grandes dames. Le portrait d’Hismo a une facture différente. Ernesto Novo interrogé à ce sujet m’a confié qu’il avait « lissé » sa peinture. Restituer sans fioritures, sans rehauts, les traits du visage de l’enfant mort a été sa manière de rendre hommage à la douleur de sa famille ; restituer le plus précisément possible les traits du jeune garçon. Une famille aimante qui souhaitait que les témoignages soient « un temps de paix et d’amour à la mémoire et à l’image d’Hismaël. Un moment où il faut faire communauté ensemble afin de retrouver l’apaisement nécessaire à ce vivre-ensemble, dans cette société. » A ces paroles d’une grande force répondent les mains serrées d’Ernesto Novo.

Loin du « folklorisme », Ernesto Novo a mis en images la volonté de la famille d’Hismo. Il institue sa « figure » dans son univers familier comme le symbole du prix à payer pour la fraternité. Un sens est donné à sa mort. Un sens et une forme, solaire, rayonnante d’un « ange », sacrifié dans un rituel sanglant.