Les portraits lacérés de Joachim Romain.

Une des conditions de la fabrication de l’Histoire, c’est la durée et le changement. C’est vrai de la Grande Histoire, ce n’est pas complètement faux pour l’Histoire de l’art et pour l’histoire de la peinture en particulier. La succession des mouvements artistiques est une image qui rend compte assez bien de la chronologie des œuvres, établissant les continuités et les ruptures. Les mouvements passent mais certains genres tout en se transformant subsistent. C’est le cas du portrait.

Festiwall, 2019,Paris.

Cela ne signifie pas pour autant que tous les portraits se ressemblent mais le propos des artistes est sensiblement le même : répondre à une demande sociale de diffuser des images des puissants et en conserver des images. Les portraits étaient sculptés dans la pierre ou peints. Ils intégraient les codes de représentation en vigueur à l’époque de leur création ; codes religieux, codes culturels. Des portraits donc tous différents mais ressortissant d’un même projet.

Notre époque, en ce qui concerne l’art du portrait, a, dans la même temporalité, prolongé le genre et innové à l’intérieur du cadre académique et ses contraintes formelles. La demande sociale du « portrait ressemblant » reste forte et cela dans tous les pays. Des galeries de portraits dans les longs couloirs des luxueux sièges sociaux des sociétés multinationales, en passant par les portraits photographiques officiels de nos présidents de la République, des figures de Marianne, des portraits posés grand format des puissants du monde de la politique, de l’industrie et de la finance. Si en France, on n’a pas réussi dans la vie à 50 ans si on n’a pas une Rolex, la réussite passe par un portrait noir et blanc du studio Harcourt ! Avoir son portrait tiré par un grand photographe ou peint par un artiste de renom, est un marqueur de la richesse.

Détail. 3 portraits s’imbriquent.

Le street art n’échappe pas au mouvement général des arts. Naturellement, dirais-je, des street artists peignent, pour répondre à des « commandes » ou pour atteindre des objectifs plastiques, des portraits « ressemblants ». D’autres, à l’intérieur du cadre formel du portrait innove. C’est le cas d’un jeune artiste, Joachim Romain, qui ne limite pas sa production au portrait mais dont l’approche du « portrait ressemblant » est d’un grand intérêt.

La lacération, la déchirure font apparaître des couches inférieures.

La forme actuelle des portraits de l’artiste a une histoire. Dans un premier temps, Joachim Romain, dans la rue, arrachait les affiches, espérant trouver dans une couche sédimentaire ancienne, un portrait. Un peu comme un archéologue sur un chantier de fouilles qui creuse allant du présent vers le passé. L’objectif du plasticien était précisément la découverte d’un portrait. Il est vrai que la publicité a recours abondamment aux portraits et « creuser » les couches d’affiches donne une bonne chance d’en trouver. Ces portraits quasiment mis au jour étaient, au sens littéral, découverts et entourés des morceaux des affiches déchirées et laissées en l’état. Sous les traces apparentes du « chantier » apparaissait le portrait d’un individu.

Autrement dit, autrement vu, l’artiste était celui qui faisait émerger des traces du passé. Deux dimensions se conjuguaient, les lambeaux d’affiches, des plus récentes aux plus anciennes, et le portrait, graal tant recherché, témoin d’un lointain passé.

De là, l’intérêt de Joachim Romain pour les traces du temps qui passe ; les calligraphies qui changent selon les modes, les périodes et les techniques, les couleurs qui se fanent, les signes de vieillissement de la matière, du papier jauni, du fer qui rouille, des taches laissées par l’activité des Hommes etc.

Des rehauts de peinture vives contrastent avec les gris de l’impression.

De ces créations, de ses essais et de ses échecs, Joachim Romain, a inversé l’ordre des choses. Au lieu de partir de la surface et d’aller vers « le fond », il commence par le fond et progresse vers la surface. D’abord, en fond, un print d’un portrait ou de plusieurs portraits d’une même personne. Avec grand soin, il colle des affiches anciennes qu’il lacère dans un deuxième temps, s’amusant des superpositions partielles, des inversions de sens, de rapprochements incongrus, mêlant véritables affiches et fragments de journaux, d’authentiques publicités d’époque, de prospectus, de tracts.

Il simule de cette manière des murs qui témoignent par l’accumulation des imprimés des périodes du passé. Il recouvre en partie le portrait des affiches lacérées. Ces morceaux déchirés forment des bandes de papier aux longueurs différentes et aux formes aléatoires. Toutes différentes par la surface, le volume, les typographies imprimées, les couleurs. Certaines lacérations sont relativement régulières, d’autres s’enroulent sur elles-mêmes comme des serpentins. Leurs couleurs innombrables, leur aspect, « encadrent » le portrait. Pour que l’illusion soit parfaite, l’artiste à la bombe acrylique, au feutre, ajoute des taches de couleurs, des coulures, des projections.

Le portrait se dévoile partiellement, rejeté dans le passé.

Une anecdote récente rend compte de la perfection de l’illusion. Au cours du dernier Festiwall, Joachim Romain avait terminé son œuvre le samedi soir alors que d’autres artistes ont prolongé leur travail le dimanche suivant. Dans la nuit du samedi au dimanche, un colleur d’affiches ne vit dans l’œuvre de l’artiste qu’un banal mur et y colla deux affiches. Il fallut l’œil averti de Marie Bambelle, le dimanche matin, pour décoller les intruses !

Le portrait de Blaise est constitué de 5 portraits photographiques.

L’œuvre est donc l’ensemble du portrait et de son contexte. Un contexte reconstitué mêlant techniques mixtes et print, noir et blanc et couleurs, présent de la création éphémère et recréation du passé et fantasmé, harmonie chromatique entre les gris du print et les couleurs vives en contraste, opposition du print en deux dimensions et des volumes des affiches macérées.

Si le portrait est le point nodal de la composition, les affiches sont bien plus qu’une « décoration », une mise en valeur du portrait. L’artiste « traite » le visage comme les autres surfaces imprimées, comme pour éviter l’image archétypale du portrait encadré.

Si le souci plastique est évident (composition, rapport des dimensions, répétition des formes et ruptures, variété des calligraphies, des matières, des textures, des couleurs etc.), l’œuvre est aussi une image de l’écoulement du temps. Le portrait est un présent, plus précisément un instantané. Le portrait et le reste renvoient aux strates du temps.

Dédicace de l’oeuvre.

L’intérêt des œuvres de Joachim Romain réside dans sa recherche d’inscrire le portrait, un présent figé, dans des marques belles de l’usure et du vieillissement provoquées par le temps qui passe. Il participe à une esthétisation de ces traces, non seulement il rend belles de vieilles affiches décaties mais il surprend en créant ex nihilo de fausses traces du temps passé.

La laideur des murs lépreux, les affiches qui portent les affres des intempéries et de la destruction des Hommes, les coulées de rouille et de boue séchée sont autant de rebuts qu’on détruit. Leur laideur est étroitement liée à l’usure du temps. L’artiste inverse les valeurs et fabrique de la beauté en mêlant vrais témoignages du passé et traces du passé reconstitué.

Le portrait proprement dit est le plus souvent en position centrale. La composition « classique » est barrée de puissantes obliques.

L’œuvre est une illusion. Un tour de magie à la Houdini. Les visages portraiturés semblent surgir d’un passé lointain gardant les stigmates de leurs mises au jour. Un bien curieux projet artistique qui change notre regard sur la laideur de la Ville. Une variation sur l’art du portrait intégrant surface et volume. Des œuvres qui mélangent photographie, collage, peinture et sculpture. Vers un art total.

Portraits : mission impossible.

Créer une image de l’autre, tirer son portrait, n’est pas une mince affaire. Une affaire qui raconte le sujet peint et celui qui le peint. Une sombre affaire toujours dont les clés sont cachées, les objectifs occultés par force pour être atteints. A vrai dire, pour dire le fond de ma pensée, le portrait est un art impossible.

Et cela pour plusieurs raisons : la première est qu’il n’est pas facile de « réduire » un visage à une image. Réduire le volume est une gageure que même les Indiens Jivaros n’atteignent qu’en partie, mais ne garder d’un volume qu’une image en deux dimensions est, au mieux, une illusion d’optique. C’est le même problème qu’ont rencontré les navigateurs, géographes et cartographes : représenter sur un plan notre Terre qui est, à peu près, ronde. Aucun bel esprit n’y est parvenu, non pas parce que c’est complexe mais parce que c’est impossible. Et puis, un visage n’est pas qu’une forme géométrique c’est aussi des traits que les émotions, les expressions ne cessent de changer. Bref, représenter sur un espace euclidien un volume dont les formes changent sans cesse est chose approximative. Il faudra faire des choix. Des choix, dirais-je, des deux côtés : du côté du sujet et du côté de l’artiste. L’invention de la photographie et celle du cinéma qui introduisent l’illusion du mouvement ne changent en rien la redoutable aporie du portrait.

Photographie de Frida kahlo.

Restent des solutions de raccroc : créer une image « consensuelle » entre le modèle et l’artiste (une image qui fait plaisir au sujet et sert à l’artiste à montrer l’étendue de son talent), inventer une image iconique qui participe à une mystification collective (comment expliquer autrement la création ex nihilo des images religieuses – j’ai toujours été frappé des représentations de Jésus de Nazareth, bel homme aux traits torturés bien avant le Golgotha, à la peau claire, à la longue chevelure blonde, homme dont on ne voit pas vieillir les traits et la physionomie-) Les portraits religieux sont édifiants (sic) en ce sens que ce sont aux yeux de tous des « portraits impossibles ». Pas de portraits contemporains de Jésus, de Marie, des apôtres, etc. Certains religieux n’ont pas besoin d’images pour croire, d’autres en créent quel que soit la vraisemblance historique et les avancées de l’archéologie biblique. Des images « à leur image » !

Frida Kahlo et son mari Diego Rivera.

Ce n’est pas le fait religieux qui explique l’invention des images. Le profane obéit aux mêmes ressorts. Si les exemples sont légion, je n’en donnerai qu’un seul : la création du visage de Frida Kahlo. La création de son image dans la mouvance street art est récente. Au demeurant, je m’interroge sur le nombre de jeunes gens capables de nommer un seul de ses tableaux. Ce n’est pas son œuvre peinte qui explique l’actualité de sa représentation, c’est sa personne. Plus précisément, la liberté dont elle a fait preuve, dans ses choix amoureux, dans sa passion pour Diego Rivera, pour sa résilience, pour sa force de caractère, son engagement politique, sa revendication d’indianité. Ce sont ces attributs qui en ont fait une « figure » de femme du…XXIe siècle ! Ce qui ne rentrait pas dans le cadre a été gommé ; sa jalousie, sa claudication, son corps couvert des cicatrices de ses opérations, son amputation d’une partie de la jambe droite en 1953, sa santé fragile etc. Quant à son visage, ses sourcils touffus se rejoignaient, sa lèvre supérieure était bordée d’une moustache brune ; elle était certainement une de ces femmes dont on dit qu’elles ont du charme !

Autoportrait de Frida Kahlo.
Fresque de Anya Mielniczek et MSKA.
Portrait de Frida Kahlo (publicité)

Le portrait, que j’ai limité volontairement à la représentation du visage, nous amène, chemin faisant, sur de bien curieux rivages. Ceux de l’art et de l’esthétique mais aussi sur des considérations religieuses et sociologiques. Le portrait, image du corps, est un débat fort ancien. Des religions ont banni la représentation de la divinité. Dieu étant inconnaissable, il ne peut être représenté (voire nommé). L’icône pour les chrétiens orthodoxes n’est qu’un médiateur entre l’Homme et son créateur. Elle est pour cela, sacrée. Les images adorées sont des idoles ; adorées par les uns et violemment rejetées par les autres. Bref, l’image sous toutes ses formes, la représentation du sacré, est au cœur des rituels religieux de toutes les religions, d’une manière ou d’une autre.

Représentation moderne de Jésus Christ.
Image moderne de Jésus.
Photographie diffusée par une église évangéliste, portrait de Jésus.

Somme toute, les choses se simplifient (du moins leur expression). Comme faire un portrait est une « réalité approchée », les artistes peuvent créer une image fruit d’un genre de synthèse entre réalité du sujet, traits marquants du talent du peintre signant sa création, mouvements des arts graphiques, airs du temps etc. Deuxième approche, les artistes s’inscrivent dans un genre référent et tentent avec des succès divers de le pervertir. Les portraits deviennent des portraits qui ne représentent pas le réel ; ils n’en conservent que ce qui les intéresse : quelques lignes, une géométrisation des surfaces et des volumes et inventent à partir d’une forme culturellement connue autre chose que la copie des traits d’un sujet sur un support. Un genre de récup’ ! mais on invente toujours à partir d’autre chose. Une œuvre d’art ne prend sens que par rapport à une histoire des arts.

Étonnant également la création des images iconiques, qui sont souvent des visages. La multitude des images des héros modernes, lentement, se décantent et du multiple se dégage l’unique. Une image et une seule non seulement est censée représenter le héros mais devient le symbole du héros.

Portrait « officiel » de De Gaulle.

John Wayne aura pour l’éternité un chapeau de cow-boy, un foulard noué autour du cou, une chemise à carreaux, un gilet et un pistolet dans la main droite. Le Président De Gaulle, un uniforme de général. Churchill, un long manteau, un nœud papillon, un chapeau melon et un énorme cigare cubain. Ils resteront alors figés dans une représentation canonique. Une manière, parmi d’autres, d’arrêter le temps, de simplifier l’histoire, de construire des repères.

Portraits.

Instagram et Facebook se feuillettent en cette période hyper connectée comme des albums de famille dans lesquels on aime voir et revoir les œuvres de ses amis, histoire d’avoir de leurs nouvelles, des galeries numériques qui font découvrir de nouveaux talents et d’autres spots, de bons indicateurs des tendances du moment. A ce propos, je suis frappé par un relatif manque de diversité des thèmes et des sujets. Frappé par le nombre de portraits en particulier.

Sans en faire un sujet de recherche savante, on peut classer les portraits en plusieurs ensembles thématiques : les « RIP », les rest in peace, les requiescat in pace, « tombeaux » dédiés à un ami mort ou à une personnalité admirée (citons à titre d’exemple les fresques « mortuaires » dédiées à Stan Lee, Mickaël Jackson, sans oublier des rappeurs décédés dont les noms m’échappent, les « bro » des crews, les « héros » du mouvement des Gilets jaunes). En fonction de la nature des manifestations des portraits de personnages emblématiques devenus des icônes (Martin Luther King, Rosa Park, Frida Kahlo, Nelson Mandela etc.). La caricature et le dessin de presse trouvent leurs transpositions dans le street art dans une perspective militante.

Ernesto Novo, fresque HLM 13e arrondissement de Paris.
le « modèle » du portrait. Photo : Richard Tassart.

Dans ces trois types de portraits la ressemblance est recherchée et « celui qui voit » peut nommer les personnages peints, même si leurs traits sont volontairement déformés. Je qualifierais cet ensemble, faute de mieux, de « portraits ressemblants ».

La ressemblance par rapport au « modèle » est dans ce cas de figure la condition essentielle du projet artistique. Quand Ernesto Novo peint les visages des habitants d’une HLM du 13ème arrondissement, le but est que ces habitants se reconnaissent et qu’ils soient éventuellement reconnus par des gens du quartier. Cet exemple est suffisant pour établir l’idée que des street artists essaient, avec des succès divers, de peindre le plus fidèlement possible une image d’un visage, le plus souvent ayant une photographie pour modèle. Ces portraits ressemblants sont pour l’observateur intéressants. Le panthéon des artistes de rue parle de leur culture, de leurs valeurs, de leurs engagements, de leurs rêves. Leur lecture éclaire le monde mental des artistes. Quant aux RIP, ces hommages aux morts, ils prennent naturellement leur place dans le panthéon personnel des artistes. Tombeau éphémère, non pour inscrire dans le marbre des tombes l’éternité du lien, mais pour témoigner avec ce qu’on a son attachement voire de la douleur causée par le deuil. Un amical coup de chapeau qui ne sombre jamais dans le dolorisme, témoignant dans le même temps du talent de l’artiste

Portrait de Bobby Sands sur un mur de Belfast.
Ernesto Novo, portraits de M.L.King et de Rosa Parks.
Portraits de 4 enfants d’une HLM de la rue de Pelleport, Paris 20ème arrondissement. Pochoir de C 215.

Au-delà de ces catégories de portraits qui présentent un intérêt artistique et sociologique, une autre catégorie me fascine, celle de ces portraits d’hommes et de femmes qui n’existent pas, et qui n’ont jamais existé. Pourquoi, en effet, tirer le portrait d’hommes, de femmes, d’enfants (voire d’animaux !) qui n’existent que dans l’imaginaire de l’artiste ?

Ecartons l’hypothèse, certes tentante, d’artistes qui n’auraient pas le talent de saisir la ressemblance. Moult exemples montrent qu’un même artiste qui peint des « portraits imaginaires » sait peindre également des « portraits ressemblants ». Je pense à Hopare dont de nombreuses œuvres représentent des hommes et des femmes sans en faire, à proprement parler, les portraits, et qui a maintes fois prouvé qu’il sait peindre des portraits ressemblants.

La représentation d’une personne dont les traits n’existent que dans la tête d’un artiste interroge la notion de portrait. Etymologiquement, le portrait est « ce qui met en valeur » et l’histoire de la peinture montre le rôle central joué par le commanditaire dans la réalisation de l’œuvre. L’œuvre est la création d’une image et le commanditaire dicte à l’artiste l’image qu’il veut donner de lui. Inversement, mais le résultat est le même, l’artiste anticipe l’image que son commanditaire veut donner de lui-même. C’est la raison pour laquelle, alors que des kyrielles de marbres antiques représentent César, nous ne connaissons pas le visage de César !

Marko 93, rue de l’Ourcq, Paris. Première version du portrait de Frida Kahlo.
Marko 93, seconde version recouvrant la première.

Pour en revenir à la peinture de chevalet, le peintre donne à voir une image définie par le commanditaire. C’est que le portrait peint est destiné à être montré ; il parle davanatge du rôle social que le commanditaire veut jouer que de la personnalité et du talent de l’artiste. Le peintre, somme toute, dans la relation avec l’acheteur, n’a guère de liberté…et surtout pas celle de représenter ce qu’il voit. Le « portrait » n’est pas la copie fidèle des traits d’un visage mais bien la mise en valeur de la personne peinte.

L’ironie de l’histoire, inversement, montre que de très nombreux tableaux qui sont parvenus jusqu’à nous sont unanimement reconnus comme des chefs d’œuvre alors que nous ignorons tout (ou presque !) des « modèles ». Ce que nous apprécions alors dans ce renversement, c’est le talent du peintre et non la fidélité au modèle. L’exemple le plus connu est l’iconique Mona Lisa de Léonard de Vinci. Des générations d’historiens de l’art se sont écharpés pour connaître l’identité du modèle avant que nous découvrions que la connaissance de son identité et les conditions de la création du tableau ne sont pour rien dans la renommée de l’œuvre.

Les débuts de la photographie au XIXe siècle s’inscriront pour le portrait dans le droit fil du portrait peint. Plus précisément, le portrait photographique reprend tous les codes du portrait peint. Un peu comme les premières automobiles reprenaient les codes des attelages en remplaçant le cheval par le moteur.

Kashink, rue d’Aubervilliers, Paris 19.
Hopare, rue des Maronites, Paris 20.

Les quelques exemples donnés témoignent du rôle essentiel de l’acheteur dans la relation avec l’artiste. C’est lorsque cette relation disparait (le peintre peint un visage sans avoir de commanditaire) que l’art du portrait connait une nouvelle étape. Le changement des conditions historiques et sociologiques de la production autorisera un changement de paradigme.

La rupture commanditaire/artiste consommée, la représentation du visage parlera davantage du peintre que du modèle. Cela ne veut pas dire que l’artiste est en dehors d’un marché de l’art, comme hors-sol, mais les contraintes de toute nature fixées par contrat par le commanditaire cessent de jouer un rôle déterminant.

 Encore faut-il nuancer ! Aucune œuvre n’est innocente ! Toutes visent des objectifs, conscients ou inconscients. Prenons par exemple les tableaux représentant Napoléon : impossible de savoir, comme pour César, à quoi ressemblait Napoléon Bonaparte ! D’abord les œuvres de commande disent l’image que l’empereur voulait donner de lui-même, les autres images sont étroitement liées à la relation entre le peintre et le régime impérial.

 Bref, nous voyons s’effriter les contraintes de la commande et s’ouvrir des espaces de liberté. La balance dans la relation commanditaire/artiste tend à pencher du côté de l’artiste qui peut à l’intérieur du genre mieux s’exprimer. Là aussi, il faut introduire à la clé des bémols. Le portrait de commande n’a pas disparu, loin s’en faut ! Il se pérennise en occident mais également sur tous les continents.

Or donc, l’absence d’un commanditaire, quand absence il y a, change radicalement le projet artistique. Débarrassé de la reproduction servile des traits du visage et de l’influence de l’acheteur, le visage quitte sa fonction magique (c’est le double du modèle) et devient un objet formé de lignes, de surfaces, de volumes, de couleurs etc. Le visage-objet sera traité comme les autres objets du réel. Ses formes suivront l’histoire des autres formes ; elles seront géométrisées, décomposées, recomposées.

Revenons aux « portraits » des street artists aujourd’hui, les « portraits ressemblants » correspondent aux attentes des commanditaires ou aux situations. Les « portraits imaginaires » conservent les traits forts d’un visage pour exprimer autre chose que la relation à un modèle virtuel. L’ensemble des traits forment un pattern servant de support à la créativité de l’artiste. La surface du visage sera traitée comme les autres surfaces (aplats colorés, accumulation des formes et des couleurs dans l’espace déterminé par les contours du visage etc.)

Reste une question à résoudre : pourquoi une telle profusion de « portraits » dans le street art actuel, street art si prompt à détruire les vestiges d’un « art bourgeois » ? Je tenterai, modestement, une réponse. N’y a-t-il pas la volonté inconsciente d’inscrire une expression nouvelle dans une histoire des arts graphiques ? Le visage quel que soit son « traitement » crée une relation entre « celui qui voit » et une « personne » et cette relation « interpersonnelle » crée une relation. Une relation, une tension, certainement nécessaire.