Jana et JS tombent le masque.

Dans le petit monde du street art, les pochoirs de Jana et JS étonnent et détonnent. Etonnent par leur maîtrise technique. Détonnent par leurs sujets.

Dans deux billets précédents [1], j’avais dit mon intérêt, que dis-je mon intérêt, ma profonde sympathie pour la famille virtuelle qu’ils peignaient sur nos murs et sur leurs toiles.

Bien souvent, nos deux artistes cachaient leurs visages derrière leur appareil photo car nos pochoiristes sont d’abord photographes. Ils prenaient de nous, chalands et badauds, des clichés, des images et nous les regardions en train de nous regarder.

Un jeu de miroir, une mise en abime, qui renvoyaient aussi au cœur de leur projet artistique : des artistes, des photographes, procèdent à des arrêts sur image, à des instantanés, pour nous dévoiler leur vie de famille.


[1] http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/jana-et-js-un-album-photo

http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/jana-js-et-un-appareil-photo

 Jana et JS étaient en quelque sorte les sujets de leurs regards croisés. Nous découvrions alors JS, l’homme du couple à la scène et à la ville, Jana, la femme. Et d’autres personnages qu’avec le temps nous avons vu grandir. Leur fille peut-être, blonde et jolie. Les personnages dissimulaient leur identité. Les angles de « prises de vue » sont révélateurs : des ¾ arrière, de dos, les visages cachés. Spectateurs, nous pénétrions dans l’intimité d’une famille, somme toute ben ordinaire, papa, maman, les gosses, la maison, les balades dans la nature, les vacances peut-être. Une centration sur la peinture des personnages, une harmonie douce des couleurs. Un monde d’amour et d’harmonie, dans tous les sens du terme.

 Les éléments de décor étaient peu nombreux. Souvent une représentation de grands immeubles modernes d’habitation comme on en voit dans tous les pays d’Asie. Parfois, quelques vues de la maison, quelques éléments de contexte (par exemple : intérieur, extérieur). Le rapport des surfaces est éloquent : ce sont les personnages, voire les personnes, qui sont au centre (parfois même au centre géométrique des œuvres) des représentations.

Nous voyons, non pas une galerie de personnages (comme par exemple, les beaux portraits de C 215) mais nous retrouvons d’œuvre en œuvre des personnages récurrents dont nous savons que ce sont des représentations des artistes eux-mêmes.

C’est ce trait particulier qui m’avait amené à titrer un des deux articles dédiés au couple, « un album de famille ». Un album avec des photos traduites en œuvres peintes. Un album dont le classement des clichés est chronologique. Ainsi, nous avons vu les personnages changer, grandir les enfants, vieillir les parents, le chat etc. Un album de famille dont les pages sont feuilletées avec distance pour préserver l’intimité. Les postures, les scènes sont tendres et douces comme les couleurs de la palette. Nul voyeurisme, nul exhibitionnisme, nulle provocation, de la retenue. De la pudeur. Des images d’un bonheur simple offert en partage.

Avec le temps (tout s’en va, je sais !), apparaissent les traits du visage dans un jeu passionnant de « je montre, je cache ». Après cette phase de transition, les identités se révèlent.

 Nous avions des hypothèses sur qui était qui, là des artistes se montrent, eux et ceux qu’ils aiment. Les masques tombent.

 Certes les happy few connaissaient leur histoire mais le jeu des apparences prend fin. Explicitement, « aux yeux de la ville et du monde », Jana et JS se représentent tels qu’ils sont (plus précisément, ils donnent d’eux une image qu’ils pensent être la leur). Les personnages ont changé, la gamine est maintenant une belle jeune fille, mais les scènes sont relativement semblables : des portraits, des postures mettant en valeur la beauté des corps, des saynètes à plusieurs personnages.

C’est sans doute paradoxal de mettre en scène dans l’espace public l’intimité d’une famille. Choisir un sujet, un cliché pour peindre un pochoir c’est s’exposer, se donner à voir, dévoiler ce qui d’ordinaire échappe aux regards des autres et à la représentation artistique pourrait-on penser. Trop vite dit. Une longue tradition représente les « travaux et les jours », la vie de famille. Ce qui est nouveau, c’est la représentation de l’intime dans un lieu qui est son contraire, la rue. Nouveau et intéressant également, cette relation entre « celui qui voit » et la succession dans le temps des œuvres. Spectateurs, nous sommes associés à ces images d’une vie douce et tranquille, dominée par la force des liens entre les personnages.

Le projet artistique de Jana et JS est à la fois la condition et l’expression de leur bonheur. Ils sont eux-mêmes la matière de leur œuvre photographique et peinte.

Dourone : nouvelle collection.

J’ai, dans d’autres lieux et en d’autres temps, consacré deux billets à l’œuvre de Dourone[1]. C’est dire assez l’intérêt que je porte à cet artiste et depuis 2012 à ce duo d’artistes : Fabio Lopez Gonzalo et Élodie Arshak, alias Elodieloll. Mes billets étaient inspirés par plusieurs fresques peintes à Paris, à la gare du Nord, rue des Récollets et rue Sainte Marthe.

Ces trois fresques peintes après 2012 étaient des œuvres pensées et réalisées par les deux artistes Fabio et Elodie. Elles étaient des déclinaisons originales d’un même univers graphique et mental ouvert sur l’imaginaire et le rêve à telle enseigne que j’avais repris la fameuse petite phrase de Baudelaire « Le beau est toujours bizarre » pour titrer l’un des billets.


[1] https://entreleslignesentrelesmots.blog/2016/05/15/couronne-muraliste-rue-des-recollets-fleurs-et-papillons-paris-2016/

http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/dourone-le-beau-est-toujours-bizarre-baudelaire

Je voyais dans leurs images une création de l’étrange, des allégories sur les mystères de la vie, de l’espace et du temps. L’espace était figuré par des étoiles, des constellations, des trous noirs, des planètes. Le temps par le rapprochement de représentations comme par exemple les singes et le fœtus humain – c’est du moins l’interprétation que j’en donne – des anneaux de Moebius, des ellipses etc. Bref, les artistes donnaient à voir des images d’un autre espace-temps. Un changement de dimension, un cosmos fantasmé, complétés par des symboles : le 8 couché de l’infini mathématique, le signe + qui est aussi une croix etc.

En définitive, des images d’autres dimensions du cosmos complétées par des signes ésotériques. Ces œuvres ouvraient une thématique encore peu explorée dans le street art, thématique qui se rapprochait bien davantage du surréalisme et des tableaux de Salvador Dali qu’évidemment Fabio connaissaient.

Comme un collectionneur sans collection, j’aime suivre des artistes dans la durée. L’une de mes idées (j’en ai peu, alors je m’y accroche !) est que pour comprendre une œuvre il faut prendre en compte l’ensemble de la production d’un artiste. C’est même de cette manière que je définis l’œuvre : c’est l’ensemble exhaustif des productions d’un artiste.

 Suivant donc le travail de Dourone par médias interposés, je constate une rupture dans la facture et les thématiques. Bien sûr, je retrouve des constantes : la peinture traitée en aplats, l’emploi de couleurs vives et de fortes oppositions chromatiques, un souci de la composition et de la lisibilité, un grand soin apporté à l’exécution. Les sujets ont changé même si on retrouve de nombreux portraits. Mais ces portraits et les éléments de décor ne sont plus au service d’une création de l’étrange. La polysémie des œuvres de Dourone volontairement ouverte aux interprétations mystiques s’est resserrée proposant à « celui qui voit » une lecture et une seule.

La fresque peinte à Vannes en donne un bon exemple : l’œuvre combine cinq visages, deux d’un Breton (les deux vues de ¾ sont inversées et les deux vues d’une femme également). Le chiasme est complété par un portrait central qui sert de pivot à l’ensemble. Les « éléments de décor » des portraits sont des motifs géométriques opposant des verticales aux lignes horizontales et réciproquement. Le dessin n’a rien de réaliste, tout comme la palette qui est composée de couleurs franches et très contrastées. Clairement, me semble-t-il, les artistes renvoient au passé de la ville, haut lieu de la culture bretonne. La composition est en quelque sorte un blason. Mais un blason ne reprenant pas les codes de l’héraldique mais ceux d’une figuration moderne (on notera l’emploi « hardi » du violet dans les carnations ou du vert dans les chevelures, les changements de « focales » dans le dessin des visages, le mélange des genres, portrait et graphisme etc.)

J’ignore ce qui a poussé nos deux muralistes dont la renommée était internationale et le talent reconnu par le monde des arts à changer de style, illustrant le fait qu’avec les mêmes outils on peut construire des choses différentes. Ce qui m’intéresse, c’est le changement en lui-même.

Les « murals » de Dourone étaient reconnaissables d’un coup d’œil par les amateurs de street art. Les sujets étaient certes différents mais leurs « traitements » étaient comparables. C’est cette patte, cette identité plastique qui signe le style. Le « style » est un ensemble de marques inconscientes le plus souvent qui attribue une spécificité aux productions d’un artiste. Tout un chacun peut « reconnaître » sans les avoir jamais vues des toiles de Bernard Buffet ou de Picasso. Sous le terme « style » se dissimule (mal) un jugement a posteriori arrêtant comme « style » d’un peintre, des traits communs à un ensemble. Somme toute, c’est l’affaire des historiens de l’art. Il est légitime de mettre un peu d’ordre dans ce bordel qu’est la création artistique, de classer par mouvements, par « styles », les œuvres et les artistes.

Quant à moi, qui ne suis pas historien d’art, je prends tout de Dourone, l’ensemble des périodes. Dans leur histoire personnelle les deux artistes en sont là de leur chemin. Chemin qui est loin d’être terminé ! Les œuvres sont comme les cailloux blancs du Petit Poucet, elles montrent le chemin parcouru. La différence avec les cailloux du conte est de taille : connaissant leur sincérité, leur volonté de pousser toujours plus avant leur projet artistique, de ruptures en continuités, ils ne reviendront pas en arrière.

Les productions marquent des étapes dans un projet de création. Mais si on connait le début, rien n’est écrit de la suite. C’est toujours a posteriori qu’on croit découvrir dans une œuvre comme une trajectoire, comme si les premières étapes devaient nécessairement déboucher vers la dernière. Dernière considérée comme la synthèse naturelle de toutes les autres, aboutissement obligé d’une trajectoire. Dernière, trop souvent considérée comme un summum, un sommet, faisant des étapes précédentes les pas pour gravir l’Olympe de la création. Or, la création, dans son jaillissement, n’obéit à aucun schéma.  

Les œuvres de Dourone, pendant la période considérée, montrent que Fabio et Elodie sont d’authentiques créateurs de formes nouvelles. Ils vivent à la ville une histoire d’amour et, à la scène, une aventure artistique. Une aventure avec des péripéties, des tours et des détours, des rencontres, des hasards, des avancées et des reculs, des renoncements. Nous, observateurs attentifs de leur aventure, savons que l’important n’est pas la prochaine étape, la destination, mais le chemin.

Philippe Hérard : Gugusses ‘ story.

J’ai déjà consacré plusieurs billets à Philippe Hérard. Je croyais, non pas avoir tout dit, mais dit l’essentiel :  le peintre de Belleville, le peintre qui concilie peinture d’atelier et peinture dans la rue, le peintre qui a réussi à créer une galerie de personnages dignes héritiers de Jean Rustin, celui qui comme personne, mêle l’humour et le plus profond des désespoirs, le père des Gugusses et du nonsense.

Observateur d’un travail qui change avec le temps et nous accompagne, j’éprouve le besoin aujourd’hui de faire un arrêt sur image sur les Gugusses, incarnation graphique du antihéros.

Les relations que nous entretenons avec une œuvre, pas seulement une toile, mais l’ensemble des productions d’un peintre, est une relation intime et complexe. Ainsi en est-il des liens entre les personnages de Jean Rustin et de Philippe Hérard. La question des relations entre les visages ruinés par la folie et le désespoir des personnages de Jean Rustin et les premiers Gugusses d’Hérard est trop indiscrète pour que je la pose à l’artiste.

Si les premiers Gugusses ont des visages qui ont des traits communs avec les personnages de Rustin, ils s’en distinguent également. Physiquement, dirais-je, les Gugusses ressemblent à leurs frères de misère. Psychologiquement, oserais-je dire, ils en ont l’absurdité du comportement et sur leur visage se lit l’absence. L’absence de la compréhension de la situation. C’est en cela qu’ils sont drôles car décalés, sans savoir qu’ils le sont.

Les Gugusses dans l’œuvre d’Hérard ont des frères d’infortune, des espèces de clones, sans âge et sans identité. Des grand’ mères. Bref, une petite bande plus qu’une famille ! Les Gugusses ont perdu leur visage. Leur identité. Leur individualité. Leur liberté. L’un est la duplication de l’autre (et réciproquement !)

Jean Rustin
Jean Rustin

En perdant les traits de leurs visages, les Gugusses s’éloignent de Rustin. Et gagnent une certaine indépendance par rapport à leurs frères et sœurs. Ils rompent ainsi le cordon ombilical pour vivre leur vie dans une autre œuvre, celle de Philippe Hérard, qui n’est pas le prolongement de l’œuvre inachevée de Jean Rustin. Sans visages, ils effacent la référence aux pauvres hères de Rustin et le vide est rempli par « celui qui voit ».

L’anonymat est un masque attestant d’une rupture et d’une seconde naissance. Les Gugusses-sans-visage, sous le pinceau de Philippe Hérard, vont vivre des aventures. Entendons-nous bien, pas des péripéties à la Indiana Jones ! Des situations périlleuses, perchés sur une vache ou sur un toit. Inconscients du danger, infoutus de comprendre la situation, donc le danger. Si le contexte n’est guère dangereux (et parfois, il l’est) les Gugusses créent la situation dangereuse avec des chaises, des échelles, des masques en forme de maisons, des poteaux de signalisation, des bouées, des cônes de signalisation. Somme toute, quand la situation ne les met pas en danger, ils s’y mettent tout seuls, avec des objets du quotidien. Ils se mettent en danger…et y restent ! Ou pire, c’est l’objet qui aurait pu les « sauver » qui les met encore davantage en danger ! (Comme la très fameuse et néfaste bouée). Le Monde ne leur fait pas de misère, ni les Autres, ni les Choses. Ils ont « le don » de se mettre (et de rester !) dans des situations impossibles.

Ce dialogue altéré avec le sens commun, le fameux bon sens, est d’abord drôle (c’est la réaction archétypale du spectateur lambda) et dans un deuxième temps, monte en chacun de nous une vague de désespoir qui nous submerge. Parce qu’il ne faut pas se moquer des handicapés, de tous les handicapés. Même mentaux.

Les Gugusses et leurs prouesses nous mettent dans un état difficile à gérer émotionnellement. Un peu comme un fou-rire lors d’un enterrement ! On a une foutue envie de rire et on inhibe le rire salvateur au nom de la morale. Non, on ne rit pas des handicapés ! Surtout des handicapés mentaux ! La honte !

Ces Gugusses sans visage pouvaient être tout le monde et n’importe qui (y compris d’authentiques malades mentaux). Philippe Hérard a créé récemment une génération toute neuve de Gugusses. Sous les traits d’un gugusse, on reconnait maintenant l’artiste, souvent entouré de comparses. Amis, copains, qui lui servent de complices et accessoirement de modèles. Les situations vécues par la représentation de l’artiste et sa clique sont analogues aux précédentes. La bouée qui apparaissait dans de nombreux « tableaux » a amené dans son sillage (marin), la pagaie. Bouée, pagaie, slips de bain et situations cocasses autour de ces « petits baigneurs ». Ce sont des farceurs qui surprennent les passants au coin d’une rue au d’un pont. C’est drôle et tout le monde rit, le passant piégé et ceux qui se moquent. La blague est légère ; personne n’est en danger. Surtout pas les Nouveaux Gugusses. Plus attendrissants maintenant que désespérés.

Grâce à des artistes comme Philippe Hérard, la Ville est un théâtre. Un décor avec des personnages. Des êtres de papier qui sortent sui generis des murs, qui vivent leur vie. Une « drôle » de vie qui n’est pas la même que la nôtre mais qui lui ressemble. Ce sont, non pas nos doubles, mais nos avatars. Ils nous émeuvent, nous font réfléchir sur l’humaine condition. Ils nous font rire. D’eux et de nous.

Quel est le moteur de l’évolution des Gugusses ?

Qui le sait ? J’ai la faiblesse de penser que derrière les premiers Gugusses, même ceux qui n’avaient pas de visage, se cachait l’artiste. Aujourd’hui, bas les masques, il se montre à nous et nous nous reconnaissons en lui.