Les yeux dans les yeux.

Les yeux et le regard ont toujours exercé sur moi une étrange fascination. Fascination, car je me surprenais à capter le regard d’un être de peinture ou le reflet photographique d’un autre inconnu. Étrange sensation d’être vu par les personnages ainsi portraiturés.

Les portraits des street artistes avaient sur moi le même effet ; celui d’entrer en correspondance avec le personnage et d’être observé par lui. Les yeux peints étaient des regards et mon observation, des regards échangés.

Je comprenais que les portraits dans la rue ne sont pas différents par nature des portraits peints dans l’intimité de l’atelier. Seuls les supports changent. Quant aux « outils » du peintre, ils sont très divers : la bombe aérosol bien sûr, mais aussi les brosses et les pinceaux pour les détails.

Pendant de longues années, je me gardais bien d’aller plus avant dans l’analyse. Cette drôle de correspondance entre deux regards était fugace. Pas question alors de briser le charme par l’exercice de l’analyse.

13 Bis, projet « I see you ».

Jusqu’au moment où j’ai vu sur les murs uniquement des yeux peints. Un regard sans visage. Des yeux, au sens propre, « désincarnés ». Un peu comme la tête du chat du Cheshire d’Alice au pays des Merveilles flottant dans l’espace. Des yeux décontextualisés, sujets en soi de l’œuvre. C’est ce passage à la limite qui m’a invité à y voir plus clair (sic).

J’avais auparavant noté que tous les portraits de la peinture classique donnaient une relative importance au regard. Rares sont les portraits, en effet, et il est aisé d’en comprendre les raisons, qui ne représentaient pas les yeux. Les poses des modèles sont le plus souvent de trois quarts et les yeux sont dirigés vers le regardeur. Mais le soin apporté à la peinture des yeux n’est pas plus grand qu’à celui apporté aux attributs symboliques du modèle, aux plissés des vêtements, à l’exubérance des dentelles.

Ma découverte des « portraits du Fayoum » a été un détonateur. Rappelons que ce sont des portraits funéraires peints sur du bois et insérés dans les bandelettes de la momie au niveau du visage. Ces visages peints, le plus souvent de face, représentent de manière réaliste le visage du défunt avant sa mort et, assurément, à un moment choisi de la vie du défunt. Il s’agissait pour les artistes de donner une image ressemblante et fidèle du défunt quoique avantageuse.

Dans ces portraits, les yeux jouent un rôle central. Tout d’abord parce que le peintre s’est évertué à rendre ses yeux « vivants » selon les techniques du trompe l’œil que j’ai abordées dans un billet récent. A bien y regarder, la sensation que le mort est encore vivant tient essentiellement à la peinture des yeux. Une mise en abîme recherchée :  les vivants regardent l’être aimé au sommet de sa beauté et, le mort, grâce à l’expressivité de ses yeux, regarde une dernière fois ceux qu’il a aimés et qui lui survivent. Le regard « échangé » est le vecteur du dernier adieu.

Les peintres depuis belle lurette (peut-être même avant !) ont compris à la fois la difficulté et l’importance de la peinture des yeux. C’est un incontournable des études d’art. On apprend à dessiner les yeux, à les peindre, en variant les techniques : au crayon, au fusain, à l’encre de Chine, à la gouache, à l’aquarelle, à l’huile etc. L’objectif de la maîtrise est que ces yeux expriment un « regard », c’est-à-dire, non seulement une représentation réaliste des « organes » de la vision, mais que ces yeux « portent » des émotions. Plus précisément, l’ensemble des yeux et des sourcils, paupières, cils, peut traduire des émotions et des sentiments. Le regardeur « décode » en regardant les yeux peints ce que pense le personnage. Les signes sont minces, ténus, mais ils existent et tous les êtres humains quelle que soit leur culture décryptent ces signes dont la signification est inscrite au plus profond de la psyché.

On l’aura compris la représentation des yeux ne vaut que si elle permet de saisir « ce qu’il y a derrière », c’est-à-dire dans la pseudo conscience du personnage peint. Ajoutons que d’autres signes viennent s’ajouter à l’observation des yeux, la forme du visage en général, le « langage corporel » en particulier.

Alors pourquoi cette focalisation sur les yeux alors que le vocabulaire des émotions est traduit par un faisceau d’indices ?

Mon hypothèse est que les yeux restent, dans le visage, ce qu’il y a de plus mystérieux. Un organe dont le fonctionnement complexe échappe. Un organe dont la pupille change de forme en fonction de la lumière. L’iris dont la couleur étonne (rappelons que le mot iris signifie arc en ciel). Un organe qui semble transparent et qui l’est en partie. À ce titre, notons que pour représenter la courbure de la surface des yeux et la transparence de la cornée les peintres peignent l’image reflétée déformée. En représentant l’extérieur, on donne à voir l’intérieur mettant entre parenthèses ce qui est transparent. Ce sont d’autres yeux qui regardent les yeux peints en étant abusés par le bon faiseur. Somme toute, une illusion…d’optique !

À travers peintures et fresques de street art, la représentation du regard, esquisse une volonté de voir « à travers » les yeux de l’autre la vie et ce qui la marque. Une volonté d’entrer dans celui qui n’est pas moi. Les yeux peints ne sont ni des puits sans fond ni des « miroirs de l’âme », expression romantique, surannée et passablement fausse. Je connais des yeux qui mentent fort bien !

Pourquoi regardons-nous alors les yeux peints avec une telle intensité ? Les scientifiques diraient que nous sommes programmés dès la naissance pour ça. Notre esprit ne fait pas de différence entre de vrais yeux et des yeux représentés. Et erreur sur erreur, nous cherchons dans les yeux peints ce que nous cherchons dans les « vrais » yeux. Une conséquence de l’illusion ! Les artistes ont saisi intuitivement, grâce à une longue pratique et à l’observation des regardeurs, l’effet que la peinture des yeux exerçait sur ceux qui regardent les œuvres. Oserais-je dire (et soutenir) que la représentation des yeux est un trompe l’œil, un artifice pour rendre compte du regard ?

Têtes de mort, skulls et autres Vanités.

Toute ma prime enfance a été marquée par la peur du diable. Elle m’avait été enseignée pour me garder du péché. Pour m’aider à repousser les attaques nocturnes de Belzébuth, mes parents avaient accroché au-dessus de mon lit un crucifix et quelques branches sèches de buis béni. Une médaille de la vierge rapportée de Lourdes pendue à mon cou par une chaîne était le dernier rempart contre Satan. Les bons pères à l’église m’avaient montré maintes fois à quoi ressemblait l’ange déchu : ses pattes de bouc, ses pieds fourchus, ses cornes. La hantise de l’enfer se mêlait à l’épouvante de la mort, le moment du voyage sans retour vers la damnation, peut-être. Associés à ces peurs, les têtes de mort, les squelettes, l’obscurité, exerçaient sur moi fascination et épouvante.

Coussin actuellement vendu dans la grande distribution.

Aujourd’hui, cette tête de mort que je n’osais dessiner enfant est (presque) partout. Peinte sur les murs, tissée dans les étoffes les plus précieuses, reproduite sur des tee-shirts, des bandanas, des mugs, des papiers peints, des bijoux, des chaussures, dans le prêt à porter de marques prestigieuses comme Dior, Alexander McQueen, Diesel, Philip Plein. D’où mon étonnement et mon interrogation : comment expliquer le passage du symbole le plus évident de la mort en motif de déco ?

Le skull du street art et les objets de mode ont suivi, du moins en partie, la même évolution, ce qui les réunit, ce qui les sépare est riche d’enseignement sur les courants culturels qui traversent le champ social.

 Passons rapidement sur les évidences : notre société s’est déchristianisée et les référents culturels qui étaient étroitement liés à la pratique religieuse ont subi une lente mais inexorable érosion. Pour que la brebis ne s’égare pas dans les amers pâturages du péché, la peur de la damnation éternelle était un puissant levier. S’imposa alors, non sans débats, controverses et schisme, le recours à l’image. Une iconographie commandée par l’Église donna une image du diable, des démons, des affres de l’enfer, et, en opposition, de Dieu, de Jésus, de la Vierge, des apôtres, des saints, du paradis.

Autour de la mort se constitua pièce par pièce, au cours des âges, un appareil symbolique. Il fut décidé que le noir serait la couleur du deuil, que la tête de mort parfois complétée par deux tibias croisés représenterait la mort ainsi que le squelette, le cercueil, la tombe. Pour faire bonne mesure, on y associa des animaux, des corbeaux, des vautours, des chouettes, des chauves-souris, des chats noirs etc., des horloges, des mains serrées, des chevaux noirs, des papillons, des torches, des lyres, des colonnes brisées, des branches mortes, des sabliers, des gnomons. Même la mort fut personnifiée sous les traits d’une faucheuse.

Reproduction sur toile.

 Bref, ce qui inspire de la répulsion, qui a un rapport avec la mort, avec le noir, avec le temps qui passe.

Ces symboles ont traversé le temps et demeurent plus ou moins « actifs » selon les sociétés et se combinent souvent à d’autres symboles païens ou hérités d’autres religions.

Notre tête de mort déco est issue de son origine religieuse. Au passage, elle a été récupérée pour faire peur et provoquer, ce qui explique son utilisation par les jeunes de la génération du rock and roll, déjà en grande partie déchristianisée et voulant pour exister provoquer l’ire des ainés.

Surmonté des ailes d’un ange, le skull devint le symbole des Hell’s angels. Se confondent alors, volonté de faire peur, goût des limites, volonté de choquer le bourgeois, images de force et de violence.

Le mouvement punk est allé, à mon sens, plus loin dans la provocation. Le « No future » a à voir avec la mort ; il reprendra à son compte la tête de mort qui condense l’idée du néant et du nihilisme.

Le « gothique», à la symbolique de la mort, ajoute quelques artifices du satanisme, reconfigurés par les films d’horreur de la période ; films de John Carpenter, de Tobe Hooper, Dario Argento, Brian De Palma, Robert Wise etc. Le teint est blafard, les yeux cernés de Khôl comme ceux des morts-vivants, les vêtements noirs comme ceux des croque-morts, les chaînes sont celles des fantômes. Une esthétique convoquant et mêlant symboles religieux et païens. Un mélange hétéroclite pour dire sa différence et créer un groupe de jeunes gens partageant les mêmes désirs de provocation.

Hyper Xav.

A la décroissance de ces mouvements (rock and roll, punk, gothique) correspond un affaiblissement graduel de la signification symbolique de la tête de mort. A un point tel, que son dessin devient une élégante et bien légère provocation quand il se décline en sac à main ou en carré de soie. Le skull perd alors une grande part de son rapport à la mort pour ne garder que son côté « antisocial ». Il devient un « motif » décoratif, décalé, jouant sur l’ambiguïté entre la beauté formelle de sa représentation et la signification toujours un peu souterraine et provocatrice d’une figure de la mort.

Graffiti et street art ne sont pas indépendants des mouvements culturels et sociaux et de leurs images. Je dirais, pour faire court, que le skull remplit trois fonctions : il s’inscrit dans le droit fil des Vanités, il symbolise la mort conservant alors son sens plein, il représente un exercice virtuose qui témoigne de la maîtrise technique du peintre.

Dans la première acception, le skull est une variante des Vanités des siècles passés. Sauf qu’une proposition est oubliée. La Vanité avait pour fonction de rappeler aux chrétiens qu’ils sont mortels et qu’ils doivent en conséquence se préparer au dernier voyage. Car, dans la religion chrétienne, le paradis se mérite. Le jour du Jugement Dernier, les âmes des défunts seront pesées. Gare à l’enfer ! Le paradis est la récompense d’une vie de piété. Entre les deux, on inventa le purgatoire, genre de salle d’attente. Les skulls des street artistes présentés comme des Vanités, en rappelant que nous sommes mortels, nous invitent à profiter de la vie. Une variante de l’ancien « carpe diem ». Le sens des Vanités s’est effacé et les artistes n’ont conservé que la beauté d’une nature morte (en l’occurrence, vraiment très morte), une touche de provoc’, et un message optimiste bien dans l’air du temps. La vie est courte alors jouissons sans entrave ! Une façon de faire du neuf avec du vieux !

Martin Péronard, Black Lines, Ordener.

Pourtant, pour d’autres street artistes, la signification de la tête de mort reste entière. Elle dit la mort et sa violence. C’est la raison pour laquelle de nombreuses formes de violences seront associées à des têtes de mort. Violence d’une société profondément et de plus en plus inégalitaire renforcée par le mépris de classe des puissants, violence terrible des tourments et des crimes dont les femmes sont l’objet, violence des discriminations de toutes sortes, violence causée par l’abandon assumé des migrants à leur sort etc. Le skull n’est plus un discours sur la mort mais un discours sur la violence sous toutes ses formes car la mort est la suprême violence.

Plus intéressant car ne ressortissant pas du même ordre d’idées, le skull est, au moins pour certains artistes, ce qu’était aux compagnons le chef d’œuvre. Il est vrai que l’exercice est bougrement difficile. Pour l’artiste, il s’agit de créer son skull qui se distinguera de tous les autres skulls. Comme le répertoire des formes de la tête de mort est limité, une calotte crânienne, une mâchoire, des orbites vides, des fosses nasales, les variations sont, par définition, limitées elles-aussi. L’importance des contraintes ressemble à celle de l’Oulipo ; on s’impose la représentation d’un objet connu de tous et la gageure consiste à créer ce qui n’existe pas encore.

Les symboles n’ont pas d’existence anthropologique, ceux qui essaient de le faire croire sont des escrocs. Le signifié des symboles traverse le temps en se « chargeant » de significations différentes. De là, la nécessité de ne pas isoler le symbole de la société qui lui donne, ou redonne vie.

La tête de mort n’est qu’un exemple parmi d’autres de la métamorphose d’un symbole. Un symbole qui, au fil du temps, s’enrichit de strates laissées comme des sédiments par les mouvements culturels de notre société.

Hyperréalisme.