Détournements.

Le développement du street art ressemble à un arbre. Plus le temps passe, plus ses formes se diversifient comme autant de branches. C’est la raison pour laquelle, avec prudence, voulant être sur le sujet exhaustif, j’attendrai encore quelques décennies avant d’en écrire l’histoire. A moins que notre arbre ne cesse de grandir se diversifiant à l’infini, ce qui est possible mais pas certain. Dans ce cas, ça sera sans moi !

Comme souvent, il est urgent d’attendre. Cela n’est bien sûr pas un obstacle pour en parler. En parler sur le ton de la conversation entre amis, en se gardant bien d’un docte et lénifiant discours. Un peu de légèreté ne saurait nuire. Un peu de modestie aussi.

Ceci dit, je souhaite attirer votre attention, cher lecteur, sur un art mineur, un clin d’œil, une plaisanterie, une pochade :  le détournement des murs de la Ville et du mobilier urbain. J’ai déjà abordé le passionnant sujet du trompe l’œil dans le street art, mais le détournement quoique connexe est néanmoins en soi un thème différent quant à ses objectifs.

L’utilisation des opportunités offertes par la ville sont au cœur des processus de création de certains street artistes. Citons à titre d’exemple, Levalet, Jace, Seth, Jaune, David Zinn. Il convient d’y ajouter d’autres artistes qui, sans pratiquer le détournement de manière systématique, saisissant des occasions, le pratiquent cependant. Je pense à Banksy évidemment mais également à ces milliers d’artistes dans le monde entier qui s’amusent à détourner la réalité de la ville pour créer des mondes, des personnages, des histoires, avec 4 francs 6 sous.

Si le principe du détournement est commun à nombre de street artistes, les projets artistiques, les techniques et les œuvres sont d’une incroyable variété. Pour en rendre compte, il convient de prendre quelques exemples.

Prenons l’exemple de Levalet pour illustrer la démarche. Ses œuvres d’atelier sont d’un grand intérêt mais il excelle dans le détournement de lieux urbains pour mettre en scène des récits le plus souvent drôles, alternant les gags avec une critique sociale et politique. Son travail dans la rue se décompose en trois temps : le premier est le repérage, le second est le dessin à l’encre de Chine de personnages ou d’objets, le troisième est celui du collage des « affiches ». Pour avoir observé avec attention les collages de Levalet in situ, il faut bien convenir que notre homme a l’imagination fertile. Je suis passé cent fois devant ces mêmes lieux sans penser un seul instant que les tuyaux du pont de l’Ourcq à Paris pourraient être ceux d’une chaudière alimentée en charbon par des ouvriers couverts de poussière. Il est vrai que Levalet cherche dans les formes urbaines matière à récit. Avouerais-je que lorsque je me promène dans ma ville, je pense certainement à des tas de choses, mais je ne cherche pas un lieu dont l’addition d’un dessin pourrait créer une situation qui aurait un intérêt quelconque. Le processus de création de l’artiste est fondé sur la recherche dans l’immensité urbaine de lieux capables de générer de courts récits. Faire apparaître une situation d’un endroit somme toute ordinaire révèle un sacré talent. Talent d’observation complété par celui du dessin.

Si nous comparons avec les œuvres de Jace ou de Seth, nous voyons bien que si la phase de repérage et de recherche d’un détournement possible existe, les œuvres s’inscrivent dans une profonde cohérence thématique. Jace fait vivre plein d’aventures amusantes à ces Gouzous. Seth décline les portraits de ses beaux enfants dans des environnements parfois détournés.

En bref, les lieux changent certes, les œuvres également, mais la singularité du projet artistique demeure. Levalet construit un monde parallèle et le regardeur est séduit par l’intelligence du détournement. Les référents implicites, la drôlerie sont cadeaux ! Jace est bien davantage un gagman, un peu sur le modèle des running gags américains. Les regardeurs s’attachent aux Gouzous qui sont d’authentiques personnages toujours drôles, parfois émouvants. La somme des œuvres forme une formidable saga (les Gouzous à La Réunion, les Gouzous au Havre, Les Gouzous à Tchernobyl etc.) Seth ne recherche pas systématiquement le détournement. Parfois, la particularité des lieux est telle que le détournement « s’impose » presque ! Il ajoute une dimension supplémentaire aux beaux portraits de Seth, une dimension souvent poétique.

Quant à Jaune, c’est encore une autre histoire. Ancien « agent de la propreté », il a créé des petits « fonctionnaires municipaux » habillés de gilets jaunes qui sur les murs de Bruxelles vivent leur vie. Autant de personnages qui détournent des lieux pour faire leur travail. Ils sont fiers et dignes. Une manière pour Jaune de rendre visibles des invisibles et attachants les derniers de cordée. Les situations sont drôles et illustrent l’extrême sensibilité de l’artiste.

Un mot encore sur un artiste attachant, David Zinn. Avec des craies de couleur, un bout de charbon, un bazar d’objets hétéroclites récupérés sur place, depuis plus de 20 ans, il crée des personnages, des saynètes, drôles et émouvantes profitant des « accidents » que la ville lui offre ; un trou dans un mur de briques, quelques brins d’herbes sauvages poussant dans les fissures du bitume, un nœud dans un tronc d’arbre. Un art tout d’observation et d’imagination, une galerie d’animaux humanisés jouant des rôles, du gentil souriceau gris et rose au terrible monstre vert. Un théâtre né de l’improvisation et des rencontres fortuites des « accidents » de terrain.

Un mot encore pour tous ces inconnus qui avec un petit pochoir, un petit collage, une bombe aérosol, s’amusent de la ville et dont le but est de divertir le chaland. Grâce à leur imagination, leur humour, leur regard, se promener dans la ville devient un parcours de découverte. Grâce soit rendue à tous ces anonymes qui humanisent le béton de nos cités, qui nous arrachent un rire, un sourire, un pincement au cœur. Se nouent alors de tendres dialogues entre ces artistes anonymes et nous. Nous sommes en pays de connaissance, complices.

Autant d’artistes, autant d’histoires, autant d’objectifs différents. Laissons croître et multiplier ces projets, parfois ambitieux, parfois minuscules. Tous contribuent à créer à leur échelle un imagier de la Ville d’une évidente poésie.


Rouge, l’oasis d’un instant dans le désert.

Le 1 août, le M.U.R. Oberkampf, avait invité Rouge. Je ne sais pas pourquoi cette artiste plasticienne a choisi de s’appeler Rouge. Je sais qu’elle est diplômée de l’Ecole des Beaux-arts de Bordeaux. Deux informations qui relèvent de l’anecdote et n’expliquent rien de son œuvre. Fidèle à mes bons maîtres, je pense que c’est dans l’œuvre elle-même qu’on trouve des éléments qui éclairent la démarche artistique. C’est la raison pour laquelle, sans autre préambule, j’en viens à l’œuvre espérant y trouver matière à comprendre le projet de Rouge.

L’œuvre se présente comme une peinture réaliste d’une scène de plage. Mollement allongée sur le sable, la baigneuse prend une photographie. Notre attention est attirée par cette baigneuse, dame d’un certain âge, évoquant les photographies de Martin Parr, ce photographe anglais, membre de la très célèbre agence Magnum, qui renouvela la photographie documentaire. Son portrait représente environ la moitié de la surface de l’œuvre. Rien ne nous surprend vraiment dans cette baigneuse au maillot une pièce vert, avec un bandeau marron dans ses cheveux blonds et des lunettes de soleil. Pas vraiment une ondine, une gracieuse sirène, une femme mûre, ayant un goût, disons, très personnel. Notre baigneuse qui ne se baigne pas photographie une scène qui est hors du cadre. Peut-être une de ces scènes vues mille fois sur Facebook d’un enfant faisant des pâtés avec son seau en plastique ou un adolescent boutonneux éclaboussant sa copine. Bref, une baigneuse, hélas ordinaire, prenant un cliché sans intérêt.

Les mollets, les cuisses et les pieds de notre baigneuse sont cachés par des tissus. Des morceaux de tissus forment un tas dont le volume est bien supérieur au « volume » de la dame. Des pièces de tissu blancs, jaunes, noirs, rouge carmin, mêlées. Ce tas d’étoffes qui recouvre en partie notre baigneuse occupe un tiers de la composition. Il est peint plein cadre dans son entièreté.

La troisième partie a la surface la plus réduite de la fresque. On voit un ciel chargé de fumées incandescentes rouges et noires. Le sable de la plage est noirci par l’incendie.

Brièvement décrite la fresque interroge sur sa signification. Le regardeur doit, en effet, établir des liens logiques entre les trois parties, de gauche à droite, l’incendie qui menace, le tas de tissus dont la présence échappe à la raison, une baigneuse banale prenant une photo encore plus banale.

Regardée autrement la scène fait sens. Hors-cadre un énorme incendie se propage et ses retombées noircissent déjà la plage. Une baigneuse choisit de ne pas voir l’incendie qui vient, elle lui tourne le dos, se protégeant par une barrière de tissus et se concentre sur son « objectif », prendre une photographie sans grand intérêt.

La fresque est un panoramique qui part du hors-cadre du côté gauche, balaie la scène centrale et se termine par le hors-cadre du côté droit. Ce sont les deux hors-cadre qui nourrissent nos interrogations ; interrogations renforcées par le caractère absurde du tas de tissus.

On peut voir dans cette scène cinématographique une allégorie de notre condition. L’incendie comme les menaces se rapprochent et les Hommes préfèrent tourner la tête et regarder ailleurs. D’aucuns mettront des noms sur ces menaces : destruction de notre environnement, guerres, terrorisme etc. A moins d’y voir, le 1 août, jour symbolique des grandes vacances, la menace du coronavirus.

Le côté dérisoire de la barrière de tissu a retenu mon attention. En regardant attentivement les œuvres de Rouge, nous retrouvons fréquemment ce que j’ai appelé, faute de mieux, un tas d’étoffes. Le plus souvent, elles sont un signe d’intimité et réconfortent comme un doudou le jeune enfant. Les étoffes pourtant si difficiles à peindre, séparent du réel qui fait mal et par leur douceur calment la souffrance et l’angoisse. C’est leur fonction dans la belle fresque de Rouge ; les étoffes séparent matériellement des menaces et en recouvrant partiellement le corps de la baigneuse, la protège.

Le refus d’affronter les menaces est la raison de notre future destruction. Un point de vue politique sur une réalité sociale en somme. Une vision d’une grande noirceur. Un pessimisme assumé.

Rouge a peint une apocalypse annoncée. Une fin des Hommes et du temps. Nulle échappatoire. La jouissance du moment nous condamne. Reste l’instantané de l’œuvre, comme « une oasis d’un instant dans le désert ».


Phlegm, journal de la pandémie.

La crise du coronavirus n’est pas encore achevée que fleurit une myriade d’articles de presse consacrés à la pandémie qui ravage notre pauvre monde désarmé. Les points de vue sont divers, épidémiologiques bien sûr, mais également philosophiques, sociologiques, ethnologiques car le monde d’après, celui que nous fantasmions pendant le confinement est déjà là. La crise sanitaire n’a pas accouché de sociétés plus solidaires régies par le « care » et une amodiation des excès du libéralisme mais, au contraire, de sociétés gangrenées par le creusement des inégalités, par le triomphe de l’individualisme, par le renforcement des pouvoirs des Etats autoritaires.

Bien sûr, des exemples, et ils sont heureusement nombreux, esquissent un autre monde, un monde soucieux d’écologie, d’harmonie sociale, d’entraide. Ce sont des exceptions qui confirment, non pas la règle, mais la loi d’airain du libéralisme. Au « vieux monde », celui qui n’en finit pas de mourir, il faudra intégrer dans nos pratiques sociales la circulation du coronavirus. Et, à n’en pas douter, à terme, nos nouvelles habitudes impacteront profondément les structures profondes de nos sociétés.

Bref, on n’est pas sortis de l’auberge et rien ne nous promet un avenir radieux.

Tout ça pour dire qu’il ne faut pas attendre la fin de l’épidémie pour en faire l’analyse. Reste le « fil de l’eau » pour parler de ce que nous vivons. Ainsi, c’est pendant le confinement que Phlegm, artiste gallois basé à Sheffield, dont j’ai dit sobrement, comme à mon habitude, tout le bien que j’en pensais dans un billet titré : «  J’adoooooooore, ce mec ! »[1] Notre homme a été confiné comme tout à chacun et a tenu un journal de la pandémie.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/phlegm-j%E2%80%99adooooore-ce-mec

Certes, il n’est pas le seul à l’avoir fait. J’ai consacré dans ces colonnes un billet au journal de Philippe Hérard qui, pour ne pas désespérer, s’est imposé la production d’une œuvre par jour[1]. Le journal de Phlegm est davantage une chronique illustrée de son confinement. Il a mis sur Instagram ses dessins et des coloriages pour aider ses compatriotes à garder la tête hors de l’eau et traverser de concert ce temps d’ennui, de peur, de rage aussi contre la gestion de la crise par Boris Johnson.


[1] http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/chronique-d%E2%80%99un-confin%C3%A9-chapitre-3

Feuilletons les dessins de Phlegm. Nous retrouvons des thèmes qui nous sont chers : la hantise de manquer de papier-toilette, la protection des enfants si fragiles, les désormais fameux gestes-barrières, la mort qui fauche des dizaines de milliers de vies et menace les survivants, l’entraide, le bricolage activité favorisée par le confinement, le mythe de Sisyphe, après l’hécatombe la nécessité de la reconstruction et le soutien appuyé au N.H.S. (National Health Service).

Des dessins qui illustrent les malheurs du temps, qui posent les grandes questions et qui prennent parti pour soutenir le service de santé britannique, pendant approximatif de notre Sécurité sociale, N.H.S. menacé dans son existence même par les politiques de santé des Conservateurs.

Français, Belges, nous sommes en pays de connaissance. Ses soucis, ses tracas, ses terreurs ont été les nôtres pendant le confinement, y compris l’incurie de nos exécutifs respectifs ! Ce qui est particulier, ce ne sont pas les sujets mais la forme. Nous retrouvons le monde de Phlegm, ses drôles de personnages et le temps de son récit qui évoque un moyen âge de fantaisie. Comme J. R. R. Tolkien, Phlegm a crée ex nihilo un monde ancien. Son graphisme, son trait empruntent à l’art médiéval de la peinture et de l’enluminure. Un dessin épuré n’a pas la fonction décorative des manuscrits précieux car elle porte l’idée. C’est sa fonction principale : partager avec le lecteur des idées, des émotions, des sentiments. Et, dans ce partage, se sentir appartenir à un groupe d’hommes et de femmes qui subissent le même destin. Rien de l’humain n’est étranger à Phlegm et son art du dessin, sa sensibilité, rattache l’artiste au peuple qui est le sien.

Dans un futur indéterminé, les historiens auront la tâche de mettre en récit nos épreuves. Je suis intimement persuadé que les « œuvres de confinement » seront de précieuses sources sur nos perceptions et nos représentations de la crise sanitaire que nous traversons. Comme Phlegm, comme Philippe Hérard, comme Madame et comme tant d’autres, je dédis mes modestes billets aux historiens du futur.