Street art et couteau suisse.

Le street art serait-il une solution à l’animation culturelle des quartiers et à l’embellissement de nos villes ?

Comme les escargots après une belle pluie d’orage, les manifestations culturelles centrées sur le street art se multiplient. Cet été a été meurtrier pour nombre de festivals de street art. Pourtant, en France, des collectivités locales de concert avec des associations ont réussi à organiser des dizaines de festivals qui ont été l’occasion de réunir des centaines de street artistes.

 Malgré les très fameuses mesures-barrière, des galeries ont proposé de superbes expositions à Paris mais également en province.

Dès le déconfinement, les artistes ont ressorti vite fait leurs bombes aérosols pour peindre dans la rue.

 Dans les villes, les « murs »[1] se multiplient.

 Le street art diversifie ses supports : aux traditionnels murs s’ajoutent les « roulants », le mobilier urbain, la décoration des appartements, des locaux des entreprises, des commerces, les murs aveugles des immeubles (les « murals » dans la langue de Shakespeare), sans parler de milliers de produits dérivés. Dans le même temps que le street art entre dans les musées, il conquiert sans cesse de nouveaux territoires (mode, publicité, design etc.)


[1] Spot de street art, le plus souvent géré par une association.

A n’en pas douter, grâce au street art, nos villes sont devenues plus « intéressantes ». Les brochures publicitaires distribuées par les offices de tourisme font la promotion de visites guidées des spots et décrivent la ville comme « une galerie à ciel ouvert ». Des villes se prévalent d’être les « capitales du street art ». Bref, à côté du graffiti vandale coexiste un art urbain institutionnalisé populaire.

Parisien me semble-t-il depuis toujours, habitant « la plus belle ville du monde » d’après les guides touristiques, je connais des endroits d’une grande laideur. Les échangeurs d’autoroute, les parkings souterrains, les tunnels, la majorité des portes de Paris, nos entrées de Ville sont couleur béton et asphalte, un désolant chromatisme de gris salis et de noirs délavés. Force est de constater que nos édiles et nos architectes ont bien du mal à concilier les formes modernes de l’urbanisme avec l’esthétique.

La situation est grave mais pas désespérée ! Le street art qui participe à l’animation culturelle de nos villes et concourt à leur embellissement peut transformer en œuvre d’art des lieux dépourvus de toute forme de beauté.

Pour preuve deux exemples bien différents mais typiques des actuelles évolutions :  la collaboration de street artistes à la construction de playgrounds (disons, d’aires de jeux !) et le travail d’un grand fresquiste, Martin Ron.

Récemment, trois créations de playgrounds ont fait appel aux talents de street artistes.

– Le terrain Duperré créé par ILL Studio, le playground « ZZ10 » de Saint-Denis conçu par le studio Noncommun avec la collaboration de 5 street artistes : Arnaud Liard, Hobz, Lek, Rétro et Tchéko.

-Le playground de la Friche de la Belle de Mai à Marseille. 

– Le playground des Halles à Paris.

 Evoquant la création de cette aire de jeux de plus de 400 m2, dans un entretien Romain Froquet précise dans quel état d’esprit il a entrepris ce travail : « Dans mon travail habituel, j’aime m’affranchir des limites, c’était donc plutôt drôle ici de jouer avec ces mêmes limites que sont celles, nécessaires, d’un terrain pour les réinterpréter totalement ». Il justifie, par ailleurs, la déclinaison de la couleur bleue : « J’ai utilisé des gammes à dominante bleue pour rappeler la lumière, le sol est en quelque sorte un miroir du ciel avec d’autres couleurs qui tranchent comme l’orange et le jaune ».

A n’en pas douter ces réalisations au cœur des villes sont des réussites. Elles démontrent, s’il en était besoin, que la collaboration des street artistes à la création d’équipement collectifs apportent un plus, un supplément d’âme et de beauté.

Mon second exemple est argentin. Il s’agit d’un muraliste de renommée internationale : Martin Ron.

Martin Ron a peint des « murals » dans le monde entier et, en parallèle à son travail de muraliste, il a peint des façades entières. L’effet est surprenant : il semble que les habitants des immeubles dont les murs sont peints vivent à l’intérieur d’une œuvre d’art. Dans ce cas, le mur n’est pas seulement le support d’une œuvre, mais c’est l’immeuble même qui devient une œuvre. Par ailleurs, il a peint de couleurs vives des parkings et les superstructures d’autoroutes urbaines. Les formes et les couleurs changent notre perception de ces espaces qui, à leur tour, deviennent des lieux d’une grande beauté formelle.

J’ai, à dessein, limité mes exemples aux playgrounds et au travail de Martin Ron. J’aurai pu les compléter par de nombreux autres :  des ponts « revisités », des façades d’immeubles de bureau, des gares routières etc.

Somme toute, la laideur urbaine n’est ni une fatalité ni une évidence. Les villes peuvent se réinventer en conciliant fonctionnalité et beauté. L’art n’est pas voué à être cantonné dans les « lieux de culture » que sont les musées, les galeries, etc. Il peut descendre de l’Olympe dans la rue et devenir un vecteur puissant de la transformation de nos villes.


Parvati, peindre ses rêves ?

Récemment, Parvati « a fait le Mur » Oberkampf et son œuvre a rencontré un franc succès auprès des amateurs de street art. Il est vrai que l’œuvre est singulière ; un homme à tête d’oiseau représenté de ¾ arrière tient dans son dos une minuscule cage dorée de laquelle d’échappe une myriade de papillons. Le personnage principal peint dans une harmonie de bleus et noirs regarde l’envol des papillons blancs et bleus qui envahissent les 2/3 de la surface peinte. Sa posture interroge car son bras droit qui tient la cage est plié derrière son dos. Dos duquel poussent des branches. Si le sujet est singulier, la composition obéit aux règles classiques. L’ensemble sujet principal/ papillons est un collage. Le fond et les branches ont été peints in situ par l’artiste. De gauche à droite, les couleurs délavées du décor passent insensiblement avec beaucoup d’élégance du noir profond au bleu, du bleu à l’ocre clair presque rose. Au noir de gauche s’oppose le blanc de droite. Une œuvre savamment réfléchie, préalablement préparée à l’atelier, exécutée avec grand soin.

Ce qui m’a intéressé dans cette œuvre est le rapport entre le discours de l’artiste sur son travail et l’œuvre peinte. Dans une interview récente, Parvati évoque son univers : « Mon univers est très onirique et mes tout premiers projets artistiques étaient vraiment orientés autour du rêve et de comment l’inconscient pouvait être une source d’inspiration. J’ai expérimenté la peinture sous hypnose et je reproduisais en dessin certain de mes rêves. Je le fais toujours aujourd’hui. Mon premier personnage à tête d’oiseau est un souvenir de rêve. »

Convenons que la récurrence de son personnage à tête d’oiseau dans son œuvre est en-soi un mystère. Parvati, dans ce premier extrait nous en donne l’origine, c’est un souvenir de rêve. Dans un second extrait, l’artiste donne à son personnage principal, l’homme-oiseau une signification : « Les têtes d’oiseaux viennent répondre à mon bouleversement face au problème des migrants. À cause de mon histoire familiale géographiquement étendue, je me suis très vite identifiée à ces personnes que l’on refuse d’accueillir. Je milite aujourd’hui au sein de plusieurs associations pour défendre leur cause. Et dans mon art j’ai souhaité établir un parallèle entre les migrants et les oiseaux migrateurs. Je n’avais pas envie d’aborder la migration humaine sous un aspect triste ou moralisateur, nous vivons dans une société déjà bien assez anxiogène. J’ai voulu plutôt imaginer une utopie où ils pourraient être parfaitement intégrés dans nos sociétés et où ils pourraient être passants parmi les passants. C’est cette idée que j’essaie de reproduire en les dessinant à échelle humaine en train de marcher dans les rues avant de les coller sur les murs. »

Il est possible voire certain puisque Parvati le dit que son homme-oiseau si présent dans son travail soit un souvenir de rêve. Je penche plutôt pour une reconstruction à partir d’un rêve d’un récit mettant en scène des hommes à tête d’oiseau. Au rêve se sont sans doute mêlées des images issues de la culture de l’artiste. Car la figure de l’homme-oiseau traverse les cultures et les temps. D’Horus, le dieu faucon des Egyptiens de l’antiquité, en passant par les animaux anthropomorphes des traditions indiennes et bouddhistes. Les animaux fantastiques de notre moyen-âge hantent encore nos mémoires. Nous sommes là au cœur du processus de création des chimères : composer un être à partir de plusieurs.

« Souvenir de rêve », l’expression est belle mais je ne suis pas sûr qu’elle soit exacte. Rien ne permet de trancher la question fameuse de la nature du rêve. Le récit des rêves est bien davantage un récit dont la grammaire est celle de tous les récits (suite chronologique des événements, établissement de liens logiques entre les images « échappées » du rêve, adaptation du récit en fonction du destinataire etc.) Le récit du rêve n’est pas le rêve et le matériau des images du rêve sont les images de notre culture.

Revenons à notre homme-oiseau après cette parenthèse.

 Il est possible que l’artiste ait « récupéré » son homme-oiseau d’un récit dont elle est l’auteur. Pourtant en examinant dans la durée sa production on constate qu’elle a commencé par peindre des oiseaux à tête d’homme et que son personnage s’est formé progressivement, mêlant des éléments appartenant au monde végétal. Les « branches » qui poussent dans le dos des hommes-oiseaux sont soit un artifice destiné à ajouter à l’étrangeté du personnage en composant un être à la fois humain, animal et végétal soit une figuration de racines symboliques d’un personnage « déraciné ».

Est-ce la combinaison entre l’oiseau qui ignore nos frontières et le « déracinement » qui a créé l’image du migrant ? Je confesse mon manque d’imagination mais le lien entre le personnage de l’homme-oiseau et la figure m’avait échappé. Echappé à un point tel que j’en viens à développer l’hypothèse iconoclaste qu’après avoir créé son personnage de l’homme-oiseau, le personnage a acquis une relative liberté. Une distance en quelque sorte par rapport à son origine. La symbolique du migrant s’est progressivement effacée, jusqu’à perdre sa dimension référentielle. Le symbole de l’homme-oiseau, comme le ressac d’une vague, a laissé un homme-oiseau.

Ainsi, une œuvre politique est-elle devenue une œuvre onirique, comme un retour à l’origine.

Quant à l’œuvre du Mur Oberkampf, j’y vois une scène fantastique évoquant la liberté. Liberté des papillons libérés de leur cage. Sentiment de la liberté consubstantielle de nos rêves. Liberté pour le regardeur d’y voir ce qu’il projette de lui-même. Somme toute, un tremplin pour fabriquer des significations.  



Street art/humour.

Pour lutter contre le bordel ambiant, une seule méthode : ranger. Certes. Facile à dire, quasi impossible à faire quand il s’agit des œuvres de street art. Pourtant je n’ai guère ménagé mes efforts ! Je me suis, dans un premier temps interrogé sur ce qui distinguait les œuvres de street art de la peinture dite de chevalet.

Mettons à part le graffiti qui a son histoire, ses codes et une forte identité plastique. On retrouve dans le street art quelques-unes des catégories de la peinture : le portrait, les scènes de genre, les compositions abstraites. Manquent le paysage et les marines (qui sont somme toute des paysages marins).

Les portraits sont ceux des figures de la génération des peintres : portraits de chanteurs de rap, portraits d’hommes, de femmes, d’enfants, portraits d’animaux etc. Assez curieusement de nombreux portraits sont des hommages à des amis disparus ou à des personnages décédés ayant marqué la génération des artistes. A cet égard le nombre de portraits de Frida Kahlo est saisissant alors que sa production artistique reste mal connue. La mort de Stan Lee, le dessinateur de Marvel Comics, a été « célébrée » par ses « héritiers » putatifs. Ajoutons un nombre saisissant de portraits de Martin Luther King, de Rosa Parks, de Nelson Mandela, de George Floyd etc. Cette courte énumération montre à l’évidence la diversité des objectifs des artistes. Deux buts majeurs : la célébration et la représentation d’une figure incarnant un combat (combat pour l’égalité des Droits, pour la justice sociale, pour l’écologie, pour le droit des migrants etc.)

Dans la représentation des « grandes figures » la ressemblance est recherchée parce que nécessaire. Par contre, innombrables sont les portraits d’inconnus ; des hommes, des femmes, des enfants, toujours représentés de manière avantageuse. Ces portraits sont des fins en soi et ne renvoient pas à un individu dont les traits sont connus et reconnus. Souvent, les traits du visage sont un prétexte à diverses expressions esthétiques (les grands aplats de couleurs d’Alber, la division des espaces du visage pour exalter les rapports de couleurs-Hopare-). Il va de soi que dans ce type d’expression plastique, la recherche de la ressemblance n’a guère de sens. Ce n’est pas elle qui est recherchée (et pour cause !) car l’œuvre ne vise pas à être une imitation d’un modèle. Le projet artistique est fort différent : une variation se fondant sur la géométrie, un jeu sur les volumes, les couleurs et les nuances etc.

Les portraits d’animaux obéissent aux mêmes lois. Recherche pour certains artistes de la ressemblance allant jusqu’à l’hyperréalisme, jeu géométrique sur les traits spécifiques aux espèces.

Je ne cesse de m’étonner du nombre hallucinant des œuvres représentant des animaux. Une véritable arche de Noé ! On y trouve des chats, des chiens, des lions, des tigres, des panthères, des serpents, des araignées, des tortues, des pandas, des singes. Quant aux styles, ils varient entre l’hyperréalisme au calendrier des postes, privilégiant les animaux mignons qui ont la faveur des réseaux sociaux. En bref, les fresques kitschissimes l’emportent, et de loin, sur les expérimentations plastiques et les œuvres de qualité.

Résumons, les œuvres de street art reprennent en gros les catégories de la peinture de chevalet. Notons la place centrale occupée par le portrait. Le paysage n’apparait que comme un élément de décor de portraits mais est rarement le sujet des œuvres.

Les œuvres figuratives l’emportent sur les œuvres abstraites qui demeurent une « niche » du street art. Il conviendra de s’interroger sur ce constat.

Toujours à la recherche d’un classement plus exhaustif, je me suis interrogé sur les rapports entre le street art et l’humour. Les réponses sont loin d’être simples. Car certains artistes ont plusieurs cordes à leur arc et explorent en parallèle plusieurs genres. Prenons quelques exemples parlants : Banksy est certainement, de ce point de vue, le plus remarquable. Certaines œuvres sont des œuvres authentiquement politiques et ce sont celles-là qui ont construit le statut de l’artiste. Ce sont des œuvres de combat. Le récent affrétement du « Louise Michel » pour secourir les migrants en méditerranée est placé explicitement sous le signe de l’activisme anarchiste. D’autres œuvres pourtant sont plus légères voire attendrissantes comme « La petite fille au ballon », certaines sont drôles. Banksy n’est pas anar à plein temps. Reste le temps des émotions et de la rigolade.

J’avoue avoir un faible pour le travail de Philippe Hérard. Ses œuvres sont originales parce qu’elles parviennent avec brio à mêler tristesse, détresse, désespoir, folie, et drôlerie.

Comment ne pas rire de bon cœur en voyant les collages de Levalet. Il ne mêle pas des émotions mais alterne saynètes drôles et critique sociale.

Alors m’interrogea une petite voix intérieure existe-t-il des artistes dont l’unique but est de faire sou(rire) le regardeur ?

Ils sont, à ma connaissance qui est partielle sans aucun doute, peu nombreux. J’en ai trouvé pour l’heure 4 mais ne désespère pas d’en trouver davantage : Poulet, Toc Toc, David Sélor et Codex Urbanus.

J’ai dans ces colonnes consacré un billet au projet artistique de Codex Urbanus, je vous y renvoie.

 Toc Toc a créé une galerie de personnages, les Duduss, qu’il met en situation. Les références à la bande-dessinée sont légion et les adjuvants des représentations des personnages de Toc Toc font référence à maintes reprises à notre imaginaire culturel, dirais-je. Clairement, ses dessins sans paroles, sont des bouffonneries qui font rire de nos travers ou de ceux des autres.

Poulet est le nom de l’artiste et celui de son personnage principal : un poulet. Dans un entretien, l’artiste nous raconte la naissance de son personnage récurrent : « J’ai commencé à faire des affiches que je collais dans ma ville. Très vite, j’ai voulu faire de la couleur, j’ai alors inventé un personnage naïf et dodu qui je voulais être un pingouin. Quand je l’ai montré à une amie, elle m’a dit qu’il ressemblait à un poulet. Je lui ai donc rajouté une crête et mon perso était né. » Dans ce même entretien, il explique l’objectif de son projet artistique : « Je n’ai pas une âme de donneur de leçon, je ne suis pas un moralisateur au discours Miss France. Hors de question qu’au travers de mon travail cela se ressente. La politique, les grandes causes sont pour moi des sujets personnels et privés. Je préfère être dans le registre de l’humour et de l’imaginaire. Mes dessins sont plus destinés aux enfants qu’aux adultes. En fait, ils sont surtout destinés à ceux qui ont gardé leur âme d’enfant. »

Poulet réussit le délicat challenge de mêler humour et poésie. C’est plutôt rare sur la scène street art. C’est d’autant plus précieux.

Bordelais comme Poulet David Sélor a également créé un personnage : Mimil. Mimil pense tout haut, philosophe au petit pied, jouant sur les mots, prenant nos expressions toutes faites au pied de la lettre, joue du décalage entre de fausses maximes et son illustration.

Il est temps de conclure !

Le street art, et c’est bien normal, a hérité de la peinture de chevalet. Pourtant, il a privilégié un genre aussi ancien que la peinture, le portrait. Il y a de puissantes raisons. Parmi celles-ci, les idées, les luttes pour être visibles doivent être incarnées. Le visage de Guevara est iconique et, le temps aidant, est devenu le symbole des luttes zapatistes. Marianne, la République etc. Les circonstances pour peindre un portrait ressemblant (nos street artistes savent le faire à merveille !) sont relativement peu nombreuses : hommages aux défunts, références explicites à des personnes ayant joué dans l’actualité un rôle déterminant.

La veine comique est essentiellement présente sous la forme de la caricature qui est un genre à part entière sur lequel nous reviendrons. Elle est, dans le meilleur des cas, imbriquée dans des projets artistiques plus généraux. Il n’en demeure pas moins que des artistes de grand talent, en créant des personnages et une mythologie, apportent au chaland quelques secondes de vrai bonheur.