C 215, l’hommage à l’enfant mort.

En ces temps d’incertitude et d’angoisse, des questions me taraudent. Cernés par la mort et la barbarie, comment ne pas s’interroger sur sa proche mort et la trace que nous laisserons.

 Je ne parle pas des « héros » d’un moment de l’Histoire, célébrés un temps, statufiés, portraiturés, parfois panthéonisés, puis vilipendés, honnis, objets de détestation, et à leurs traces à jamais détruites. Je sais que comparaison n’est pas raison, mais comment ne pas établir un parallèle entre l’actuel mouvement de destruction de statues, de rues débaptisées pour être rebaptisées et la profanation des tombes royales de la basilique de Saint-Denis. La profanation des tombes approuvée par la Convention nationale en août 1793 pris fin en janvier 1794. Les tombeaux furent ouverts et les os des souverains dispersés dans des fosses communes. Une violation hautement symbolique de la volonté des Révolutionnaires de détruire l’ordre ancien, jusqu’aux os rongés par le temps de leurs anciens maîtres. L’Histoire c’est bien connu, ne se répète pas, elle bégaie aurait dit Karl Marx. On ne prête qu’aux Riches !

Je n’ignore pas que l’Histoire est constamment réécrite en fonction d’enjeux bien présents. Je n’ignore pas davantage qu’elle est constamment instrumentalisée pour servir divers intérêts. Bref, j’avoue que le sort des statues et des plaques de rues ne m’intéresse que dans la mesure où il donne des clés de lecture de notre actualité.

Par contre, plusieurs questions restent en suspens : pourquoi cette volonté de laisser des traces de notre vie après notre mort et quelles traces laissent les « gens de peu » ?

Bien sûr, j’ignore si le pochoiriste C 215 s’est posé ces questions. Pourtant, il a fourni une réponse en peignant une belle fresque en hommage à Laurent-Barthélémy Ani Guibahi, un gamin de 14 ans. L’histoire de la création de cette remarquable fresque mérite d’être racontée.

Laurent Barthélémy Ani Guibahi vivait en Côte d’Ivoire. Il était élève du lycée Simone Ehivet Gbagbo dans la commune d’Abidjane Yopougon, à Abidjan. Rêvant comme tant d’autres gosses de la France, il s’est introduit dans le train d’atterrissage d’un vol Air France assurant la liaison entre Abidjan et Paris. C’était le 6 janvier 2020. Son corps est retrouvé à Roissy. L’adolescent est mort de froid et d’asphyxie.

La presse française consacra un court article au drame de cet enfant. L’ancien adjoint à la Culture de la Mairie de Paris, Christophe Girard, a demandé à C 215 d’en faire le portrait. Christian Guémy a été mis en contact avec la famille de Laurent et sollicita son accord. Christophe Girard et C 215 ont ensuite réussi à convaincre un bailleur social de leur « confier » un mur. La mairie du 10ème arrondissement apporta son soutien à l’entreprise et c’est ainsi que l’immense fresque vit le jour au 9 du boulevard de la Chapelle à Paris.

La fresque est immense. Sa hauteur représente environ 7 étages (soit un peu plus de 17 m) sur une dizaine de mètres de large. Inspirée d’une photographie d’identité du jeune garçon, elle représente son visage et le haut de son corps. C’est donc assez naturellement que la composition s’inscrit dans un triangle, le visage étant prolongé vers le haut par un décor. Quant au chromatisme, il convient de distinguer le pochoir proprement dit et le décor, d’autant plus que le visage et le vêtement ont été peints au pochoir (en fait, une série de pochoirs) et le décor à la bombe aérosol.

Les couleurs du visage combinent les ivoires et les ocres pour rendre la teinte de la peau mais également des bleus et des violets qui, venus du décor, débordent sur les limites du visage. Le vêtement est traité comme le décor. De grandes courbes, des motifs ovoïdes, des points entourent le visage placé au centre de la composition. Sous la fresque sont écrits les noms de l’enfant et, sobrement, ses dates de naissance et de mort.

Le visage de l’enfant est serein et ce trait confère à l’œuvre une véritable solennité. Balançant la fixité du visage, le décor éclate comme autant de bulles de couleurs. Le dynamisme des lignes, la profusion des couleurs sont autant d’expressions de la vie.

Les portraits des défunts posés sur les tombes obéissent à quelques règles non écrites. La première et celle qui nous semble aller de soi est de donner à voir la plus belle image du cher disparu. La seconde est d’apporter à l’image les attributs de la mort, le noir est très présent et de courtes phrases marquent la relation au mort et l’affliction que sa mort crée (A mon époux bien-aimé, à ma tendre et fidèle épouse, le sportif club reconnaissant etc.) Ces messages d’adieux sont vendus clé en main chez tout bon marchand d’articles funéraires. La sincérité n’est pas garantie !

L’écart entre le portrait de deuil traditionnel et l’œuvre de C 215 est manifeste. Seuls, en caractères relativement petits, les noms de l’enfant peints sous le portrait et ses dates de naissance et de mort renseignent sur la nature de l’œuvre. Un écart tel que l’impression qui se dégage de ce portrait est bien davantage la gaieté de l’enfance que le désespoir du deuil.

Quelle signification donner à cette œuvre ? D’abord, n’oublions pas que c’est une œuvre de commande. La Ville de Paris a voulu honorer et rendre un hommage solennel à un enfant de la migration. Une histoire tragique. C’est l’artiste qui a choisi le traitement de l’œuvre, le hiératisme du visage et l’exubérance des couleurs. Dans un entretien récent, il précise ses objectifs : « A travers cette fresque je ne porte pas un regard politique sur l’immigration. Même si je pense que l’asile est un devoir pour nous. Cela nous interpelle. Mais j’ai voulu parler d’un enfant, de Laurent. Il a un nom, un visage, une date de naissance, des parents, un lycée. On connait son aventure, son parcours, sa vie. Son aventure n’appartient qu’à lui. Il n’est pas l’étendard de milliers de migrants, de statistiques. J’ai voulu rendre hommage à un enfant. Juste à un enfant. »

Il n’empêche, la fresque s’ouvre sur le métro aérien et nous sommes à quelques coudées de la Goutte d’Or et de Château Rouge, deux quartiers de forte immigration. Le fait que la Mairie de Paris finance et gère la réalisation d’une fresque dédiée à un jeune migrant africain fait sens.

Deux observations, non pour conclure, mais pour étendre la réflexion. Je comprends que Christian Guémy, artiste pour lequel j’ai un profond respect, ait voulu faire le portrait de Laurent. Mais son œuvre a une portée symbolique et, en ce sens, elle est devenue une œuvre de combat.

Ma seconde observation porte sur la trace que laisse la mort de Laurent. Son corps a été rapatrié et sa famille garde des traces de son destin. Quant aux Parisiens, ils verront l’œuvre de C 215 et se souviendront que des gamins d’Afrique rêvent de la France et prennent des risques réellement insensés pour atteindre l’Eldorado. Ils comprendront aussi que les Africains de nos villes et de nos banlieues sont des Laurent qui ont survécu.  


Obey vs Trump (le dernier round).

Impossible d’échapper à la campagne électorale américaine. Son actualité fait les gros titres de tous les médias. Il est vrai que cette élection nous concerne, comme elle concerne le monde entier. Parce que les Etats-Unis sont, et de loin, la plus grande puissance économique du monde, parce que l’armée américaine est, et de loin, la plus puissante du monde, parce que dans un monde globalisé la politique qui sera mise en œuvre aura un impact direct ou indirect sur les Européens.

Par contre, il vous a peut-être échappé que Shepard Fairey avait initié une formidable campagne anti-Trump, soutenu en cela par des centaines de street artistes et des centaines de chanteurs et de musiciens américains.

Ne me dites pas que vous ignorez qui est Shepard Fairey ! Si vous avez un malencontreux trou de mémoire, je vous suggère tout d’abord, de lire les articles que je lui ai consacrés (voilà, ça c’est fait !) et, faute de grives, de consulter votre moteur de recherche préféré.

A vrai dire, l’engagement partisan de Shepard Fairey ne m’étonne pas. C’est le contraire qui m’eut étonné, mais c’est le format de la campagne, énorme ! Et, les formes qu’elle revêt, originales !

Faute de pouvoir tout dire, je vais tenter de vous donner, lecteurs, lectrices, un aperçu de l’initiative d’Obey.

En fait, la campagne de Shepard Fairey est la somme d’une vaste campagne d’affichage, de la réalisation de gigantesques fresques, de l’enregistrement d’un disque pour soutenir financièrement la candidature démocrate.

Si la campagne d’affichage s’étend sur l’ensemble du territoire, les fresques peintes en collaboration avec de nombreux street artistes sont réalisées dans les swing states, ces fameux Etats dont les votes peuvent changer l’issue du scrutin (en 2020, Iowa, Michigan, Maine, Arizona, Georgia, Texas, Wisconsin).

Obey a dessiné plusieurs affiches. Une série d’affiches représentant le portrait d’un Afro-américain invite à voter et en donne les raisons de manière synthétique. Ce sont essentiellement la volonté de mettre fin aux violences policières en écho aux drames récents qui ont déchiré la communauté afro-américaine et plus globalement clivé la population entre partisans de la justice et partisan de la loi et de l’ordre (c’est le slogan de campagne de Trump), de ne pas rester debout l’arme au pied et laisser Trump, la crapule, dans le bureau ovale de la Maison Blanche pendant une année supplémentaire, parce que la vie des Noirs compte (Black lives matter), pour que le pays ne tombe pas dans l’anarchie de la guerre civile et de la tyrannie, pour faire barrage au fascisme, parce que je dois utiliser le seul pouvoir politique que j’ai.

Une autre série d’affiches sont des déclinaisons d’expressions devenues très populaires. « Black lives matter » est ainsi décliné en « Your vote matters » et « Make america great again » devient « Make america smart again ».

Des tee-shirts reprennent les slogans de campagne et le graphisme d’Obey.

Aux affiches et aux produits dérivés, il convient d’ajouter de très remarquables murals peints grâce à la collaboration de street artistes locaux.[1]


[1] I’m proud that my team and I just completed this « Voting Rights Are Human Rights » mural in Milwaukee, collaborating with five Wisconsin artists. The artists Tyanna Buie, Niki Johnson, Tom Jones, Claudio Martinez, and Dyani Whitehawk, all address social issues in their art and were willing to contribute work to the mural as an alliance of voices pushing for civic participation and progress. The mural’s central figure is based on a mid-60’s civil rights march photo by Steve Schapiro. I chose that image as the focal point for the mural because many of the voting rights advances made by the civil rights movement have been under attack. Though we face voter suppression in many places in the nation, voter suppression has been especially prevalent in Wisconsin and often targets communities of color. I want to thank Stacey and Niki from Wallpapered City for their hard work and perseverance in facilitating this project, Patti, the building owner, for providing the wall and her amazing hospitality, Black Box Fund for financial support of the project. A big thanks to my crew of Dan Flores, Nic Bowers, Rob Zagula, and Nic Bowers for working long hours through some windy and damp weather to complete the mural in four days. Thanks to Jon Furlong Jon Furlong for shooting photos and helping to paint when needed. In our short time in Milwaukee, we met (with social-distancing) many friendly and enthusiastic Milwaukee residents. I want to go back post-pandemic for a real hang and exploration in Milwaukee!

-Shepard

Last but not least, Obey a dessiné la pochette d’un enregistrement d’un disque de « bonne musique », histoire d’opposer à la « culture » musicale des électeurs de Trump une musique alternative. Graphisme, peinture, musique, forment les éléments d’une culture antitrumpienne. Les messages vont tous dans le même sens : il faut voter (contre Trump !) pour sauver la démocratie américaine et la démocratie ne fonctionne que si les citoyens votent.

Concernant son implication dans le combat politique, Shepard Fairey, dans un entretien donné à un journal américain déclare : « « Chaque élection est importante, mais avec les tactiques de suppression des électeurs utilisées par l’administration actuelle et (le parti Conservateur), cette élection pourrait décider si la démocratie telle que nous l’avons connue va continuer ». Il justifie par ailleurs l’accent mis sur la lutte contre l’abstentionnisme : « « Il est stimulant et important de rappeler aux gens que leur vote est un outil essentiel et puissant dans la façon dont ils façonnent le gouvernement et les politiques qui ont un impact sur eux et leur communauté ».

Shepard Fairey en filigrane fait référence au rôle que va jouer le vote par correspondance. Une journaliste de RFI, Cécile Da Costa, dans un court article de presse en explique l’importance : « Le vote par correspondance a toujours existé aux Etats-Unis. Mais cette année, il va falloir le développer parce qu’il y a beaucoup d’électeurs – des gens malades ou des personnes âgées – qui vont avoir peur d’aller voter à cause de la pandémie qui, d’ici novembre, n’aura sans doute pas disparu aux Etats-Unis. Si Donald Trump, et les républicains avec lui, s’opposent à faciliter l’accès à ce vote par correspondance, c’est parce qu’ils sont convaincus que la majorité des électeurs qui demanderaient à voter par correspondance seront plutôt des électeurs démocrates : des électeurs afro-américains, ou hispaniques, qui habitent dans des grandes villes très touchées par le virus.

L’idée de Donald Trump pour se faire élire est donc de faire en sorte qu’il y ait une participation électorale la plus faible possible, en sachant que l’abstention va profiter au parti républicain. C’était le cas en 2016 : une des raisons principales pour lesquelles Hillary Clinton a perdu, c’est parce qu’il y a eu une forte abstention de la base démocrate. »

La campagne fédérée par Shepard Fairey a de quoi surprendre les Européens que nous sommes.

 Elle surprend tout d’abord par son ampleur : tous les Etats sont visés même si des initiatives complémentaires sont centrés sur les « swing states », une campagne d’affichage de cette ampleur nécessite des fonds considérables et le relais d’organisations nationales et locales couvrant l’ensemble du territoire, des centaines d’artistes s’impliquent personnellement dans la campagne en rendant public leur choix. Ajoutons pour rendre compte de la dimension de l’entreprise que des radios et des chaînes de télévision, sans compter les réseaux sociaux, renforcent le soutien au candidat Joe Biden.

La campagne coordonnée par Fairey a un discours qui peut nous sembler pour le moins excessif. Il est question, ni plus ni moins, de mettre un terme à la tyrannie, d’éviter la guerre civile, d’être le dernier rempart à un régime autoritaire, de réintégrer, de sauver la démocratie (tous les Américains connaissent les premiers mots du préambule de la Constitution, « We the people », et tous adhèrent aux discours des Pères fondateurs, véritables fondements philosophes et politiques de la République.)

Shepard Fairey assume son rôle de « leader » d’opinion et, à coup sûr, son engagement dans la campagne démocrate pèsera. Difficile de dire de quel poids elle pèsera, bien sûr. Assurément les assassinats et les « bavures » policières seront déterminantes dans les « minorités visibles » mais pas seulement. De même que la mauvaise gestion du Covid-19. De même que la personnalité de Trump. Un front anti-Trump résultant des circonstances et des crises s’est formé et semble à quelques jours de l’élection pouvoir l’emporter.

Quelque soit l’efficacité de la campagne d’Obey, je me réjouis qu’un artiste, porte au pays de l’Oncle Sam les valeurs universelles héritières des Lumières. Il est bel et bon que les artistes qui sont des citoyens comme les autres s’engagent dans le champ politique et social. La culture ne peut faire l’impasse sur la politique : elle est politique, par définition.


Alban Rotival aka Agrume : un surréalisme poétique.

Dans son Livre III des Essais, Montaigne, s’adresse à son lecteur et lui confie qu’il est (lui-même) la matière de son livre. L’impertinent pourrait objecter que cela est vrai de toutes les œuvres et de tous les artistes et que l’aveu de Montaigne n’est qu’un truisme.

Au premier regard, avec la redoutable clarté de l’évidence, c’est l’idée qui s’impose au regardeur qui observe avec attention les œuvres d’Alban Rotival aka Agrume. La raison en est simple : ces œuvres sont des autoportraits. Des autoportraits bien particuliers qui rompent avec la tradition de l’autoportrait classique.

Pour mémoire, pensons à ces peintres du quattrocento qui peignaient « à la commande ». Les commanditaires (gens d’Eglise, aristocrates, riches marchands etc.), par contrat, commandaient leurs portraits, ceux de leur famille, des épisodes tirés des Saintes Ecritures et se moquaient comme de l’an 40 de la bobine du peintre. Pour « signer » leurs œuvres nombre de ses artistes, subrepticement, comme à la dérobée, les maîtres se représentaient sous les traits d’un personnage : apôtre, marchand, serviteur etc. Ils étaient alors les seuls à savoir que parmi les nombreux portraits, il y avait le leur.

Il fallut un mouvement profond des idées pour que la peinture choisisse des sujets empruntés davantage à la sphère domestique. Alors que les maîtres s’effaçaient devant leurs œuvres, quelques peintres devenus célèbres, voulurent laisser une image d’eux, en gloire, pour la postérité ! Changement de lieux, changement d’époque, changement de pratiques, changement dans la fonction donnée à la peinture.[1]

Les autoportraits d’Agrume s’écartent de cette tradition occidentale. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens de ce mot. Dans le travail d’Agrume, ses œuvres ne sont pas seulement des « autoportraits » mais plutôt des compositions qui s’apparentent à la fois au portrait de soi et à la nature morte.

Dans la succession des portraits d’Agrume, on peut, à première analyse, voir un dévoilement progressif.

Chronologiquement parlant, le masque est premier. Le masque à deux fonctions : une fonction d’occultation et une fonction de substitution de traits aux traits particuliers de l’artiste. Somme toute, l’artiste est là, représenté, mais son masque qui impose une signification cache la singularité de l’artiste. Une présence discrète dissimulée derrière les traits d’un autre.


[1] Je pense aux somptueux autoportraits de Rubens, par exemple.

Progressivement les traits de l’artiste apparaissent indirectement sous la forme d’une ombre. Ombres et non reflet de Narcisse. L’ombre révèle indirectement le sujet mais, déformée, elle devient un jeu des apparences.

L’autoportrait discret, le temps aidant, se complexifie.

C’est, de facto, une composition savante. Elle combine, comme le ferait une nature morte, plusieurs éléments non dynamiques : un décor, un sujet dont l’image est en partie occultée par un autre élément. Si le sujet est toujours le visage de l’artiste, les décors changent. Les « occultants » jouent un rôle de lacune (leur représentation cache une partie du portrait). Ce sont des tournesols, des oiseaux, des feuilles, des papillons, un drap, un coq etc.

Le décor et les occultants n’ont pas la fonction de « mettre en valeur » le portrait. Exécutés avec le même souci du détail, ce sont des éléments constitutifs de l’œuvre. Ce ne sont pas des faire-valoir ; leurs statuts sont de même ordre. Ces occultants ont été choisis pour leur intérêt plastique et leur polysémie. Leur rapprochement des autres éléments constitutifs, le décor et le portrait, questionne le regardeur. Il ne peut pas ne pas donner une signification à leur contiguïté sur une même surface.

Peu à peu, les ombres cèdent la place à la lumière. A cette émergence correspond la disparition progressive de ce que j’ai nommé les « occultants ». Le visage et le corps de l’artiste apparaissent. Cela ne signifie pour autant que ce sont des autoportraits « classiques » ! Les œuvres d’Agrume sont des compositions d’un authentique raffinement. Entrent dans la relation au sujet des oiseaux, des fleurs, des poissons, des clés, des artichauts, un vase, un arbre, un feu (variante allumette), une femme etc. Dans la représentation du feu, ce n’est pas la forme des flammes qui est mise en avant mais la lumière générée par la combustion du bois. Le thème du feu est une déclinaison de la survenue de la lumière. Une lumière qui éclaire la palette du peintre qui ose des couleurs vives.

Portrait d’Agrume.

L’œuvre dans sa chronologie peut être comprise comme l’histoire d’un passage. Un passage qui est un itinéraire artistique. L’artiste donne d’abord de lui une vision reflétée et, œuvre après œuvre, ose se montrer tel qu’il est, sans chercher d’artifices pour embellir son image.

En fait, cette lecture n’est vraie qu’en partie.

Bien sûr, les images créées par Agrume parlent de lui. Il le confirme dans un échange épistolaire que nous avons eu récemment : « La plupart de mes portraits sont pour l’instant des autoportraits, travaillant à partir de photos, le modèle le plus accessible reste moi-même. Ainsi j’explore un travail de mise en scène pour m’approcher le plus possible de l’idée que j’ai en tête. Aussi la création de mes images est intimement liée à ma personnalité, à mes ressentis ainsi qu’à mon vécu et mes souvenirs. L’utilisation de ma propre image s’accorde alors parfaitement avec mon discours. »

La dissimulation partielle de ses traits par un occultant est un ressort pour inviter le regardeur à passer de l’identité particulière de l’artiste à « l’humaine condition ». En réduisant l’image de ses traits, il élargit sa condition à notre condition.

Alban Rotival rend compte de ce passage de l’individuel à l’universel : « C’est alors que la disparition, la suggestion d’un visage, le fait de n’être plus que partiellement visible, vient diluer un visage, une représentation qui pourrait être trop répétitive. La suggestion implique le mystère, l’identification du spectateur y est plus facile, les questionnements plus fréquents, la réflexion et la naissance d’émotion facilité. La question de l’être, est aussi rattachée à ces représentations, il s’agit de réinventer la place que peut occuper l’être humain dans un environnement qui n’est pas le sien mais dans lequel il s’inscrit. L’homme n’est pas le centre puisque qu’il fait partie d’un tout. »

Ainsi il ne faut pas voir dans son travail un maniérisme fait d’oppositions simplistes caché/montré, ombre/lumière mais la confluence d’une histoire de ses rapports avec sa représentation et une histoire de l’évolution de sa technique.

Interrogé sur le surgissement de la lumière et le changement de la palette, Agrume propose une explication : « La présence de la lumière dans mes tableaux croît en effet, cela vient sans doute de l’évolution de mon travail et de mon regard avec le temps. Cela vient aussi de ma technique qui change et s’améliore. J’ai pendant un temps beaucoup travaillé à partir de supports préexistants, par exemple des tapisseries anciennes, mais aussi des supports en bois, vieillis par le temps. Tous ont en commun les traces du temps passé, des effacements, des marques, un caractère déjà fort, une certaine « patine ». Ces supports me servant de base de travail et de fond fixent une ambiance de départ, leurs caractères passés inclus des couleurs parfois cassées par le temps et un manque de lumière (…) Je remarque également que la lumière présente dans mes tableaux est directement corrélée à la lumière dans laquelle je vis et à la présence du soleil. Mon travail d’hiver sera un peu moins lumineux avec des couleurs plus froides. Celui du printemps et de l’été présentera plus de lumière et de couleurs. »

En résumé, les références biographiques d’Agrume sont étroitement imbriquées à l’histoire d’un artiste. Un artiste qui ne cesse d’apprendre et qui, pas à pas, conquiert de nouveaux territoires. Une histoire de maîtrise des techniques se confondant avec l’histoire d’un autodidacte qui devient un peintre de talent. Une maîtrise qui lui permet de créer des mises en scène d’où jaillit l’étrange. Par-là, il rejoint, avec modestie le courant incarné par des peintres comme Magritte, Salvador Dali, Giorgio De Chirico, Francis Picabia, de Frida Kahlo. Il est de plus mauvaise compagnie !