Breaking news : le singe descend de l’Homme !

N’ayez aucune crainte cher lecteur, je ne me risquerais pas sur les chemins ô combien abrupts du darwinisme et de la théorie de l’évolution. Pour être tout à fait clair, je n’ai pas tout compris. Loin s’en faut ! J’ai dû sauter des pages des œuvres complètes de Darwin, à moins et c’est le plus probable, que mon cerveau soit resté en rade dans la longue histoire de l’évolution des espèces.

Quand je dis que le singe descend de l’Homme, il faut comprendre que l’image du singe a été construite et continue à l’être par la culture. A n’en pas douter, notre imaginaire du singe et des singes en général, nos représentations mentales ont une histoire qui s’inscrit dans la longue durée, comme disait mon maître, Fernand Braudel. La figure du singe au moyen-âge a certes des traits communs avec la figure du singe aujourd’hui mais les différences sont nombreuses autant que les stéréotypes sont différents. Par ailleurs, les stéréotypes des occidentaux de nos jours sont fondamentalement différents des sociétés dans laquelle la viande de singe est un mets de choix. Sans aller chercher des exemples dans des pays lointains, mes idées sur la gent simiesque sont sensiblement différentes de celles des Africains de Château-Rouge[1] qui parviennent à trouver de la viande de brousse dans les réserves des épiceries.


[1] Château-Rouge est le nom d’un quartier de Paris situé au nord de La Goutte d’Or dans lequel vit une importante communauté africaine.

A travers les œuvres des street artistes diffusées sur les réseaux sociaux, il est possible de recenser quelques-uns de ces stéréotypes, stéréotypes qui en disent davantage sur les occidentaux que sur les singes.

 Il convient ; tout d’abord, de prendre en compte le fait que les images des œuvres qui nous parviennent via l’Internet s’inscrivent dans une culture occidentale. Et cela pour plusieurs raisons : la première est que l’accès aux réseaux sociaux tels qu’Instagram ou Facebook n’est guère possible dans nombre de pays ; la seconde est que le street art est une forme d’expression étroitement corrélée à la culture occidentale. Enfin, des pays interdisent le street art. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces pays sont nombreux et leurs interdits reposent sur les fondements différents. Des régimes autoritaires qui limitent toutes les libertés, des pays dans lesquels l’image est strictement encadrée pour des raisons religieuses.

Si on y regarde de près, les œuvres de street art sont un gigantesque bestiaire. Mais certains animaux sont davantage représentés que d’autres. Les oiseaux et les poissons pour l’exubérance de leurs couleurs. Les animaux qui suscitent la crainte voire la peur : les félins, les serpents. Ceux qui dépassent l’échelle humaine, les baleines, les éléphants, les girafes etc. Et tant d’autres pour d’autres raisons.

Dans cet immense bestiaire le singe a un statut singulier. Tout d’abord par la fréquence de sa représentation. Notons que seules trois espèces de singes sont représentées : des gorilles, des chimpanzés et des orangs-outangs.  

Les gorilles sont toujours associés à l’idée de la force. Une force « inhumaine » qui provoque en retour la peur. Les artistes concentrent leurs représentations sur la tête du gorille, tête qui suffit à évoquer la force. Par ailleurs, dans tous les cas, la plus grande attention est apportée à la peinture des yeux. J’ai déjà consacré un article à la représentation des yeux en peinture. Rappelons quelques conclusions que valent aussi pour les singes. Quand nous regardons une œuvre, nos yeux « cherchent » les yeux du personnage représenté. C’est le vecteur principal de notre relation à l’œuvre peinte. Par les yeux s’expriment les émotions, du moins certaines. Masqués depuis des mois, nous en cernons les limites. La tête, le buste du gorille, son regard suffisent à traduire la puissance de l’animal.

Si les singes dans le bestiaire ont la primauté c’est précisément parce que leurs yeux sont « humains ». C’est de cette manière que nous les voyons. Les artistes rivalisent d’adresse pour rendre les yeux des singes encore plus humains qu’ils le sont. Ils savent que l’émotion du regardeur confronté à l’œuvre passe d’abord par la rencontre des regards. Pour vous en convaincre, changer d’animal ! Prenons une chèvre par exemple, son œil à la pupille fendue renvoie plutôt à nos imaginaires de Satan. Quant à l’œil du poisson, de l’oiseau, des insectes !

Oserais-je formuler l’hypothèse que nous nous sentons plus proches des animaux qui ont des yeux semblables aux nôtres.

Les chimpanzés dans l’imagier du street art ont une autre fonction. Les postures, leurs gestes, les relations qu’ils entretiennent avec leurs pairs créent un pont entre leur espèce et la nôtre. C’est pour ces raisons que les artistes peignent des « scènes de la vie domestique ». Un tendre épouillage, une guenon tenant dans ses bras son petit, un jeune armé d’une brindille s’exerçant à « pêcher » des termites. Avez-vous sourcillé quand j’ai employé le mot « bras » pour parler des pattes antérieures ? Nous nous surprenons à utiliser bras et jambes pour les singes. Une preuve par le langage que nos singes sont personnifiés, anthropologisés, qu’ils sont d’autres nous-mêmes. Bien sûr, on élaguera ce qui gêne : les comportements intrinsèquement animaux, certaines parties du corps. S’appliquent aux singes les règles humaines, celles de la bienséance voire de la moralité. Bref, on garde de nos cousins nos points communs à la lumière des bonnes mœurs.

Somme toute la peinture des singes dans le street art est tout sauf une peinture animalière.

Force du gorille, émotions des scènes de vie des chimpanzés et dernier trait qui a retenu mon attention, la représentation des bébés singes. Encore une fois, le langage trahit nos stéréotypes. Tout le monde comprend « bébé singe » alors que l’expression est impropre. Si j’étais plus savant, je dirais un singe « juvénile ». C’est la comparaison implicite avec le bébé humain qui amène l’utilisation de bébé pour le tout jeune singe. Ce petit animal sera mignon, attendrissant, drôle etc. Autant de qualificatifs couramment utilisés pour le nourrisson.  

Bref, notre perception des singes et leur représentation dans la peinture est le fruit d’une longue histoire culturelle. Les occidentaux dans leur imaginaire du singe ont privilégié des traits et des comportements qui « naturellement » s’inscrivaient dans leur culture. Le singe des primatologues n’est pas le nôtre. Notre singe est un avatar de nous-mêmes créé de toutes pièces avec les matériaux que nous avons sous la main, des documentaires animaliers, des fictions, des récits. De ces histoires, de ces images, nous avons construit deux imaginaires ; celui de la bête et celui d’un autre nous-mêmes. A cet égard, le King Kong de 1933 est un bel exemple de cette dualité.

Banksy.

Stéphane Carricondo : peinture sacrée.

Octobre à Paris, avant le deuxième confinement, mur du Carré de Baudouin dans le 20ème arrondissement, un après-midi baigné d’un tendre soleil d’automne.

Le mur du Carré de Baudouin est la clôture du Pavillon de Baudouin, lieu géré par la mairie du XXe arrondissement de Paris. Le mur est long (une soixantaine de mètres) et haut (plus haut dans la partie basse de la rue de Ménilmontant, il dépasse les 2 mètres dans sa partie haute). Les street artistes se l’étaient approprié et le mur était devenu un spot de ce quartier de Ménilmontant. C’était, il y a longtemps. Le temps passant, la mairie a confié son animation artistique à une association, Art Azoï.

Cet automne Art Azoï a invité Stéphane Carricondo à peindre le mur. L’artiste sur un fond ocre rouge a peint une immense fresque. Alternent des figures humanoïdes, des dessins de sagaies et de boucliers, des figures animales stylisées, des « soleils ». Il est difficile de donner des noms à ce qu’on voit. Nommer les représentations, c’est déjà orienter l’interprétation.  Les hommes renvoient aux images de notre imaginaire de guerriers. On croit voir des guerriers armés de lances et de javelots, debout, garder un lieu. Les figures animales évoquent par leur graphisme épuré les antilopes africaines ou les gnous ou d’autres animaux de la savane. La plus grande des difficultés est de décrire et donc de nommer les « soleils ». Ce sont des formes rondes ou ovoïdes constituées d’une myriade de signes. A y regarder de plus près, la fresque est une frise. Les extrémités sont bornées par des représentations animales et les « soleils » sont reliés aux « guerriers » par des motifs, des boucliers, des armes de jet etc.

L’ensemble, très organisé, est d’une grande cohérence. Cohérence conceptuelle, cohérence formelle. La peinture est marquée par la surabondance du trait. Il est droit, à peine rompu par quelques formes courbes. L’artiste n’a guère recherché par des artifices à rendre compte du volume des sujets. La frise est un immense dessin caractérisé par de courts traits dynamiques. La palette est restreinte. Sur le fond ocre, se détachent des traits et de rares aplats rouges, bleus, orange, blancs, jaunes, noirs. Le noir cerne les contours des formes et les couleurs vives rehaussent et illuminent les dessins.

Lors de ma visite d’octobre, j’ai eu la chance de rencontrer Stéphane Carricondo en train de peindre sa fresque. Nos échanges ont porté sur le sens de la frise. L’ocre rouge du fond a été pensé comme la couleur générique des territoires des peuples premiers. Le regardeur y voit la latérite des sols d’Afrique ou du bush australien. Les figures humaines et animales, les armes, évoquent sans représenter précisément l’imaginaire occidental de l’Afrique. Pour l’artiste, ses dessins illustrent ce qu’il nomme « les peuples premiers ».

L’imaginaire du street artiste emprunte les codes de l’Afrique pour représenter les « peuples premiers » qui vivent aujourd’hui dans notre vaste monde. Survivent serait plus approprié tellement ces populations se réduisent comme peau de chagrin sous les violents coups de boutoir de l’intégration et du vol de leurs terres. Stéphane Carricondo voit dans ces peuples une survie du chamanisme. Les « soleils » qui ressemblent fort aux attrape-rêves que j’ai découverts voilà plusieurs décennies au Québec sont des protections pour ceux qui les regardent.

Il faut entendre par protection, la puissance magique qui émane d’un objet pour protéger des mauvais esprits, des djinns, du mauvais œil, du maraboutage etc. Somme toute, toutes ces forces du mal qui nous cernent et nous menacent et contre lesquelles il convient de se protéger. Se protéger par des objets consacrés ayant le pouvoir de chasser le Mal qui rôde :  des amulettes, des croix, des pattes de lapin etc. Se protéger par des actes de foi, des prières, des dévotions, des offrandes aux divinités protectrices etc.

Je me souviens de mon enfance passée dans un modeste pavillon de la banlieue parisienne, de la chambre que je partageais avec mon arrière-grand-mère qui, catholique pratiquante, avait placé au-dessus de mon lit un crucifix. Le christ sur la croix avait pour mon aïeule, je crois, la même fonction : une fonction de protection.  Elle complétait ma protection avec une médaille de la Vierge rapportée de Lourdes par mon grand père et de l’eau bénite.

Les protections sont des manifestations de ce que Claude Lévi-Strauss appelait la pensée magique. Une pensée qui cohabite avec une pensée rationnelle, ratiocinante. Une pensée qui n’est pas le stade primitif de notre pensée mais une dimension consubstantielle de notre condition.

Les protections qui sont universelles et monnaie courante sont vues en général comme des barrières contre les attaques de l’extérieur. Pour Stéphane Carricondo, c’est le phénomène inverse. Les passants, les badauds qui voient sa fresque héritent de sa protection. C’est assurément un rôle bien particulier que Carricondo donne à sa peinture : elle protège tout un chacun et, ainsi, apporte le bonheur. Sa peinture n’est pas le véhicule d’un quelconque message. Dans sa matérialité, elle protège les Hommes du malheur.

Si assurément la peinture de Carricondo est particulière sur la scène street art, je pense que si on élargit la focale à la peinture, il en est tout autrement. De nombreuses peintures tiennent en effet dans notre culture le rôle du crucifix. J’en veux pour exemple les portraits des saints dans la religion catholique. Les croyants se plaçaient sous la protection d’un saint. Les saints étaient l’objet d’une dévotion et les prières et offrandes qui leur étaient adressées étaient pour implorer leur protection. Pour faire bon poids, nous pourrions ajouter les innombrables Vierge à l’enfant. Le culte marial se fonde sur l’intercession de la Mère de Dieu avec son fils. Elle est adorée et priée pour obtenir sa protection et des faveurs particulières.

Bref, entre la frise de Carricondo et les protections diverses et variées le facteur commun est l’image sacrée. Est-il bien nécessaire de rappeler que l’icône dans la pensée orthodoxe est sacrée. L’icône dans son caractère matériel hérite de la fonction sacrée de ce qu’elle représente.

La fresque de Carricondo est belle et magique. Magique si on y croit et il n’est pas nécessaire de croire pour la trouver belle. Je possède de beaux masques africains sans en connaitre la fonction cérémonielle. Ajoutons à mon cabinet de curiosités quelques bouddhas et quelques statues de déesses hindoues dont je ne connais même pas le nom. Ce sont pour moi des œuvres d’art qui ont perdu leur pouvoir magique. A moins que…