Exit Trump : le vent du boulet.

C’est, je le crois, une expérience assez commune de poser un nom sur une chose, un sentiment, une circonstance, une émotion et de comprendre, grâce à la désignation, la complète signification de la chose ainsi nommée. A vrai dire cela fonctionne comme une soudaine découverte de la réalité de la chose dont la vérité ne pouvait accéder à la conscience. Un genre de révélation soudaine, le côté mystique en moins.

C’est à partir d’une expérience récente de cette nature que je souhaite revenir sur les images de l’élection présidentielle américaine.
Dimanche dernier, je regardais comme d’habitude, une de mes émissions d’information préférées, C Politique sur France 5. L’animateur de l’émission souhaitant revenir sur les temps forts de l’investiture de Joe Biden avait invité un expert de la politique intérieure étatsunienne, le journaliste du New York Times, Roger Cohen.

Après la rediffusion de quelques images du serment du nouveau président, le journaliste américain commente la séquence en disant que la démocratie avait été sauvée et que le mandat de Donald Trump avait été une dictature. Karim Rissouli qui avait opiné du chef quant au sauvetage de la démocratie interrompit alors son invité, interpellé par le mot « dictature » prononcé par le journaliste américain. Il tenta de modérer le terme, en reprenant la formulation par « un régime autoritaire ». Roger Cohen ne démordit pas du choix du mot qu’il avait employé et expliqua qu’un leader qui confisque et concentre le pouvoir exécutif et contrôle les pouvoirs législatifs et judiciaire, qui, de plus, discrédite les médias qui ne lui sont pas favorables en diffusant une « vérité alternative » est un dictateur.  

Il est singulier que Karim Rissouli ait réagi non pas à la sauvegarde de la démocratie mais à l’emploi du mot dictateur pour nommer le président sortant. C’est pourtant la même idée, seule change son expression. Je pense que le mot démocratie, mis dans notre pays à toutes les sauces, a perdu de son sens plein, un sens qui s’oppose terme à terme, à dictature. Par contre, le mot dictature, en France, renvoie à des exemples bien intégrés dans notre culture : le régime fasciste de l’Italie mussolinienne et au Troisième Reich hitlérien. Enrichi par d’autres déclinaisons plus proches de nous, le Chili de Pinochet ou la Grèce des Colonels, le mot dictature a une acception dominée par les concepts d’états dominés par le culte du chef, le recours à la répression pour mater les oppositions et limiter les libertés individuelles.

Ainsi, dimanche dernier, j’ai découvert (mais un peu tard !) que les quatre années du mandat de Trump non seulement était comprises par les Américains comme une dictature mais était une dictature. Cette « découverte » éclaire d’un autre jour, les œuvres des illustrateurs et des artistes qui sont intervenus dans la campagne électorale

En regardant de nouveau les œuvres des street artistes qui se sont massivement investis dans la campagne, je note qu’aucune fresque, aucune affiche, ne représente le candidat démocrate et n’invite explicitement à voter pour Biden. J’y vois deux raisons : les artistes n’ont pas doublonné la campagne politique menée par les Démocrates et les artistes et les intellectuels en général ont un fort contentieux avec les Démocrates. En fait, la campagne était dirigée contre la réélection de Trump bien davantage que pour l’élection de Biden.

Tout au long du mandat de Trump, les street artists n’ont eu de cesse de se moquer de Trump. Se moquer de son côté homme fort favorable à la vente libre des armes. Ses foucades ont amené l’idée du garnement qui n’en fait qu’à sa tête.

Les artistes, les street artistes, mais aussi tous les autres (on peut compter sur les doigts d’une main les artistes qui ont soutenu la réélection de Trump) ont produit des œuvres, des affiches, de gigantesques fresques, des disques etc. pour inviter leurs compatriotes à voter.

Cette bataille contre l’abstention reposait sur le fait que certaines populations s’abstenaient plus que d’autres et que leurs votes pourraient faire basculer le scrutin. Cela était encore plus vrai dans les swinging states. Des artistes comme Shepard Fairey et tant d’autres ont organisé une véritable campagne « civique » pour faire en sorte que les « oubliés de la croissance », les populations ségrégés, expriment leur choix tout en sachant que majoritairement ces populations voteraient contre Trump.

En même temps, des images représentaient Trump en monarque tout puissant, en Hitler d’opérette (voire en Charlot dictateur !) et illustraient l’étouffement de la démocratie symbolisée par Lady Liberty.

La victoire parce qu’extrêmement difficile fut belle. Enfin, les Américains avaient coupé le sifflet de leur dictateur (pensons aux plus de 60 tweets par jour de Trump et de la moyenne remarquable de 26 mensonges par jour de sa présidence) et le dictateur, comme une tortue sur le dos, remuait encore, mais en brassant de l’air.  

Les images les plus récentes évoquent la réparation. Après quatre ans d’une politique qui n’a cessé de diviser les Américains, de raviver les haines anciennes, d’agiter les spectres de la dépossession et de la peur, pour faire nation, la présidence de Biden devra réconcilier les adversaires, voire les ennemis d’hier.

Le temps passé, la prise de conscience faite, je comprends que ma compréhension de la question américaine était dans une large mesure à côté de la plaque. Il eut suffi de regarder d’un peu plus près les œuvres des artistes pour comprendre. La rencontre fortuite d’un mot, le mot « dictature », après coup, m’a amené à saisir ce qu’était réellement la nature du régime politique de Trump et je suis saisi d’effroi quand je pense aux conséquences d’une élection qui s’est jouée à un fil.



El veneno : cultura chola.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été passionné par la pensée. Non pas la conscience, mais le fonctionnement de notre pensée. L’intelligence de l’intelligence. En somme, je suis fasciné par la mise à distance de nos modes de pensée. L’analyse d’une œuvre, œuvre comprise comme l’ensemble des productions d’un artiste, est un formidable objet de réflexion.

La recherche de la compréhension s’apparente à une quête, je dirais même à une enquête. Il s’agit à partir d’un corpus constitué d’œuvres plastiques de cerner et de mettre en récit, ce qu’il montre aux regardeurs et ce qu’il ne montre pas. A partir de bribes et de morceaux, faire émerger une signification globale. Au-delà de la diversité, saisir les ressorts d’une œuvre. C’est un exercice de pensée qui en vaut bien d’autres. Comprendre, « prendre avec », c’est établir des liens entre des éléments apparemment disparates et s’interroger sur la signification de ces liens.

Ceci dit de manière liminaire, il est temps de passer aux travaux pratiques.

Par hasard, j’ai fait la connaissance d’une artiste plasticienne, El veneno, qui avec beaucoup de gentillesse, m’a donné accès à ses œuvres. Ainsi, j’ai observé des fresques représentant des motards à tête de reptile, un baiser, oh combien romantique de deux amants, un chopper chevauché par un homme-lézard, des lettrages, un cocktail Molotov entouré de laine, de la même manière qu’un coupe-boulon et une bombe aérosol, un portrait de grand-mère, un de chat et une bien curieuse Vierge en prière à tête de chat.

Ces œuvres fort diverses ont des points communs : elles conjuguent souvent le dessin et le lettrage, les fresques et les linogravures privilégient les contrastes forts (noir sur blanc, noir sur or), leurs décors sans être les mêmes sont comparables. Sur le fond, elles renvoient le plus souvent à la violence (inscription « Rebel », moto américaine des gangs, cocktail incendiaire etc.).

Ceci dit de manière liminaire, il est temps de passer aux travaux pratiques. Ces œuvres fort diverses ont des points communs : elles conjuguent souvent le dessin et le lettrage, les fresques et les linogravures privilégient les contrastes forts (noir sur blanc, noir sur or), leurs décors sans être les mêmes sont comparables. Sur le fond, elles renvoient le plus souvent à la violence (inscription « Rebel », moto américaine des gangs, cocktail incendiaire etc.), une violence tempérée par la douceur de la laine qui change la nature de l’objet (accessoires de la violence, ils deviennent des objets d’art.)

 Sa biographie explique la référence explicite au milieu des narcos et autres bandits mexicains : « (Le Mexique est un) pays qui m’inspire énormément et dont j’en suis tombée amoureuse. J’ai travaillé également pendant deux ans avec les détenus de la prison pour hommes de Oaxaca et à l’atelier se trouvant au cœur de la prison, El taller Grafica Siqueiros ».

Nous y voilà, El veneno a passé de nombreuses années au Mexique et y a travaillé avec des prisonniers, des « cholos ». Ce mot « peut signifier n’importe quoi de son sens originel en tant que personne ayant un parent amérindien ou un parent métis, « gangster » au Mexique, une insulte dans certains sud-américains pays (semblable au chulo en Espagne) ». [1]

Au Mexique les cholos sont des hommes et des femmes qui appartiennent à des gangs mafieux[2]. Avec le temps, les cholos ont développé une sous-culture : elle s’exprime par le vêtement, une démarche, une coiffure, des tatouages, une manière de vivre et de mourir. Une culture qui convoque leurs racines amérindiennes et des cultes traditionnels revisités par la religion catholique.

Cette culture populaire s’est déclinée également dans deux formes artistiques majeures : le street art et le tatouage. Tatouage et street art ont des points communs, le lettrage et le décor. Les alphabets utilisés par les tatoueurs et les cholos en prison sont les mêmes. Les décors des fresques s’inspirent des calligraphies.


[1] Définition Wikipédia.

[2] Le terme peut également désigner des jeunes gens qui s’habillent comme les cholos.

El veneno a une connaissance intime des cholos et des cholas. Elle a vécu à leurs côtés dans une prison jusqu’ à parler leur langage et partager des pans entiers de leur culture plastique.

Il convient d’examiner le rapport entre la plasticienne bretonne bien dans sa culture et le choix de vivre et de travailler avec les délinquants, ceux que la société mexicaine rejette dans ses geôles et ses quartiers pauvres.

Le trait d’union entre l’artiste et les cholos est certainement la violence. Dans un entretien récent, elle m’a confié « Je crois que j’ai toujours été attirée par une forme de violence. Je l’explique dans le sens où je suis très observatrice et aime étudier les gens et leurs comportements. J’aime analyser et comprendre. La violence est quelque chose qui fait peur, qui met des barrières entre les gens. J’aime jouer avec son image. La détourner, la rendre douce, briser les codes, la rendre plus girly. J’aime le contraste du brut et du doux, du dur et de l’attendrissement, du sale et de la pureté. C’est une manière pour moi de me l’approprier. Je crois que j’ai eu besoin de ça à une certaine période de ma vie. M’y confronter réellement. D’où mon intérêt de travailler avec le milieu carcéral. »

Cette violence désirée et crainte est exorcisée par son expression artistique. « Tout dans mon travail n’est que contraste d’une manière ou d’une autre. Que ce soit avec la gravure en noir et blanc pour un rendu plus contrasté et une pureté du trait. Que ce soit dans mes graffitis en deux couleurs mêlant le précieux avec le doré et la dureté d’un tracé noir rappelant celui de la gravure. »

Quant aux thèmes, nous retrouvons des sujets typiquement cholos mais aussi ce curieux alliage de violence et de douceur. Elle magnifie les animaux qui effraient mais rend hommage aux tendres grand-mères qui consolent. Elle prive les symboles de la violence de leur charge en les enveloppant de laine tricotée.

El veneno est une médiatrice de la culture cholo. Elle qui mélange besoin de violence et amour et tendresse reconnait dans la culture des parias mexicains une culture qui lui ressemble. Une culture métisse qui revendique et affirme l’identité de ceux qui sont condamnés. Il y a de la fierté à affirmer son origine indienne, à se faire reconnaître de tous pour ce que l’on est, à revendiquer son appartenance à un gang. Jusqu’à graver son nom dans sa chair.

Violence du crime organisé, régie par des règles, mais solidarité entre les cholos, aide mutuelle. Une deuxième famille. Une manière, la seule peut-être, d’affronter la désespérance sociale et l’absence d’horizon politique. Une vie faite de crimes et de punition pour exister quand même.


La deuxième vague.

Première vague, seconde vague…Personne ne pense à la Nouvelle vague, ni à la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs. Tout le monde pense au deuxième assaut de la Covid-19, redoutant la contamination, la maladie, la souffrance, de graves séquelles, la mort et l’attente d’une troisième vague qui, semblable à un tsunami dévasterait le pauvre monde.

Bien sûr, après le temps de la désespérance succède celui de l’espoir. Les vaccins, seuls, portent les espoirs de milliards d’hommes. Une vaccination de masse doit à terme garantir une immunité collective. Nous espérons tous mais nous savons « qu’on n’est pas rendus » ! Encore faudra-t-il survivre avant d’être vacciné ! Espoir et angoisse se mêlent.

La séquence que nous vivons, du point de vue de sa traduction dans les œuvres de street art, a des points communs avec la première et des différences significatives. Nous retrouvons, traduit sensiblement de la même manière, un hommage aux soignants et cela dans tous les pays et une explosion d’œuvres plus légères voire comiques. Un humour pondéré par un regard grave sur la pandémie et ses conséquences. Un thème a été renouvelé, les relations entre l’épidémie et le contrôle des citoyens par les états.

Si, en France, le rituel de l’applaudissement des soignants à 20 heures a, on ne sait pour quelles raisons, disparu, un peu partout dans le monde les personnels de santé ont été honorés. Honorés par les moyens classiques de distinction (reconnaissance par les élus de la nation, primes, médailles etc.) mais aussi par la création de fresques illustrant les différentes catégories de soignants (médecins, chirurgiens, infirmières etc.)

Les œuvres humoristiques sont légion. Elles s’amusent des masques, des masques que l’on porte, ceux qui sont jetés, de la représentation désormais bien établie du virus, de l’obligation qui nous a été faite de rester confinés. Les œuvres dans la rue sont complétés par les dessins de presse et les illustrations. L’ensemble, en nombre, si ce n’est en qualité, est impressionnant. Il témoigne de la fonction cathartique du rire comme soupape à nos peurs et nos angoisses. Représenter ce qui nous terrifie est une façon de le mettre à distance. Dessiner, peindre le virus (ou du moins sa représentation désormais « classique », c’est l’identifier et, par-là, la possibilité de le voir et de le nommer. Rien n’est plus angoissant qu’un mal qui n’a ni nom ni image.

En ce sens, la multitude des œuvres comiques répond à un besoin à la fois psychologique et social.

Phlegm

A l’inverse, un petit nombre d’œuvres illustrent la peur et la nécessité de se protéger. Le registre a changé et le regardeur est invité à partager l’angoisse de l’enfermement et celle du médecin qui ne peut proposer à ses patients ni traitement ni rémission. Les fresques sont graves et sombres. Les artistes n’ont guère exagéré le trait. Le caractère sérieux des œuvres est marqué par la retenue. La forme, la palette, la composition, le lettrage, sont dans le droit fil de cette sobriété. L’allusion, l’hyperbole, la symbolique évitent la violence des évocations.

Des œuvres politiques abordent le contrôle de la société par les exécutifs. IL est vrai que le masque imposé à tous peut être vu symboliquement comme un bâillon qui empêche l’expression des mécontentements et des revendications. Par ailleurs, le croisement de la crise sanitaire et le vote de loi sur la sécurité globale est compris par certains comme des moyens pour limiter les libertés individuelles et un pas de plus vers un état autoritaire.  

De cette analyse sommaire des œuvres de confinement et de déconfinement je tire deux enseignements essentiels : la monde est désormais un village et les expressions plastiques de nos inquiétudes traversent les frontières et les continents. A un point tel qu’il est difficile de saisir les déclinaisons que les sociétés font de leurs peurs.

Le second enseignement est globalement l’incroyable effroi qui traverse nos sociétés. L’hommage aux soignants, la peur, le rire sont des signes de la Grande peur de ce début de siècle. Peur objective de la souffrance et de la mort, peur de l’enfermement et de la solitude, peur d’un ennemi qu’on ne connait pas. Personne ne connait l’origine de la pandémie, les traitements sont au stade du test. Personne ne peut jurer que d’autres variantes du virus ne vont pas apparaître et se multiplier. Personne ne sait quand nous aurons vaincu le virus. Seules certitudes, le monde d’après ne sera pas comme celui d’avant et cette pandémie vaincue en annonce d’autres, par définition, inconnues.

Bref, nous découvrons que le futur n’existe pas et nous n’avons pas la possibilité de le penser, de l’appréhender, de le saisir comme un doudou qui rassure.