Pichi/Avo : un discours sur l’art.

Le 10 novembre 2017, dans ces colonnes, j’ai consacré un article au duo d’artistes espagnols Pichi et Avo.[1] Nos deux artistes ont inauguré le 19 mars une fresque de 160 m2 (23 mètres sur 7) couvrant la palissade masquant les travaux de l’ancienne librairie Boulinier, boulevard Saint-Michel à Paris. L’œuvre a été commandée par Quai 36 une société spécialisée dans la promotion de l’art dans l’espace public.

Plus de 4 ans plus tard, à la lumière de l’analyse de cette fresque parisienne, je souhaite remettre sur le métier mon ouvrage et reconsidérer ce que j’avais nommé « Le jeu des apparences ».


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/pichi-et-avo-le-jeu-des-apparences

Les deux moments de l’exécution de l’œuvre illustrent à merveille sa composition.

Le décor est constitué par des tags et des graffs. Ils sont d’une très grande variété : variété des graphies (des chromes, des graffs old school, des wilds etc.), variété des couleurs. Plusieurs dizaines de noms ont été peints à la bombe aérosol. Certains renvoient au vocabulaire des graffeurs (up, team, cool, graffiti, paint, hip-hop, he(y) !, go !!, style, street, flow, love …), d’autres signent l’origine espagnole du duo ((H)ola, mas, Amor…), d’autres encore introduisent le thème de la mythologie (Eros, vénus, Zeus…), d’autres enfin ont été intégrés suite aux propositions des badauds (Sorbonne, je t’aime, neige etc.).

Le sujet est formé de trois personnages issus du panthéon grec, Poséidon et une nymphe forment l’ensemble principal et, plus accessoire, la déesse de la victoire, Niké.

Le décor représente un mur couvert de graffitis divers et variés. Les artistes se sont donné un mal fou à peindre maladroitement tags et graffs. Pourtant l’organisation de l’espace du décor, la densité des inscriptions, l’extrême variété des formes, les choix chromatiques, le choix même des mots écrits par nos deux artistes montent à l’évidence qu’il s’agit d’une création artistique originale.  

La peinture du « mur » de graffitis est couverte par la peinture des dieux grecs. Elle fournit aux artistes une première couche qui facilite le tracé et la mise en couleurs des dieux grecs et offre une belle matière dont les peintres se serviront pour donner de la profondeur au sujet principal.

Les dieux grecs (comme le mur couvert de tags et de graffs) ne sont pas des représentations des dieux mais de leurs statues romaines en marbre. Les statues de l’antiquité grecque nous sont connues grâce à leurs copies romaines sculptées dans le marbre blanc. Pichi et Avo peignent des statues que nous interprétons comme blanches, comme le marbre de Carrare, alors qu’en fait elles prennent la couleur dominante du fond. Non seulement les couleurs vives ou pastelles mais les graffs et les tags « percent » sous la peinture des statues. De ce point de vue, et curieusement, il n’y a pas de profonde rupture chromatique entre le sujet et le décor alors que le mur de graffitis. Les teintes plus claires des « statues » (par rapport au fond) nous font voir les statues blanches, conflit entre notre perception visuelle et ce que nous savons des statues de l’antiquité grecque et romaine. Notre connaissance, notre culture, notre intelligence résolvent le conflit entre ce qui est perçu (des surfaces planes héritant des nuances du fond) comme des statues, c’est-à-dire, des œuvres en volume ayant les caractères des statues comparables, des statues en marbre blanc.

Les commentateurs de l’œuvre ont vu dans cette œuvre une référence explicite à la Seine qui, il est vrai, n’est pas très éloignée de l’ancienne librairie. Poséidon et une nymphe (pourquoi pas Sequana, déesse celtique figurant la Seine) seraient une référence ainsi au fleuve tout proche. Mais comment expliquer la représentation de Niké ? Bien sûr, on pourrait toujours trouver dans l’histoire parisienne une victoire ! Par exemple, celle de Sainte Geneviève qui aurait exhorté les Parisiens à défendre leur ville contre les Huns d’Attila, d’autant plus que le Panthéon situé non loin du boulevard Saint-Michel est l’ancienne église Sainte Geneviève. A moins que ce soit la victoire de Saint-Michel contre le démon ! A vrai dire, je pense que cela n’a guère d’importance quand on constate que Pichi et Avo depuis de nombreuses années ont peint un peu partout dans le monde des fresques monumentales du même tonneau, des dieux de la mythologie grecque sur « un mur de graffitis ». Bien que leur production ne se limite pas à ces scènes antiques revues et corrigées, il convient de remarquer que depuis 2007 elles constituent l’essentiel de leur production artistique.

L’interprétation de l’œuvre est selon les artistes eux-mêmes « ouverte ». Essayons toutefois d’esquisser une piste. Partons d’un constat simple. Les regardeurs, les badauds, voyant la fresque la trouve « belle ». Comment justifier cette épithète ? Deux considérations me viennent à l’esprit. Tout d’abord, la dimension du sujet est impressionnante. L’échelle de la représentation des « statues » a été modifiée. Ces statues sont des colosses de « marbre ». Il m’est difficile de ne pas penser aux dimensions monumentales de la statuaire d’Arno Breker voire à la sculpture soviétique de la période stalinienne. Sans entrer dans la polémique, il est vrai que le changement d’échelle confère à la sculpture une dimension particulière et il est aisé de confondre dans la même perception la taille de l’œuvre avec l’importance donnée par le commanditaire au sujet de l’œuvre sculptée.

Mon constat suivant porte sur ce qui est perçu par le « regardeur » et l’image qu’il garde de sa perception. Je suis persuadé que les passants voient d’abord et quasi exclusivement, les dieux grecs. Les premiers plans s’imposent en se détachant du fond. Celui qui regarde identifie ce qui « saute aux yeux », les dieux grecs, identifie le thème (la mythologie grecque et romaine), relie les trois personnages et leur donne le statut de sujet de l’œuvre. Cette priorisation gomme le « mur de graffitis », lui conférant une fonction de faire-valoir. Les relations entre le « mur » et les « dieux grecs » passent à la trappe (relations chromatiques par contiguïté fond/forme, relations de sens).

Une autre approche est de mettre en avant non ce qui oppose le fond et le sujet, mais, au contraire ce qui les relie. Je l’ai écrit précédemment les tags et graffs sont présents dans la représentation des statues parce qu’ils sont dans la sous-couche et apparaissent en transparence et par le glissement chromatique entre les formes du « mur » et les statues. « Mur » et « statues » sont peintes par les mêmes artistes, des street artistes, qui imitent (mal !) un « mur » de graffitis » et imitent excellement des « statues » antiques. Ce sont les mêmes mains qui créent « laideur » et beauté classique.

J’y vois un discours sur le street art. Cet art de la rue, souvent méprisé, déconsidéré, tenu comme un art mineur, peut produire des « murs » et reproduire les œuvres canoniques et les plus emblématiques de la culture occidentale. « Mur » et « statues antiques » monumentales sont les deux facettes d’une même pièce. Non pas une opposition trop facile laid/beau, mais les deux faces d’une même médaille. Non pas une rupture mais une continuité. Non pas un procès des murs couverts de tags et de graffs mais une monstration des limites du street art.

Pichi et Avo.

Avis au lecteur

Seul dans ma tour d’ivoire j’ai la hardiesse de vous proposer une « lecture » des œuvres de street art. Je serai intéressé et ravi que mes billets suscitent un échange entre vous, lecteur, et moi, l’auteur. Une manière de partager nos émotions et nos analyses.

Richard.tassart@gmail.com

Kraken : Le carnaval des ridicules.

« Les envahisseurs, des êtres étranges venus d’une autre planète. Leur destination : la Terre. Leur but : s’y établir et en faire leur univers. David Vincent les a vus. Pour lui, cela a commencé pendant une triste nuit, le long d’une route solitaire de campagne, alors qu’il cherchait un raccourci que jamais il ne trouva. »

Lecteur, je te dois la vérité. Non seulement des êtres étranges, des Invaders ont envahi notre planète mais des monstres aux longs tentacules ont envahi les murs de ma ville. Depuis 2009 en effet, des krakens géants sont peints par Kraken, leur géniteur et maître, sur les sommets de nos murs. Ce sont d’étranges créatures qui peuplaient les légendes scandinaves. Les marins craignaient que leurs esquifs soient attirés vers les abysses pour les noyer dans les profondeurs obscures. Créatures ressuscitées par Kraken. Pas M. Kraken…Kraken. C’est le blaze qu’a choisi cet artiste qui signe son passage en peignant en noir de troublantes et belles pieuvres, représentations du kraken des légendes.

Assez bizarrement le blaze et l’identité visuelle de notre artiste sont le fruit des circonstances. Dans un entretien Kraken revient sur sa rencontre avec le monstre : « L’idée m’est venue un peu par hasard ; l’effet abstrait des longs tentacules me plaisait. Et puis c’est l’animal de la Mafia. J’aime bien les peindre au-dessus des banques ou des bijoutiers, comme un clin d’œil ! »

Notre homme qui se cache derrière un pseudo est taquin. Le symbole de la mafia surplombant les agences bancaires, les caisses d’épargne, les officines qui font commerce de l’argent, est davantage comme il le dit un « clin d’œil » qu’une critique virulente du capitalisme financier. La métaphore est, il est vrai, ancienne et a déjà beaucoup servi. On se souvient des affiches représentant l’expansion du bolchévisme, du pangermanisme, de la franc-maçonnerie, du complot judéo maçonnique etc. Bref, les tentacules qui lentement s’étendent figurent un développement progressif, lent mais inéluctable.

Ajoutons que tous les krakens ne sont pas peints de manière systématique au-dessus des symboles du veau d’or. Ils le sont sur de beaux murs et la forme du kraken s’adapte à la surface. La plasticité de la pieuvre est en cela un précieux atout graphique. Elle n’a pas comme nos communs mammifères la tête en haut et les pattes en bas ; elle peut avoir la tête en haut certes mais les tentacules où l’on veut, ou bien horizontaux, ou cul par-dessus tête. J’ai souvenir de la lecture d’un article scientifique fort sérieux qui démontrait que la pieuvre, le poulpe comme on voudra, n’a pas de forme ; il peut prendre la forme de tous les contenants puisque son corps, qui n’a pas d’os, est mou. Avouons que cela est bien pratique pour un artiste qui doit faire avec la nature souvent ingrate du support et les contraintes de la surface. Quelle que soit la posture représentée du kraken, le regardeur reconnaitra à coup sûr le kraken. De plus, l’artiste signe l’œuvre de son blaze, en lettres majuscules.

Suivre le kraken sur les murs de Paris dans l’extrême diversité de ses représentations est un plaisir comparable à celui de la collection. Une collection particulière qui rassemble non pas des œuvres semblables mais des œuvres différentes, obéissant à la même contrainte :  être formellement parente des autres Krakens tout en étant différente. Une pieuvre d’artiste.

 Kraken, l’artiste, nous l’avons vu a été séduit par la représentation des tentacules. Elle permet, en effet, une infinité de possibilités. Un tentacule seul peut avoir une infinité de formes et les huit tentacules une infinité d’infinités. Variétés des formes et beauté des enchevêtrements, des superpositions ; à quoi on pourrait éventuellement ajouter la possibilité de changer de couleurs car on le sait la pieuvre, non seulement n’a pas de forme, mais n’a pas de couleurs puisqu’elle prend la couleur de son environnement pour se dissimuler. On voit là l’intérêt graphique du choix de cet animal pour un artiste.

Kraken, l’artiste, a fait le mur du square Karcher dans le 20ème arrondissement de Paris. Je vous ai déjà parlé de ce spot géré par l’association Art Azoï. Le mur a ceci de particulier qu’il est tout en longueur (il marque la limite du square Karcher avec la rue des Pyrénées) et il suit la pente de la rue. En amont de la rue, il mesure moins d’un mètre et plus de deux mètres en aval. La commande doit intégrer ces contraintes. Kraken nous y propose un « carnaval des ridicules ». A savoir, il a peint les objets qui sont pour lui, le comble du ridicule. Sur l’amont du mur, Kraken signe son œuvre d’un superbe kraken.

Pourquoi carnaval ? Parce que c’est un défilé. Sauf que c’est le contraire. C’est le badaud qui défile devant les œuvres qui se succèdent et non des chars qui passent devant une foule statique lançant des confettis multicolores. En fait, c’est un inventaire, une liste non exhaustive des choses que l’artiste trouve « ridicules ».

Notre homme est taquin et moqueur. S’il peint ce qu’il trouve « ridicule » c’est dans le but avoué de nous faire rire ou sourire. Le « regardeur » est libre de partager le point de vue de l’artiste ou pas. Il a même le droit d’avoir un avis différent !

Examinons les « ridicules » de Kraken : un sac poubelle empli de canettes vides, un caniche avec un nœud dans les « cheveux », une canette de bière représentée comme un cocktail superclasse, un chihuahua, un perche à selfie, Tik Tok, une boite de Canigou, un véhicule à deux roues de la police, des fleurs dans un vase, une boite de Mac Do jetée sur un trottoir et dont les frites sont picorées par des pigeons, un yorkshire avec un nœud dans les « cheveux », une tente, une bombe anti-agression, un fauteuil roulant, une coupe récompensant le vainqueur d’une épreuve sportive, le matériel médical utilisé pour effectuer une chimiothérapie, un caddie, les armes des policiers (pistolet, matraque, menottes) associés à des bouteilles de vin rouge (du gros qui tache !), le matériel roulant du balayeur parisien.

Cette liste à la Prévert dresse-t-elle en négatif un portrait de l’artiste ?

En partie seulement. Kraken semble avoir une dent contre les policiers. C’est peu de le dire. Il est, semble-t-il, mort de rire quand il voit les flics armés de pied en cap patrouiller sur un étrange véhicule à deux roues. Il est possible voire quasi certain que les bouteilles de Bordeaux fassent partie du tableau de la police.

Dans le domaine du ridicule, il classe les petits chiens de « manchon », enrubannés par leurs mémères. Aux caniches de luxe et autres Yorkshires déguisés, il ajoute souvent sur des fresques et des toiles des dames vieilles, grosses, attifées comme des ados. Vieilles dames à la graisse débordant des fringues bien collantes dessinant à merveille les formes d’un corps qui se doit de provoquer le désir et attirer le mâle concupiscent.  

Drôles également les midinettes et consorts qui utilisent la perche à selfie pour immortaliser des moments bien ordinaires, histoire de montrer aux followers and friends qu’on y était et qu’on était vachement heureux d’y être. Nanas et mecs se prenant en photo, se filmant et postant les précieuses images de bonheur sur Tik Tok ou Instagram ou Facebook.

Marrantes aussi les mémés faisant leurs courses invariablement suivies d’un caddie, un vrai couple, une fusion homme-machine.

Moins drôles, les tentes données par les associations pour protéger les sans-abris, les migrants, les SDF, les pauvres, des rigueurs du climat. Un autre couple moderne, migrant-tente comme l’escargot et sa coquille mais en infiniment plus triste. Aussi triste que le couple balayeur-balai (pardon ! agent d’entretien, technicien de surface) et le balai qu’on portait jadis aujourd’hui monté sur roulettes. Le balai-à-roulettes, symbole de la libération par la technique de l’homo faber ! La technologie au service du prolétariat des villes !

Des fleurs coupées qui meurent dans un vase. Triste à pleurer !

Enervants ceux qui jettent leurs ordures dans la rue alors qu’il y a des poubelles un peu partout. Ceux qui après avoir éclusé leur bière bon marché et leur junk food, balancent les emballages n’importe où pour montrer aux potes qu’on n’a pas peur de défier l’ordre bourgeois et qu’on est un rebelle, un dur, un mâle qui en a.

Ajoutons pour faire bon poids la coupe qu’on remets solennellement, en grande pompe, au gagnant. Symbole dérisoire d’une société fondée sur la compétition.  

Et puis, dans cet inventaire incomplet, il y a ce qu’on redoute, ce qui fout les jetons. Le fauteuil roulant, la chimio, le déclassement, la pauvreté.

Kraken nous donne à voir ses rires, ses sourires, ses craintes, ses peurs. Nous partageons avec lui les ridicules qu’il dénonce. Avec lui, nous sourions de ce qui nous effraie, la maladie, la dépendance et aussi la vieillesse et son naufrage. La petite vie, dans un petit appart HLM, une retraite pour survivre, une existence rythmée par le marché le jeudi et le dimanche, les commissions au supermarché avec le caddie qu’on aura bien du mal à trainer, le petit bonheur d’un bouquet de fleurs acheté au marché qu’on mettra dans le vase que l’oncle du mari décédé a offert pour le mariage, un beau vase en imitation cristal posé sur la toile cirée de la salle à manger où plus personne ne mange.

Dis-moi ce qui te fait rire, je te dirai qui tu es. Le « carnaval » est un portrait en creux d’un jeune artiste. Nous y devinons autant que nous voyons le tableau délicat et sensible d’un homme dans son siècle. Kraken nous ouvre l’intimité de ses émotions, de ses « ressentis » diraient ceux qui savent. Certains verront ce carnaval comme un témoignage ayant un intérêt sociologique. D’autres, dont moi, une reprise de thèmes déjà abordés : une version revue et complétée en quelque sorte d’un artiste qui a l’extrême élégance d’attirer notre attention sur la comédie humaine dans laquelle nous sommes tous à la fois les acteurs et les spectateurs. Bien sûr, son carnaval est politique car tout est politique. Son carnaval n’est pas le procès d’un système économique et politique. D’autres l’ont fait avant lui. Il n’a pas la robe noire du procureur. Son carnaval, c’est pour rire ! C’est comme une bande-dessinée (pardon ! un roman graphique !) mais sans les cases ! Une galéjade !

Mais il n’est pas interdit de réfléchir.


Ernest Pignon-Ernest, sur les pavés de Paris, j’écris ton nom : liberté !

Voilà quelques décennies que je m’interroge, moi après tant d’autres avant moi, sur le rôle social de l’artiste. Au-delà du sempiternel débat de l’art pour l’art, les artistes et pour ce qui m’intéresse les plasticiens, les peintres, les street artistes ont-ils une fonction politique ? Les images qu’ils produisent ont-elles un impact quantifiable sur le corpus des opinions politiques des quidams qui regardent leurs œuvres ?

Que les images aient une influence sur ceux qui les regardent, c’est une vérité d’évidence, aussi ancienne que les peintures pariétales. C’est une tout autre affaire de mettre en évidence l’incidence d’une œuvre sur les choix politiques d’une population. Imaginer un dispositif permettant de valider cette hypothèse de travail est une gageure et la question se pose de savoir si une telle validation est possible scientifiquement. Je me bornerais, conscient de mes limites, à exposer un exemple d’un projet artistique d’un artiste dont le but est d’agir sur les représentations d’événements chargés de sens, capables de faire agir et réagir.

J’ai choisi de vous parler aujourd’hui de l’intervention in situ d’Ernest Pignon-Ernest, « La Commune ou les gisants », événement qui s’est déroulé en mai 1971.

 L’artiste dans un entretien revient sur son choix de rejeter la peinture d’un tableau au profit d’une intervention artistique sur les lieux mêmes de la Commune de Paris : « C’est en réfléchissant sur la Commune que j’ai trouvé la solution à ce que je veux dire, à cette espèce de relation avec les lieux. J’étais invité à une exposition sur le thème de la « semaine sanglante » de la Commune et très vite il m’est apparu qu’il y avait une espèce de contradiction de présenter dans une galerie une exposition sur la Commune de Paris et que, naturellement, il fallait l’inscrire dans les lieux, dans le réel, dans l’espace réel. Donc j’ai fait une image de gisant qui était nourrie de plein de choses, même des morts de la Commune – car il y a des photos des morts de la Commune. »

Les gisants, c’est le nom qui a été donné par d’autres à cette intervention, sont des sérigraphies en noir et blanc représentant un homme mort couché sur le sol. La représentation d’un communard victime de la répression versaillaise est d’un évident réalisme. Sa taille est celle d’un homme et l’artiste en utilisant le jeu des ombres et des lumières rend compte du volume et la richesse des détails ajoute au dramatique du trait. Pignon-Ernest fabrique 2000 sérigraphies qu’il collera accompagné de Gérard Fromanger en une nuit dans les lieux du massacre. Un collage sur les pavés de Paris fait sans autorisation. Au cours de la nuit, Ernest Pignon-Ernest sera arrêté deux fois par la police. Au matin, les Parisiens marcheront sur les corps morts de milliers de « communards » jonchant le sol des lieux où ils ont été massacrés. D’importants effectifs de police seront mobilisés pour arracher les sérigraphies.

Pour l’artiste, il s’agit de rendre aux lieux leur véritable histoire alors que l’histoire officielle a longtemps fait l’impasse sur la sauvagerie de la répression. Par ailleurs, le récit tragique d’une guerre civile opposant des conceptions différentes de l’Etat ruinait l’idée d’un Etat fondé sur une Nation une et indivisible. Au combat pour la liberté des communards Pignon-Ernest associe d’autres combattants pour la liberté. Des combats en d’autres temps et en d’autres lieux de la capitale.

Ernest Pignon-Ernest justifie dans une interview le choix des lieux : « J’ai collé ça dans des lieux qui avaient un lien direct avec la Commune, comme la Butte aux Cailles, le Père Lachaise, près du mur des Fédérés, le Sacré-Cœur, puis des lieux liés au combat pour la liberté, disons en gros, donc la libération de Paris, et des lieux liés à la guerre d’Algérie, notamment les quais de Seine d’où on a jeté des Algériens en 1961. »

La recontextualisation de son intervention en montre l’audace. Nous sommes onze ans seulement après la signature des Accords d’Evian mettant fin à la guerre d’Algérie. Mettre sur le même plan la « semaine sanglante » et le massacre par la police de Papon de plus de 150 Algériens manifestant pacifiquement a été sans conteste d’un grand courage. La basilique du Sacré-Cœur à Montmartre a été en 1971 et reste aujourd’hui encore un sujet polémique. Un siècle après sa consécration la procédure de classement engagée par la Direction régionales des affaires culturelles Ile de France et la Ville de Paris après avis favorable de la Commission régionale du patrimoine et de l’architecture fait débat. La violence des oppositions s’explique par la persistance d’une querelle mémorielle entre les cléricaux et les anticléricaux. L’édification à partir de 1875 du Sacré-Cœur a longtemps été perçue [1]comme le symbole de l’écrasement des communards. Elle le demeure encore aujourd’hui.

La radicalité du propos de l’artiste surprend. Pour lui, la Commune de Paris est un combat des Parisiens pour la liberté. Il partage avec les communards le grand rêve de la démocratie directe et de la république sociale et universel ; celle de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes. Le choix du mur des Fédérés fait référence à l’exécution de 187 communards mais également à la mort de 9 manifestants lors de la manifestation du 8 février 1962 dans la station de métro Charonne, manifestation organisée par le Parti communiste français et d’autres organisation de gauche pour protester contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et faire pression sur le gouvernement pour mettre un terme à la guerre d’Algérie.


[1] Cf. Article de Florence Bourillon , « La longue bataille du Sacré-Cœur » in « L’histoire » numéro 480.

Pour Ernest Pignon-Ernest, La Commune de Paris, le combat pour la fin de la guerre d’Algérie et les violences policières contre la manifestation organisée par le Front de libération nationale (FLN) sont des combats pour la liberté et à ce titre, mérite d’être inscrits dans la mémoire de la France. L’artiste relaie en cela les combats de la gauche des années 70.

La radicalité politique est traduite par la radicalité de son intervention in situ. Littéralement, des milliers de Parisiens, un jour de mai 71, ont piétiné les cadavres des communards. Pour gravir les 222 marches du Sacré-Cœur, pour prendre le métro à la station Charonne, des milliers d’hommes et des femmes ont marché sur les cadavres des communards. Le message est d’une incroyable force et interpelle.

Le message de Pignon-Ernest dépasse la Commune et les combats pour la liberté, il donne aux lieux une profondeur historique. A l’espace urbain, il donne une dimension temporelle. A l’espace, il ajoute la variable du temps ; celui de la mémoire. On retrouvera ce concept décliné autrement dans l’ouvrage « Lieux de mémoire », paru sous la direction de Pierre Nora entre 1984 et 1992. Pignon-Ernest est davantage poète qu’historien. Son propos est de mettre en réseau les mémoires attachées à un lieu. C’est davantage un combat pour la mémoire que pour l’histoire. Il n’est pas dans son projet artistique d’être le guide touristique des lieux d’histoire. D’empiler les uns sur les autres, comme autant de sédiments, les faits d’histoire ayant en commun un lieu.

Pignon-Ernest n’est pas plus historien que géographe. Les lieux ont une histoire et les paysages également. Raconter en partant du présent d’un paysage l’histoire de sa formation est une discipline scientifique mais ce n’est pas le discours de Pignon-Ernest. Son projet consiste par des œuvres à rendre aux lieux traversés par le chaland une mémoire. La fonction de l’œuvre est une invitation à embrasser le présent de la perception d’un lieu à la profondeur de sa mémoire.

En cela, les « gisants » est une intervention politique parce que les lieux font référence à des faits historiques politiques. L’artiste redonne aux lieux qu’il a choisis une mémoire qui leur a été refusée. 50 ans après, son œuvre est d’une grande actualité et son message, toujours controversé, conserve une grande force.

Quant à moi, je suis convaincu que ceux qui ont foulé aux pieds les images des martyrs de la Commune ou ceux qui ont fait un écart pour les éviter n’en sont pas sortis indemnes. L’œuvre a assurément provoqué, parce que provocante, pour le moins une interrogation, pour le mieux un questionnement. Il est possible que cette réflexion ait suscité un intérêt politique qui, à terme, ait entrainé une évolution des idées. Possible. Mais que de conditionnels !

Nous savons que les choix politiques ont d’autres déterminants que les rapports aux œuvres d’art. La tradition familiale, les valeurs transmises au sein de la famille, la situation socioprofessionnelle, la culture, la religion etc. sont des facteurs autrement plus puissants que le contact avec les œuvres, quelque soit la qualité des œuvres.

Alors quid d’un art militant ? A mon sens, le mieux qu’il puisse faire c’est précisément ce qu’ont réussi à faire les « gisants » : susciter un questionnement. En cela, Ernest Pignon-Ernest est une grande figure contemporaine d’un art engagé.