Violant, Pan et moi.

Entre l’œuvre d’un artiste, l’artiste lui-même et le « regardeur », il y a des « affinités électives ». Voilà presque une décennie que je suis avec constance et attention un artiste portugais, João Mauricio aka Violant. J’ai consacré à son travail trois billets[1] et entretenu avec l’artiste une correspondance. Correspondance qui m’a permis d’éclairer la signification de ses œuvres, du moins j’ose l’espérer.

Lors de la mise en ligne des clichés de son avant-dernière fresque, nommée Pan, Violant a joint aux photographies un texte dans lequel il explique les conditions de sa production. Le fait est rarissime et j’ai saisi cette opportunité pour suggérer à Violant de traduire son texte rédigé en anglais.

Avec sa gentillesse coutumière João a accepté ma proposition et répondu aux questions que je me posais sur sa production. C’est donc le texte de l’artiste que je vous propose de découvrir, brut de décoffrage, sans commentaires de ma part (une fois n’est pas coutume !).


[1]

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/jo%C3%A3o-mauricio-aka-violant-montrer-ce-qui-est-cach%C3%A9

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/jo%C3%A3o-mauricio-alias-violant-muraliste-la-chute-d%E2%80%99adam-ferr%C3%A3o-ferro-set%C3%BAbal

« Une fois encore, ma fresque Pan est un de mes projets qui n’a pas été retenu (mais je l’ai fait quand même !). La fresque est quasiment contemporaine de ma dernière fresque que j’ai nommée « Thétis » (fresque également rejetée et que j’ai peinte quand même !).

 Les deux fresques sont comme les fruits de la même branche : deux personnages mythologiques, tous deux jouant de la musique, les deux ayant des cornes, les deux étant libidineux. Ils ont aussi un caractère quelque peu paradoxal, comme le jour et la nuit, le soleil et la lune, homme et femme, rejetés et désirés. C’est pour moi un autoportrait imaginaire, que je vais vous expliquer.

En arrière-plan de la scène, j’ai représenté village moche qui est situé près du lieu où j’ai peint la fresque. Je l’ai représenté comme je l’imaginais être dans le passé, avec sa rivière, son église et pour compléter le tableau j’ai ajouté les éléments du paysage qui existent aujourd’hui.

Le spot étant à l’entour du village, l’image du dieu Pan s’est imposé à moi. Pan, était une créature monstrueuse mi- homme, mi-bouc, qui hantait les abords des villages. Ses pouvoirs magiques, les sons divins qu’il tire de sa flûte étaient pour moi comme une métaphore de la fresque que je comptais peindre près de ce village affreux.

Dans le mythe de Pan, il y a un épisode qui raconte l’origine de sa flûte. Cela se passe plus ou moins comme ça.

Pan était amoureux d’une nymphe appelée Syrinx. Un beau jour, il la poursuivit par monts et par vaux et l’accula sur les bords d’une rivière. Les déesses ou les dieux, que sais-je, l’ont transformée en roseaux qui ont poussé sur les bords de la rivière. La nymphe échappa ainsi à son prédateur. Pan voyant ce qui venait de se passer, saisit alors une poignée de roseaux et les rassembla dans sa main. Le souffle court, haletant à cause de la course, quand ses lèvres touchèrent les roseaux, il eut la récompense de ses efforts et produisit un son magnifique. Il choisit alors des roseaux de longueurs différentes et les attacha ensemble, inventant ce qu’on allait appeler la flûte de Pan, et depuis, Pan n’est jamais représenté sans elle.

En peignant cette fresque, j’ai trouvé un moyen de traduire et de parler de mes sentiments à travers cette histoire. J’ai ajouté à ma représentation de Pan des symboles païens comme les œufs de Pâques, comme la rosée qui coule d’un champignon sur un autre, comme le faune marchant sur des fleurs qui, en Portugais, ont le nom d’une femme.

Une autre chose amusante s’est produite et s’inscrit parfaitement dans le contexte.  Une femme du village est venue me voir peindre. Elle ne s’attendait nullement à me voir peindre une fresque sur le mur sur lequel j’avais déjà peint une autre fresque. Dès qu’elle a vu la nouvelle fresque, elle rebroussa subitement chemin, marcha à une vitesse telle qu’elle s’est marché sur les pieds et qu’elle a failli tomber, prise de panique.

C’est de là que vient le mot « panique ». »


Bisk, un éloge du détail.

Bisk est un plasticien autodidacte, inclassable. Il serait facile, peut-être trop facile, de le classer dans la catégorie des writers. Mais, outre que je ne vois guère l’intérêt de classer les artistes, par définition dirais-je, originaux et uniques représentants de leur espèce, ce n’est pas parce qu’un artiste vient du graffiti et qu’il utilise à profusion son blaze qu’il appartient, comme dans le jeu des 7 familles, à un mouvement artistique. Je prétends même (quelle audace !) que l’artiste se définit par la singularité de son projet et de sa production.

Bref, dans deux articles précédents[1], je vous ai présenté l’atelier de Bisk et une première approche de sa production. Quand Bisk m’a informé qu’il avait quitté les bâtiments industriels désaffectés qu’il occupait jusqu’alors et qu’il développait un projet nouveau, j’ai souhaité le rencontrer une nouvelle fois pour approfondir ma connaissance de l’artiste et mieux cerner les ressorts de sa création.


[1] http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/bisk-l%E2%80%99empire-du-signe

http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/une-visite-d%E2%80%99atelier-d%E2%80%99artiste-l%E2%80%99atelier-de-bisk

Son nouveau lieu est au cœur même de son projet artistique. Il squatte avec l’accord du propriétaire un terrain entouré d’une haute palissade, un terrain recouvert de tonnes de gravats, derniers vestiges d’un commerce rasé. La presque totalité des constructions a été détruite. Restent deux vastes bâtiments en dur qui abritent deux ateliers d’artistes, un bâtiment de taille plus modeste et de vastes hangars. Bisk s’est attribué une partie du lieu qui comprend un terrain vague (ou un vague terrain, c’est selon), un des hangars et la petite construction en dur qui a dû être, dans une vie antérieure, un genre de cabane de chantier. A son arrivée dans ce lieu incertain, Bisk trouve des centaines de mètres cubes de gravats recouvrant toute la surface du terrain. Le hangar est également rempli de tonnes de gravats. Partant de ce camp de ruines, Bisk, aidé par quelques amis, a créé un lieu, un lieu de vie et de travail.

Sommairement, avec des matériaux de récupération, le seul bâtiment en dur a été aménagé en un lieu d’habitation et d’exposition. Ces espaces sont considérés par l’artiste comme des créations artistiques en soi. La chambre est un espace qu’on visite au même titre que la salle d’exposition dans laquelle les toiles, les sculptures et les œuvres en volume sont disposées avec le souci de faire de la salle elle-même une œuvre d’art.

Quant au terrain couvert de gravats provenant du chantier de démolition, il est devenu un espace organisé que l’artiste s’est approprié. Il a d’abord marqué les limites de son « domaine ». Deux sculptures anthropomorphes symbolisant des guerriers gardent l’entrée. Des allées ont été dégagées et mènent à des espaces plus ou moins thématisés : une salle à manger avec une table dressée, un parterre de fragments de mosaïques au centre duquel trône une statue ou plutôt un mannequin déglingué qui la représente, un salon au canapé défoncé etc. Le hangar conserve certes une partie de ses gravats mais ils ont été non pas aménagés mais transformés. Des morceaux de murs ont été peints, des portes décorées ajoutées, des fenêtres peintes : ils sont devenus les matériaux d’une création. D’énormes tas figurent des monstres dont les gueules vomissent des gravats.

Il serait aisé d’y voir une métaphore de notre société qui produit tant de déchets qu’elle croule sous les ordures qu’elle produit. Une société dont l’existence même est menacée par les sous-produits toxiques de son fonctionnement. Cette interprétation, pour évidente qu’elle soit, n’est qu’une image de surface, une signification trop simple et trop banale pour résumer le projet artistique de Bisk. Si on regarde de plus près ce que l’artiste donne à voir, on voit que les morceaux cassés de carrelages ne sont pas disposés au hasard mais qu’ils forment une composition de toute évidence réfléchie. Les murs sont couverts de tags, de graffs et de fresques organisés selon un ordre sous-jacent qui évite la symétrie lui privilégiant la dissymétrie, l’alternance et le contraste et la spontanéité de la création. Des bouts de bois sont peints de motifs décoratifs que nous retrouvons dans les toiles de l’artiste. Il en est de même de tout un ensemble d’objets récupérés, objets qui deviennent les supports d’une décoration peinte avec une liberté qui étonne. Des courbes tracées avec des feutres fins, des boucles, des spirales, de savantes arabesques tracées dans l’inspiration du moment transmutent les scories en œuvres d’art.

Les murs sont peints, les gravats aussi, tout comme un immense capharnaüm d’objets morts dans leur fonction première, objets considérés comme des supports à la créativité. La comparaison avec les toiles est éclairante : Bisk a transféré sur un monde de rebuts son univers graphique. En « décorant » des objets qui ont perdu leur fonctionnalité première, Bisk les intègre à son univers.

Bisk n’a pas un discours sur notre société. Il n’a pas davantage de thèses à défendre. Il se laisse guider par sa volonté de rendre les choses plus belles, avec les moyens dont il dispose. Son trait, ses motifs décoratifs, ses harmonies chromatiques, son imagination qu’il laisse filer, libre, sans entraves.

Il y a du Facteur Cheval dans l’œuvre de Bisk. Une volonté de bâtir, une énergie et une constance qui le poussent à rechercher partout, non pas des supports d’expression, mais de fragiles traces d’une beauté cachée. Mais, alors que le divin facteur, avait des modèles, Bisk, au fil de l’eau, au fil des jours, dans les détails, cherche et trouve des éclats d’une perfection des formes qui l’obsède.

Bisk n’a pas de « projet » artistique stricto sensu, il ne peut s’empêcher de créer des formes. Une anecdote est, à cet égard, révélatrice. Lors d’une visite de son atelier, je tombe en arrêt devant une toile aux dimensions spectaculaires, je note l’importance a donné aux coulures, Bisk sort alors de sa poche un feutre fin et cerne la coulure d’un trait étroit. Un trait noir d’un tiers de millimètre pour achever une toile de plus de 10 mètres carrés ! Pas l’ombre d’une réflexion, comme un réflexe. Il manquait un point final.

Bisk peint et sculpte comme une évidence. Il créé sans références et sans modèle des œuvres pour nous aider à déceler dans les objets, tous les objets, des traces d’une beauté qu’il révèle.


© crédits photos Richard Tassart.