Swed Oner commente son portrait de Laurent.

Parler d’une œuvre d’art n’est guère chose facile. La rencontre du regardeur avec l’œuvre est un moment unique ; un moment qui appartient à celui qui regarde et à nulle autre personne. L’émotion suscitée par l’œuvre est d’une telle richesse et d’une telle complexité qu’en rendre compte avec des mots serait trahir l’émotion première. Cette incommunicabilité des affects n’exclut pas à mon sens la dimension de l’analyse. Il s’agit alors d’essayer de comprendre les ressorts secrets de l’œuvre, ressorts qui sont à l’origine de l’émotion originale. Ce que nul n’est contraint de faire. L’extériorité du regardeur par rapport à l’œuvre lui permet de mettre en lumière quelques clés qui aident à comprendre. Emotion et compréhension ne sont pas de la même nature et l’analyse critique d’une œuvre ne peut dans aucun cas remplacer la rencontre d’un sujet avec une œuvre.

Ceci étant, le regard du spectateur n’est pas le regard de l’artiste sur son œuvre. Les mots que posent un artiste sur sa production sont intéressants et doivent être pris en compte dans l’analyse. Reste qu’il n’est pas impératif de faire systématiquement l’analyse des œuvres.

Comme chacun sait que « l’ennui naquit de l’uniformité », c’est la raison pour laquelle, j’ai laissé Violant parler de ses deux fresques Pan et Noé. De la même manière, je souhaite éclairer le portrait peint par Swed Oner par le commentaire qu’il en fit en voix off d’une passionnante vidéo réalisée par Laurence Laux pour le M.U.R. Oberkampf [1]et par le texte qu’il diffusa quelque temps plus tard sur Facebook pour introduire les photographies de son portrait.


[1] https://www.facebook.com/laurence.laux/videos/388435293001285

« Mon nom d’artiste est Swed. Je suis originaire d’Uzès, dans le sud de la France et je suis street artiste. Je réalise des portraits noir et blanc, assez réalistes, des gens que je rencontre et avec lesquels je discute. Je les prends en photo ensuite pour réaliser leur portrait. J’essaie de représenter les personnes dans leur environnement, à savoir, dans leur rue, dans leur ville, dans l’endroit dans lequel je peins en fait.

Il n’y a pas d’objectif particulier à mes peintures, si ce n’est, d’apporter un peu d’estime et de fierté aux personnes que je représente.

Alors j’ai choisi le noir et blanc tout simplement par facilité. Il n’y a pas besoin d’avoir un gros sac. C’est plus facile d’avoir un petit sac à dos avec 6 ou 7 bombes de peinture.

En dehors de ça, j’aime bien l’esthétisme du noir et blanc. Les photos en noir et blanc, le côté un petit peu rétro. C’est aussi pour enlever l’éclat des couleurs sur les vêtements, les couleurs de peau, les couleurs des yeux. Tout le monde est traité de la même manière dans ma peinture.

J’ai choisi de poser un cercle autour des personnages parce que la figure géométrique du cercle, par définition, c’est une figure dont tous les points qui partent du centre sont à égale distance du centre. C’est un symbole d’égalité. »

« Retour sur ma prestation au mur Oberkampf la semaine dernière. Pris par le timing, je n’ai pu me promener qu’une petite heure, la journée de jeudi, dans ce quartier du 10ème arrondissement de Paris. Pas suffisant pour trouver ce que je cherchais.

J’arrive donc vendredi matin, sans aucune idée de qui va être ma muse du jour. Je suis sur le mur tôt pour filer un coup de main à un certain Laurent afin d’apprêter le mur ensemble. En arrivant, il est déjà là, au charbon. On partage un café, une clope et on reprend le rouleau.

Laurent, il s’affaire quand tout le monde dort, quand les terrasses des cafés ne sont pas encore sorties, afin que les artistes puissent venir composer confortablement. Laurent c’est l’homme de l’ombre.

Au fil des discussions, j’apprends qu’il est très investi dans le quartier, notamment au sein du collectif des 3 couronnes, lieu de vie à la fois culturel et d’aide aux plus fragiles.  J’apprends également qu’il fut un temps greenskeeper, jardinier de golf, pour les plus prestigieuses pelouses françaises, d’où lui vient aujourd’hui son amour des plantes.  Laurent tout le monde l’aime, parce qu’il aime tout le monde.

Vous l’aurez compris, il sera ma muse pour ce mur. Après une petite hésitation, il franchit le pas et accepte de me servir de modèle, pour mon plus grand bonheur.

Le reste est écrit dans les photos qui suivent.

Un énorme respect pour toi mon Lolo. Tu es de ces personnes qui cajolent notre humanité, grand merci d’avoir accepté le projet. »


Violant commente sa fresque « Noé ».

Vous savez, cher lecteur, chère lectrice, que je ne porte mon attention que sur les artistes et les œuvres qui m’intéressent. Cela a l’avantage de parer à toute vaine et évitable polémique. J’adore le débat, je hais la polémique. Je choisis mes débatteurs, histoire de faire l’économie d’instants précieux. Ceux qui me restent.

Ceci dit, il n’est guère nécessaire d’être grand clerc pour déduire de mes modestes billets mon admiration et mon respect pour l’œuvre de Violant. Depuis une dizaine d’années, nous entretenons une correspondance centrée sur l’analyse de ses fresques. Une correspondance indispensable pour en comprendre la signification. Car, et cela est singulier, les œuvres de Violant peuvent être regardées à deux niveaux. Un premier niveau qui est le niveau de la narration. Que nous donne à voir l’artiste ? Quelle histoire nous raconte-t-il ? Un second niveau qui interroge le sens de l’œuvre. L’accès au second niveau est un chemin semé d’embuches car aux significations que nous inférons de l’observation de l’œuvre se mêlent des clés de lecture. Et ces clés, seul Violant en a le trousseau. Aussi, la prudence commande d’entamer un dialogue avec l’artiste avant d’oser proposer au lecteur une signification.

Récemment, Violant a eu l’excellente idée de faire précéder la publication des photographies de ses œuvres d’un court texte qui indique quelles ont été les conditions de sa production, son commanditaire, l’explication de ses choix de représentation.

Avec son autorisation, dans un billet récent, j’ai traduit le texte qui introduit sa belle fresque Pan. Suite à cette publication, je lui ai proposé de traduire de nouveau le texte qui commente la production de sa fresque Noé. Il m’a gentiment autorisé et envoyé les photographies qui illustrent ce billet.

« L’endroit où j’ai peint ma fresque Noé est dans l’un de ces petits villages qui sont séparés par une rivière. Quand les habitants de ces deux villages faisaient la fête, ils embarquaient sur les quais de l’armée pour aller en bateau de l’autre côté. De la sorte, la fête se déroulait des deux côtés de la rivière en même temps.

Je devais peindre ma fresque avec un mec plus âgé que moi, un mec qui n’avait aucune expérience pour peindre une fresque de street art. J’ai dû le convaincre de convaincre le conseil d’administration qui a financé le projet de ce que nous pouvions faire sur le spot. Je savais que cela devait être une image populaire mais je ne voulais pas que ce soit une fresque à la guimauve.

Alors, je me suis souvenu de quelque chose qui pouvait convenir et rendre tout le monde heureux. Ce que j’ai peint, ma fresque Noé, était la représentation d’un genre d’énigme populaire. Le challenge consiste à transporter un chou, un loup et un agneau de l’autre côté d’une rivière, un à la fois, dans un ordre donné, afin que le loup ne mange pas l’agneau et que l’agneau ne mange pas le chou. Vous deviez le faire en le moins de trajets possibles car le soleil se couche et il commence à faire nuit et une telle tâche est impossible à effectuer la nuit. Alors, combien de voyages devrez-vous faire et dans quel ordre ?

Bien sûr, j’ai compliqué le problème en décidant que le loup, l’agneau et le loup étaient dans le même bateau et j’ai appelé mon mur « Noé ». Tout cela pour illustrer ma conviction que nous sommes tous dans le même bateau et que nous pouvons tous faire mieux ensemble.

Le crocodile que j’ai peint est à mettre en lien avec un mythe urbain du coin qui a un grand barrage à proximité. Les habitants ont inventé l’histoire d’un crocodile vivant dans son lac de retenue, un crocodile qui s’est échappé d’une maison construite sur le bord du lac. Je crois que cette histoire a été inventée pour décourager les nageurs qui prenait la partie arrière du barrage comme un plongeoir.

Le bracelet peint au poignet de Noé a été emprunté au propriétaire du bar où j’ai bu mon café. »


Têtes de mort.

Confidence pour confidence, je ne suis pas un amoureux des cimetières et, à vrai dire, la mort n’est guère chez moi une préoccupation encore moins une angoisse ni une source d’interrogations religieuses voire métaphysiques. Si depuis des années, bientôt une décennie, j’interroge les représentations de la mort, c’est le fruit du hasard. Une rencontre avec les œuvres d’Éric Lacan, artiste singulier auquel j’ai déjà consacré trois articles[1]. Parmi l’ensemble des représentations de la mort l’une d’entre elles m’a particulièrement intéressé : la tête de mort. Partant des fresques du street art, mon objectif, dans ce billet, est de donner quelques jalons pour expliquer l’histoire d’un symbole.

Les symboles de la mort, en occident, sont pléthore. Un inventaire à la Prévert n’y suffirait pas. Qu’on en juge : la couleur noire, le corbeau charognard de nos campagnes, l’horloge, le cercueil, la fleur fanée, une faux, des épis de blé, des croix etc. Une suite de signes gravitant autour de deux pôles : les aspects les plus matériels du deuil (cercueil, croix, cadavre etc.) et les allusions au temps qui passe (horloge, clepsydre, sablier mais aussi les fleurs)[2]. Diversité donc mais aussi présence forte des têtes de mort. Symboles religieux dans une large mesure laïcisés dont certains ont disparu ou sont tombés dans l’oubli tandis que d’autres connaissent de nos jours une prospérité et de bien curieux développements.

Je prendrais comme exemple un symbole de la mort étonnement présent dans nombre d’œuvres de street art, le crâne, la tête de mort, réétiquetée sous l’influence étatsunienne, « skull ».


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/%C3%A9ric-lacan-l%E2%80%99art-et-la-mort

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/esth%C3%A9tique-gothique-%C3%A9ric-lacan-le-mur-12-octobre-2017

[2] Les représentations des tulipes dans les vanités hollandaises sont des références à la chute du cours des tulipes aux Pays-Bas au 17ème siècle.

Je viens d’un temps où personne n’aurait eu l’idée blasphématoire de peindre un crâne sur un mur. Les attributs de la mort et ses symboles étaient alors choses religieuses, choses graves, choses sacrées. Plus généralement, dans les familles chrétiennes de la seconde moitié du XXème siècle, un culte domestique était rendu aux ancêtres. D’abord pour des raisons touchant aux fondements de la religion. Les défunts attendaient au purgatoire la pesée des âmes avant d’accéder au paradis ou vouées aux enfers. Des prières leur étaient adressées, des messes dites et ils jouaient un rôle d’intercesseurs auprès de la divinité. Dit autrement, les morts étaient absents certes mais présents dans une autre dimension spirituelle. Dans les foyers, un lieu était dédié à leur culte. Un lieu qui n’est pas sans rappeler les autels domestiques de l’antiquité romaine consacrés aux dieux lares et aux génies. Des photographies des défunts étaient dûment encadrées et placées sur le haut d’une commode ou d’un buffet dans la pièce principale. Le jour des Rameaux on ne manquait pas d’insérer entre la photographie et le verre quelques feuilles de buis bénies par le prêtre. Comme une offrande.

Ce culte des ancêtres quasi universel s’inscrivait dans un contexte qui renforçait sa signification. Dans le même temps, le défunt était au centre d’un rituel dont l’ordre devait se substituer au chaos de sa disparition. Lors de l’agonie, le mourant recevait l’extrême-onction, les derniers sacrements, la porte de la maison du défunt était drapée de noir, les parents et les proches participaient à une veillée funèbre, la mise en bière était régie par des règles, un cortège accompagnait le défunt à l’église où une messe était dite dans le recueillement, le corps du défunt était enterré conformément à l’Evangile[1]. Culte domestique et pratiques sociales étaient l’objet de rituels puissamment ancrés dans les mœurs. C’est à cette mesure qu’il faut apprécier le caractère sacré des attributs de la mort.


[1] L’incinération qui est de nos jours monnaie courante était le fait des Francs-maçons et des libres-penseurs. La parole du christ était littéralement suivie : « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière. » 

Le plus curieux est le semblant de justification qu’apportent les street artistes à la peinture du skull. Le plus souvent un lettrage indique qu’il s’agit d’une Vanité, d’un memento mori alors que les œuvres n’en sont pas.

Le nom du genre vient de l’Ecclésiaste, « Vanité des vanités, tout est vanité ». Le genre se constitue comme genre autonome vers 1620, à Leyde, aux Pays-Bas, et se répand tout au long du 17ème siècle en Europe, particulièrement en Flandres et en France. Les riches commanditaires se sont adressés aux meilleurs peintres de leur époque pour peindre des tableaux qui étaient des supports iconiques à la prière et à la méditation. Les objets représentés invitaient à réfléchir sur le caractère fugace de la vie et la vanité du genre humain soumis à la fuite du temps. Ce sont des « objets de dévotion », complétés dans les maisons bourgeoises par d’autres objets de piété : autels, crucifix, portraits du Christ, de la Vierge Marie, des Saints, illustrations d’épisodes des Evangiles et de la Bible etc. Autant d’objets d’un culte domestique.
Il reste du culte domestique des traces dans nos actuelles pratiques sociales mais nombreux sont ceux qui ignorent que parallèlement aux rituels célébrés dans les églises et les chapelles coexistaient depuis les débuts du christianisme des rites religieux pratiqués par les croyants dans le cadre de leur maison, au sein de la famille.

Les significations de la tête de mort ont changé dans l’histoire et selon les sociétés. Ainsi le drapeau noir frappé de la tête de mort des pirates signifiait qu’il ne sera pas fait merci aux prisonniers. Sa fonction est de provoquer la peur. Le plus souvent la tête de mort portée par des soldats affirme leur courage, leur bravoure, leur détermination à se battre jusqu’à ce que mort s’en suive.

Aujourd’hui, la tête de mort a perdu sa signification religieuse et garde un parfum de scandale. Elle est devenue un motif de décoration. Dans la mouvance des provocations des gothiques, elle a envahi la mode. On la voit imprimée sur des carrés de soie siglés, des vêtements, des accessoires de mode, des bijoux.

Que reste-t-il du genre des Vanités de nos jours ? Bien que n’étant pas spécialiste des choses religieuses, je dirais qu’il n’est reste rien. Les Vanités en tant qu’objets de dévotion ont disparu dans le même temps que les cultes domestiques. Les street artistes n’ont conservé du genre que le crâne, ignorant que la Vanité représentait un ensemble d’objets ayant une fonction religieuse. Un crâne le plus souvent symbolisant la mort, des objets symbolisant le passage du temps et dans le même ordre d’idée, des objets éphémères. La Vanité comme objet de dévotion domestique a perdu cette dimension : les « vanités » modernes sont peintes sur des toiles ou sur des murs, offertes aux regards des chalands. Force est de constater que ce contre-sens sur la signification des Vanités illustre la sécularisation de notre culture. La composante chrétienne de notre civilisation s’étiole et les référents religieux ne sont plus compris. J’avoue que le fait de savoir que la Bible de verre que forment les vitraux de la Sainte-Chapelle, bientôt, ne sera plus comprise que par quelques happy few m’interroge. 2000 ans d’une culture religieuse constitutive de notre culture européenne sombrent dans l’oubli.