Rouge Hartley : nature morte.

L’association Art Azoï a sollicité Rouge Hartley, street artiste à laquelle j’ai consacré déjà plusieurs billets, pour « faire le mur » du Carré de Baudouin, rue de Ménilmontant, au mois de juillet. Bien lui a pris car Rouge a peint non pas un mur mais une œuvre.

 Une œuvre déroutante. Longue de plusieurs dizaines de mètres, elle ne se laisse pas saisir d’un regard. Le regardeur, au pied de l’œuvre, en saisit mal le sujet et la mise à distance, parce qu’elle provoque une naturelle perte de définition, fait jaillir quelques séquences de la fresque sans toutefois pouvoir la considérer dans son ensemble. Par ailleurs, l’artiste ne cerne pas les objets représentés par des traits forts. Au contraire les aplats de couleurs se juxtaposant confondent les limites. Ainsi la majeure partie de la composition mêle sur un fond d’un bleu très intense une superbe harmonie, mariant des grenats, des roses, des jaunes. Quelques couleurs vives rythment la longue fresque.

Identifier de manière précise le sujet n’est guère chose facile pour les raisons qui ont été dites infra ; il convient de s’en tenir à des hypothèses. Mon hypothèse est la suivante ; sur un plan, peut-être un meuble, installé en extérieur sont posés différents objets, des vases, des étoffes et des fleurs. C’est une nature morte. Bien singulière au demeurant : si un vase est posé sur son fondement, d’autres vases que nous pouvons imaginer en cristal sur couchés voire cassés. Les fleurs ne forment pas un bouquet ayant une savante composition, mais couchées sur un plan horizontal, mêlées. Alors que la nature morte dans notre tradition occidentale est un modèle de rationalité, la nature morte de Rouge n’est pas un modèle loin s’en faut et illustre un désordre.

J’en viens à penser que Rouge revisite le thème des très classiques natures mortes de notre histoire de l’art et s’amuse à en inverser la problématique. Les savantes et géométriques compositions des natures mortes anciennes, au maniérisme de l’exécution qui confine parfois à une volonté de copier le réel, elle propose une nature morte caractérisée par le désordre des objets et l’« imprécision » voulue de l’exécution. Par ailleurs, Rouge change le cadre. Elle « sort » le sujet, qui « scène d’intérieur » devient une curieuse scène d’extérieur. Quelques indices le montrent : le contraste chromatique entre la nature morte proprement dite et un espace situé à droite de l’œuvre peint d’un bleu profond et un saugrenu tournesol qui clôt la composition. J’ai même cru reconnaître un coq !

Doit-on réduire la fresque de Rouge à un exercice de style parodiant un exercice de style classique ?

La fresque est certes cela mais pas que cela. Car l’impression qui domine de ces cristaux cassés, de ces étoffes froissées, de ces fleurs couchées, est l’absolue beauté de l’œuvre. Magnifique contradiction apportée aux poètes et aux artistes qui ont associé comme une vérité d’évidence l’ordre et la beauté. Rouge fait la démonstration que la beauté ne nait pas de l’ordre. La beauté est aussi dans le chaos, dans le désordre.  

Comment ne pas voir dans la volonté de Rouge d’estomper les limites des objets représentés un désir d’ « obliger » le regardeur à prendre, au sens propre, de la distance. C’est du trottoir d’en face qu’on discerne le mieux les contours des objets mais en s’éloignant le regard perd en précision. L’imprécision permet au regardeur attentif d’être sensible au climat de l’œuvre et l’oblige à faire un bout du chemin pour donner à l’œuvre une signification.

La fresque qui incite au questionnement n’est pas pour autant un manifeste. Si manifeste il y a, il est dans le triomphe de la couleur et de la peinture. Rouge n’a pas écrit un savant traité pour apporter la contradiction aux peintres classiques, avec des pigments et des pinceaux elle crée des images. Et ces images se passent de commentaires sur l’art : elles sont de l’art dans sa plus belle expression.


Carnations, changement de décor.

Peindre la peau, les visages, les corps, la chair, peindre l’infini variété des couleurs de la peau a toujours été un défi. L’histoire commence quand les peintres durent figurer de manière réaliste la couleur de la peau des personnages qu’ils représentaient. Les riches commanditaires des peintres de la Renaissance, les riches marchands et aussi les hommes d’église imposèrent aux artistes la création d’images se rapprochant de la « réalité ». Cette tentative de copier le réel s’étendit à l’ensemble des éléments du réel : carnations, représentation des vêtements et des décors.

Aujourd’hui encore des peintres et des street artistes s’inscrivent dans cette tradition (n’oublions pas le courant hyperréaliste qui reproduit à merveille des photographies). Par contre, un autre courant rompt avec le réalisme et nous donne à voir des œuvres bien particulière dont l’objectif avoué n’est pas une copie du réel mais des créations authentiques en-soi. Ces œuvres qui traversent les champs de la peinture de chevalet et du street art empruntent à d’autres traditions comme celle du portrait des éléments mais l’imagination des artistes transcendent les codes de la peinture en y intégrant les codes du graffiti, du graphe et du tag.

Voilà une raison suffisante de découvrir la variété des approches et de réfléchir à leurs significations.

Tout d’abord, nombreux sont les artistes qui pour régénérer l’art du portrait font fi des tutoriels d’apprentissage de la peinture en s’exonérant du réalisme. Ils changent par exemple les valeurs des carnations. Aussi voit-on des visages peints dans des dégradés de bleus ou de rouges, ou de rose, ou de violets. L’objectif du portrait pour ces artistes n’est pas de ressembler à une personne dont le regardeur reconnaîtra les traits. Il s’agit non pas de faire apprécier la maîtrise de l’artiste capable de copier les traits d’un individu mais l’œuvre pour ce qu’elle est : une peinture n’ayant d’autre objet que de séduire le regardeur.

Aux changements de gammes de couleurs viennent s’ajouter sur la peau même ce qu’il faut bien considérer comme des éléments décor. Ils sont d’une infinie variété : dessins de tags, décomposition géométrique des espaces, coulures, juxtaposition d’aplats de couleurs vives ordonnées selon des courbes ou des droites, recherche d’une relative confusion entre le sujet et le décor dans le traitement formel, reproduction de photographies dans les espaces dédiés aux carnations, inscription de courtes phrases, écriture et lettrage. Comme on le voit, l’innovation est contenue dans le mélange des codes et leur intégration dans une œuvre originale et inédite. Les codes viennent d’autres cultures plastiques, essentiellement celle du graffiti mais également des codes de l’image publicitaire et de l’image de mode.

Je vois, à l’émergence de ce mouvement, deux raisons principales.

Historiquement la peinture, au sens le plus large, n’est plus le seul vecteur de la création d’images érotiques. L’intégration des codes venant d’autres univers graphiques est le reflet de notre vision du monde moderne où se mêlent des cultures de l’image d’une incroyable variété. Les formes traditionnelles, telle celle du portrait posé, sont « récupérées » pour donner naissance à une autre forme qui n’a pas de commanditaire, qui n’est pas contrainte par la ressemblance, qui, pour exister a besoin de se distinguer des formes antérieures.

Ainsi se développent sans se mêler deux courants pour peindre les carnations : un courant « traditionnel » qui garde l’objectif du réalisme et un courant « synthétique » qui n’est pas limité par la copie du réel et fédère les codes graphiques contemporains.