Banksy et C 215, voyages dans une Ukraine en guerre.

Dans un précédent billet consacré au voyage en Ukraine de C 215[1], j’avais mis en regard les pochoirs de l’artiste et ses commentaires, jugeant que la comparaison entre les œuvres et ce que C 215 en disait n’était pas sans intérêt.

Banksy, la semaine dernière, sur son compte Instagram, a mis en ligne une courte vidéo qui éclaire les œuvres peintes dans une Ukraine en guerre. Les 7 pochoirs ont été peints dans une localité devenue le symbole de la résistance aux bombardements russes, Borodianka, une ville située à une soixantaine de kilomètres de la capitale ukrainienne.

C 215 et Banksy ont certes autant de points communs que de différences. Au titre des ressemblances, ce sont des pochoiristes qui ont décidé de soutenir la résistance du peuple ukrainien en allant peindre des œuvres sur les ruines des bombardements de la Russie sur les installations civiles (immeubles d’habitation, gares ferroviaires, magasins, écoles maternités, hôpitaux, etc.)

Peindre sur des ruines de bâtiments civils illustre un des caractères de cette guerre : la Russie fait la guerre au peuple ukrainien. La guerre ne se réduit pas à l’affrontement de deux armées. La Russie, en dépit des traités internationaux et contrairement aux déclarations de ses dirigeants, met en œuvre des moyens considérables pour tuer des civils et plonger des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans l’obscurité et le froid.


[1] https://streetarts.blog/2022/04/08/c-215-le-voyage-en-ukraine/

Deux corpus d’œuvres peintes par deux pochoiristes soutenant la même cause, une belle occasion de les comparer.

Les sujets choisis par C 215 éclairent son point de vue sur la guerre. Tout d’abord, un pochoir peint aux couleurs du drapeau ukrainien, bleu et jaune, représente « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Une manière de souligner la parenté entre la Révolution française de 1830 et la lutte du peuple ukrainien. Cette fresque est complétée par une série de portraits : un jeune garçon portant une chemise traditionnelle, deux portraits de jeunes files habillées également de vêtements folkloriques, un portrait d’une mère serrant dans ses bras son jeune enfant, un portrait d’homme portant une tenue typique, le portrait d’un adieu au combattant. Singulièrement, peint sur un char russe détruit, un rapace aux couleurs nationales, signe peut-être de l’espoir qui surgit des profondeurs du pays et symbole d’une détermination guerrière. A part un portrait de jeune fille, toutes les œuvres ont été peintes dans une harmonie de couleurs qui privilégie le bleu et le jaune.

Les pochoirs de C 215 n’échappent pas aux poncifs : la beauté profanée des jeunes enfants, figures de pureté, la tristesse incommensurable des babouchkas et des Cosaques, la douleur des jeunes amants dont l’homme à la guerre. S’y ajoutent la revendication de l’identité ukrainienne par opposition à une Russie qui réécrit l’histoire, affirmant que l’Ukraine, en tant qu’Etat n’existe pas et que les Ukrainiens font partie du peuple russe. Une déclinaison de « belles images », des pochoirs finement découpés, d’une exécution parfaite, avec de jolies couleurs patriotiques. Un peu comme les fameuses images d’Epinal version propagande. Des images dont le but est d’émouvoir : un appel aux sentiments pour galvaniser le soutien international et la résistance ukrainienne.

Les œuvres de Banksy sont radicalement différentes, dans le fond et dans la forme.

 Ce sont des pochoirs rudimentaires, deux cartons découpés, un par couleur, noir et blanc. L’humour et la dérision sautent aux yeux. Humour de ce vieux monsieur à l’imposante barbe qui dans son bain au milieu des ruines se frotte le dos, dans un paysage d’apocalypse. Humour du jeune judoka qui met à terre son adversaire plus grand et plus fort (on pense bien sûr aux inénarrables photographies de Poutine, Poutine torse nu à la chasse, Poutine judoka ceinture noire etc.) Dérision de cette ménagère faisant sa mise en pli et armé d’un extincteur pour éteindre l’incendie de la guerre. Dérision encore avec cette scène d’un couple qui danse sous la pluie abrité ( singing and dancing in the rain !) Dérision toujours avec cette gracieuse ballerine utilisant les ruines pour faire les pointes ou de cette gracile gymnase utilisant les décombres comme autant de propositions d’exercices. Humour et tendresse et ces deux enfants jouant à la balançoire sur des obstacles antichars. Paillardise enfin avec le détournement d’un pénis peint sur un mur par un anonyme et qui, chargé sur un véhicule militaire, devient un missile pointé vers le ciel.

On l’aura compris, Banksy ne fait pas dans le folklore et la propagande romantique. Avec 3 francs 6 sous, quelques bouts de carton et deux bombes aérosols, il se moque de l’ogre russe. Un ours en passe d’être vaincu par un David ressuscité. Poutine en prend pour son grade, en male viril battu par un gamin « qui n’en veut ». Sur les ruines, sous les décombres, la beauté, la grâce, le jeu et la joie triomphent. Les ruines poutiniennes deviennent des accessoires utiles pour que la vie l’emporte sur la mort.

C 215, Banksy, deux pochoiristes engagés aux côtés de l’Ukraine qui ont tous deux décidés d’aller peindre sur les ruines comme Boris Vian d’aller « cracher sur nos tombes ». Deux techniques comparables, mais deux approches radicalement différentes. Chez C 215, je retiendrai la recherche de l’émotion et chez Banksy, un formidable humour fait de moquerie et de dérision.


Murad Subay : Le cri des Yéménites.

Les fresques de Murad Subay ne laissent personne indifférent. Les médias faute d’une connaissance suffisante de l’artiste le nomment le « Banksy du Yémen ». D’autres le qualifient d’« artiste de rue » et d’ « activiste politique ». Comparaison n’est pas raison. Ce sont des street artistes (et non des artistes de rue ! Traduction par trop littérale) qui créent des images dont les messages sont politiques. Banksy et Subay ne sont ni les premiers, ni les seuls, et le street art politique est une des catégories du street art.

L’œuvre qui a retenu mon attention est une affiche qui a été récemment collée sur le M.U.R. Oberkampf à Paris. Elle se présente comme un rectangle de 4 mètres sur 3, composée de deux parties sensiblement égales. Sur un fond rouge vif, deux portraits ont été peints. A droite, celui d’une femme nue. A gauche, celui d’un homme nu. Les deux portraits représentent la partie supérieure du corps traversée par des puissantes lignes horizontales noires. Noires comme la couleur des portraits. Trois bandes verticales séparent les deux portraits. Le chromatisme se réduit à 3 couleurs : le rouge du fond, le noir du dessin, le blanc des corps dénudés.

L’homme et la femme crient. Leurs bouches sont grandes ouvertes et leurs mains forment un porte-voix. Bouches et mains sont entravées par des « barreaux » qui les traversent.

La connaissance du contexte politique s’avère indispensable pour comprendre l’intention de l’artiste. Murad Subay, artiste yéménite, dénonce le soutien qu’apporte la France à l’Arabie saoudite. Cette œuvre et plusieurs autres réalisées en France témoignent de la complicité de la France dans la vente d’armes à l’Arabie saoudite.[1] C’est donc sur le sol français que Murad Subay combat la politique extérieure française.


[1] « La France a livré pour un montant de 1,379 milliards d’euros de matériels de guerre à l’Arabie saoudite et pour un montant de plus de 287 millions d’euros aux Emirats arabes unis. Ainsi, ces deux pays sont respectivement aux 2ème et 5ème rang des pays clients de la France, en matière de livraisons de matériels de guerre ». Amnesty international.

Deux remarques sur la forme du collage. La première porte sur les « barreaux » des prisons qui, au lieu d’être verticaux, sont horizontaux. S’écartant de l’image iconique des geôles, l’artiste a été amené pour pouvoir « traverser » les corps des victimes de la guerre, d’inverser le sens « traditionnel » des barreaux. Notons que cet écart par rapport au référent iconique ne gêne guère l’interprétation. Le « regardeur » comprend qu’il s’agit de prisonniers qui veulent hurler leur détresse. Par contre, les bandes verticales noires et blanches utilisées par l’artiste dans d’autres œuvres semblent évoquer une pellicule de cinéma. Ce serait à mon sens une fausse piste. J’y vois bien davantage le souci de l’artiste d’instituer son œuvre comme une création d’images. Son discours serait le suivant : « Je vous donne à voir deux images ; deux images sans le son car les personnages sont empêchés de crier. »

Le choix d’un chromatisme réduit à peu de couleurs semble être une caractéristique des choix plastiques de Murad Subay. Le rouge et noir si présents dans sa production ont été choisis pour leur fort contraste et les imaginaires liés à ces deux couleurs. Il s’agit non seulement d’attirer l’attention du chaland mais de susciter des émotions capables de déboucher sur une prise de conscience et une action politique.

Le dessin volontairement schématique souligne la maigreur des corps et leur délabrement. Le dessin refuse l’esthétisme et marque la grande importance donnée au message par rapport à la forme. Forme réduite aux éléments signifiants : ce ne sont pas des combattants qui sont emprisonnés mais des hommes et des femmes, comme vous. Vous, regardeurs, vous êtes responsables de cette horreur.

Si j’apprécie l’adéquation entre le message politique et la forme, l’extrême simplification du propos ne cesse de m’interroger. Et cela pour plusieurs raisons : sans une relative connaissance du référentiel, les prisonniers pourraient être les malheureuses victimes de nombre de conflits. C’est certainement une des raisons qui amènent l’artiste à mettre souvent en regard textes et images. Les textes (et non les images) limitent la polysémie du dessin jusqu’à conduire le regardeur à une seule lecture de l’œuvre.  

La simplification de l’image en augmente certes la force mais simplifie à l’excès la situation. Le regardeur n’apprend rien concernant la guerre au Yémen. Il ignore aussi l’essentiel : quelles sont les rasons pour lesquelles la France vend des armes à l’Arabie saoudite. Il est vrai qu’une image ne peut expliquer une situation internationale particulièrement complexe. Prenons-la pour ce qu’elle est : un cri enfin entendu, une prise de conscience de l’horreur d’une guerre éclipsée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.