Femmes et street art : Lilith.

Découvrir nombre de fresques urbaines de femmes belles et « pures » comme Eve avant de croquer le fruit défendu a été une authentique surprise. Surprise augmentée au centuple par le nombre faramineux de peintures de portraits de femmes, allégories de la Beauté.

En d’autres termes, les street artistes dans le monde occidental célèbrent la femme comme une illustration par l’exemple de la beauté éternelle. Ces représentations ont des points communs qui, eux aussi, étonnent.

Les portraits sont des portraits de face ou de trois-quarts, ils sont centrés sur le visage de jeunes femmes aux traits remarquablement réguliers et séduisants. Curieusement, ces beaux visages sont sans expression. Les traits sont dessinés de manière classique comme si le peintre et son modèle se faisaient face. Pas de plongée haute ou basse, pas de distorsion des traits. Le regard ne traduit aucune intention, ni aucune expression particulière. La bouche est fermée. Sont absentes les parties du corps qui pourraient être érotisées.

Bref, quelle que soit la couleur de la peau du modèle, le portrait est une célébration chaste de la Beauté. Retenons l’idée suivant laquelle la beauté des femmes pour se révéler doit faire abstraction de l’émotion et de la sensualité. Une typologie de portraits féminins qui est une déclinaison de l’allégorie biblique d’Eve et de la figure de Marie, mère de Jésus.

Mettons entre parenthèse une représentation de femmes véritables icônes d’une génération. A titre d’exemple, je citerai les innombrables portraits de Frida Kahlo et ceux, certes moins nombreux, d’Amy Winehouse. Ces portraits sont des hommages posthumes, des tombeaux dédiés à de défuntes idoles. Ils reproduisent, plus ou moins bien, des photographies disponibles sur Internet. Ce sont des copies sans imagination qui n’ont guère, à mes yeux, d’intérêt plastique.

Plus intéressants, les portraits féminins qui rompent avec l’académisme et introduisent (enfin !) émotion et sensualité.

 Dans ces œuvres, à dire vrai, relativement peu nombreuses, des ruptures apparaissent. Tout d’abord, elles portent sur l’intention du peintre. L’objectif n’est plus la célébration du culte d’une beauté figée et intemporelle mais la traduction d’une émotion. Elle passe par une série de contrepoints à la figure angélique traditionnelle : les points de vue de la représentation changent, apparaissent des plongées hautes et basses, le cadrage s’élargit à d’autres parties du corps, les yeux deviennent expressifs, la bouche s’ouvre en découvrant langue et dents, la chevelure accompagne la rupture des codes, les vêtements interviennent comme des éléments non pas de décor mais de renforcement des intentions.

Somme toute, les portraits se sexualisent introduisant en plus d’une composante esthétique une dimension érotique. La femme, figure aboutie de la Beauté, devient dans cette typologie un objet de désir.

Ce n’est pas nouveau me direz-vous et j’en conviens aisément. Par contre, ce qui me parait nouveau, c’est l’association qui est faite par certains artistes entre nudité, sexualité et symboles de la violence. Ce n’est pas une déclinaison des fameuses pin-up des années 50[1] qui a fait long feu. Je vois dans ce changement des codes de représentation des femmes une illustration de la révolution féministe qui traversent les sociétés occidentales. Une rupture des codes esthétiques et plastiques correspondant à une rupture radicale dans nos représentations sociales des statuts des hommes et des femmes. Ainsi, par exemple, nous trouvons des œuvres représentant des femmes érotiques associées dans des scènes à des objets tels que Kalachnikov, revolvers, cocktails Molotov, battes de baseball, poings américains etc. Une esthétique fantasmée issue d’une culture des limites, voire underground.

Au-delà d’une esthétique, c’est également la revendication d’une identité nouvelle qui intègre les avancées des luttes féministes occultant de fait les images éculées des portraits « angéliques ». Les femmes ont des désirs et sont en même temps, objets de désirs, masculins et féminins.

La figure des femmes dans le street art est polarisée à l’extrême et pose question. En fait, cette polysémie n’interroge pas l’Art mais questionne les représentations sociales de la femme dans les sociétés d’occident. Cette profonde dualité de la figure de la femme est superbement illustrée par le récit biblique de la genèse. Non seulement, c’est Eve qui est responsable du péché originel qui condamne l’ensemble de l’humanité mais, chassée du paradis terrestre, Eve devient Lilith, l’épouse de Satan. Dans le même mythe coexistent les deux figures opposées de la femme : la déesse-mère et l’incarnation des forces du mal.

Cette image binaire de la femme traverse les récits religieux juifs et chrétiens depuis les premiers siècles de l’antiquité jusqu’aujourd’hui.

Dans le même temps, en parallèle, un courant « réformateur » gagne le terrain perdu par le courant « religieux ». Une autre image de la femme émerge. Son émergence et sa diffusion suivent précisément l’évolution du statut des femmes dans nos sociétés.


[1] Une pin-up est une représentation de femme, dessinée ou photographiée, dans une pose aguichante ou « sexy », d’où l’expression anglo-saxonne de « pin-up girl » qui pourrait se traduire en français par « jeune femme épinglée au mur ». Le mot est employé pour la première fois en 1941. Depuis leur apparition, les pin-up sont restées un symbole de charme et d’érotisme régulièrement remis au goût du jour. Wikipédia.


Femmes et street art. Eve.

Aborder le thème des femmes dans le street art est chose délicate et il convient d’emblée de formuler, en introduction, des réserves.

La première et la plus évidente porte sur la documentation. Elle puise dans les flux des réseaux sociaux et plus précisément sur ce que les modérateurs de ces réseaux autorisent la mise en ligne. Or, par définition dirais-je, il est impossible à l’observateur de connaître ce qui a été l’objet d’une censure. De plus, les œuvres étant peintes dans l’espace public et visibles par tous, il est certain que les artistes adoptent une relative « modération » dans leur expression sachant qu’une œuvre qui attirerait les foudres des pères (et mère !) la Vertu serait censurée par les édiles locaux voire les forces de l’ordre (moral).

Voilà pour les réserves ! Malgré la limitation du corpus, l’analyse montre qu’il n’y a pas dans les œuvres de street art une image et une seule de la femme mais plusieurs images qui reflètent un éclatement du thème générique. Je centrerai mon billet sur une de ces figures de la femme : celle de la femme figure allégorique la Beauté.

A la réflexion, la persistance dans le temps de l’image de la femme symbole de la beauté est surprenante. Une surprise donc car depuis la nuit des temps, et peut-être même avant, la femme est associée à la beauté à un point tel qu’elle la représente et l’incarne. Les œuvres contemporaines s’inscrivent dans une longue tradition iconique.

Les traits de la beauté sont en tout premier lieu le visage. Les représentations de beaux visages de femmes sont innombrables. Bien sûr, quelques artistes impriment leur style à l’exercice canonique du portrait. Mais quelques constantes apparaissent : ce qui est recherché dans la représentation est la « pureté », en ce sens, la recherche d’une esthétique formelle. Pour y parvenir, nombre d’artistes gomment les traits qui traduisent l’expressivité du visage. L’attention du « regardeur » se concentre sur l’harmonie des traits, sur l’effet d’une palette « tempérée », sur une composition simple immédiatement « lisible » mettant clairement en évidence la représentation du visage.

Ainsi, des milliers d’œuvres proposent de jolis minois détourés, vides de toute expression, beaux comme ces images de messe sulpiciennes qui me servaient jadis de marque-page dans mon missel.

Ces images stéréotypées de jeunes filles éthérées d’une affligeante banalité sont des poncifs usés jusqu’à la corde. Poncifs qui font hélas encore recette. Hélas, trois fois hélas, au poncif du portrait marial se superposent d’autres poncifs. J’en veux pour preuve moults portraits de femmes qui associent dans une même image un visage de femme et des éléments de décor.

Regardons ces décors censés mettre en valeur la représentation du visage. On y voit des végétaux (des plantes magnifiques, des fleurs exubérantes etc.) et des animaux, le plus souvent domestiques (des oiseaux, beaucoup d’oiseaux aux plumages multicolores mais également des papillons, des chats etc.) Ce sont des blasons, lointains héritiers du dit médiéval.

On peut s’interroger sur la permanence de la représentation de la femme comme figure allégorique de la Beauté dans son absolu. Doit-on voir dans le refus tacite ou explicite de l’expression des émotions une volonté de représenter la « pureté » ? La stabilité du modèle de la femme s’explique-t-elle par la rémanence d’un modèle puissant et ancien ?  

Au moins à titre d’hypothèse, on peut penser que les déclinaisons modernes de « l’éternel féminin » sont des traces encore bien vivaces d’un corpus idéologique et iconographique religieux ancien.

Dans ce fonds immémorial, en creusant quelque peu, nous trouvons la figure biblique d’Eve, la première femme. Dans le livre de la genèse, Eve issu d’Adam, est mère de tous les êtres vivants (c’est la signification de son nom). Une mère dont le truchement engendre la création divine. Dans le mythe du paradis terrestre sont associées la beauté du jardin d’Eden, la beauté d’Eve, la pureté avant le péché. L’Eglise après la crise iconoclaste proposera aux fidèles non seulement un récit des origines mais aussi un trésor d’images qui continuent, me semble-t-il, à vivre d’une manière plus ou moins souterraine dans la culture occidentale.

Cette figure traditionnelle de la femme coexiste avec d’autres figures de la femme qui sont en complète rupture voire en opposition. Ce sera le sujet d’un prochain billet : comment la femme dans le street art est devenue un objet de désir.