Beau comme l’antique.

Pourquoi diantre les street artistes peignent-ils des statues gréco-romaines ?

La représentation de statues gréco-romaines dans le street art occidental n’est pas anecdotique. Sans être pour autant fréquente, elle n’est pas rare et nombre d’artistes s’en sont fait une spécialité voire une marque de fabrique.

Essayons d’éclaircir cette ténébreuse affaire !

Les street artistes copient de célèbres statues grecques et romaines dont les photographies sont accessibles sur Internet. Elles sont scrupuleusement copiées : le blanc du marbre est reproduit et les références aux modèles non seulement sont explicites mais sont recherchées.

Bien qu’évoquant la Grèce ancienne, les reproductions « reproduisent » des statues romaines qui étaient des copies de sculptures grecques (sic). Les œuvres grecques originales, sculptées entre le 8ème et le 2ème siècle avant Jésus-Christ, ont été, à l’époque romaine, copiées par de riches patriciens sur le modèle des rares sculptures grecques qui avaient traversé sans dommage le temps. Ces sculptures romaines ont été taillées dans le marbre blanc parce que leurs modèles grecs avaient perdu leurs pigments de peinture.

Ce n’est que récemment que les analyses ont révélé que les sculptures grecques étaient, en fait, polychromes. Elles reproduisaient fidèlement les couleurs « naturelles » des modèles. Dans le même temps, les scientifiques ont montré que les sculptures étaient peintes tout comme les frontons des temples, les bas-reliefs, les sols des demeures, les éléments de l’architecture des demeures ayant une fonction décorative.

Les sculptures hellénistiques et leurs copies romaines sont mélangées dans notre culture et dans notre imaginaire de l’antiquité, mêlées à un tel point qu’il est souvent bien difficile de distinguer l’original grec de la copie latine.

C’est cette confusion qui explique en partie les choix artistiques des street artistes qui invariablement peignent les sculptures en blanc.

Outre cette observation sur la forme des reproductions, il convient de s’interroger sur leur signification.

Pour la plupart des street artistes, la référence à la statuaire antique apparait comme une référence à une beauté absolue. Une beauté universellement reconnue. Comme une évidence. Une variation du concept platonicien de beauté. La beauté préexiste à sa reconnaissance par le « regardeur ». Elle a toujours été là, de toute éternité dirais-je, et nos sens en l’appréhendant la révèle.

Cette approche a depuis des lustres été l’objet de critiques. Une autre approche est aujourd’hui mise en avant privilégiant la construction sociale de la notion de beau. Les travaux des sociologues, des ethnologues et des anthropologues montrent à l’envi que la notion de beauté dépend étroitement de la société qui la produite.

Cela rend d’autant plus surprenante la référence à la statuaire hellénistique comme symbole de la beauté par nos artistes contemporains. Surprenant que nos artistes produisent des œuvres dans des sociétés qui ont dans une très large mesure coupé le cordon ombilical avec les mondes grec et romain. Voilà deux générations en France, ces cultures antiques nous étaient connues grâce à l’enseignement dispensé dans les lycées des langues mortes, le grec et le latin. Ces enseignements de langue étaient étendus à l’étude des cultures antiques dont nous estimions être culturellement les héritiers. Avec raison, d’autres apports culturels ont été intégrés reléguant les cultures grecque et latine et leurs langues au rayon, poussiéreux, des antiquités !

Les références actuelles à la culture gréco-latine tendent à disparaitre, remplacées par un concept gazeux qui ne fait plus de départ entre les chefs d’œuvre de l’époque hellénistique et leurs pâles copies romaines. On ignore le nom des sculpteurs (à moins que Samothrace soit l’auteur de la Victoire et Milo celui de la Vénus !) Quant à nommer les personnages représentés, les dieux, les empereurs, vaste programme !

J’en viens à penser que la représentation des statues antiques est davantage fondée sur une symbolique basique (et fausse !). Elles donnent une image qui semble relever de l’évidence de la perfection artistique. Somme toute, la statuaire grecque serait l’acmé des arts, de tout temps, en temps lieux.

Une conception européo centrée qui ne résiste pas à l’analyse tant il est vain de hiérarchiser les œuvres d’art et pire, qui renforce les idées toutes faites sur la pseudo supériorité de la culture occidentale par rapport aux autres cultures.


Les hommes dans le street art.

La compilation et l’analyse des œuvres de street art représentant des hommes et des femmes est un moyen qui, parmi d’autres, révèlent quelques aspects de l’imaginaire des artistes.

Certains aspects sont surprenants. Dans mes deux précédents billets, j’ai montré la prégnance d’archétypes qui ont traversé les âges et l’émergence d’images plus contemporaines des femmes. La dualité de la femme,  Eve et Lilith, ange et démon, maman et putain,  continue de marquer un nombre considérable de productions. Dans le même temps, conséquence des luttes féministes, des représentations portent témoignage de l’évolution des idées concernant la condition des femmes.

Qu’en est-il des représentations des hommes ?

Les conclusions sont également surprenantes, d’autant plus que ce n’est pas ce qui est montré qui étonne mais bien davantage ce qui est occulté.

Tout d’abord, notons l’incroyable disproportion entre les fresques représentant des femmes et celles représentant des hommes. L’écart est significatif et interroge. Il n’est pas de simple au double mais dans un rapport de 1 à 100 (estimation au doigt mouillé !)

Autre constat, les représentations des hommes ne sont jamais allégoriques ou symboliques. Ce deuxième constat est peut-être à relier au premier. Les femmes dans un grand nombre d’œuvres sont des symboles. Des symboles de la beauté, mais que pas seulement. Elles sont associées à d’autres symboles pour constituer un espace symbolique plus large. Même si la figure est marquée par sa dualité, la beauté des femmes se conjugue avec la beauté du monde. La beauté à la pureté et à une dimension poétique du monde. En rupture avec ce modèle, les représentations des hommes ne sont jamais des symboles et leurs portraits ne sont jamais associés à d’autres symboles. J’aurai pourtant été ravi d’établir un parallèle entre la femme nouvelle Eve et l’homme, nouvel Adam !

Que nous montre-t-on des hommes ?

Tout d’abord des icônes. Comme pour les portraits de femmes. Certaines figures masculines s’imposent en Occident, de célèbres chanteurs et musiciens, des acteurs de cinéma. Ce sont des principalement des artistes décédés qui ont connu une gloire internationale. Nous retrouvons dans ces œuvres la célébration des morts, éphémère tombeau des vieilles idoles. Plus marginalement, ces hommages post mortem concernent des gloires nationales toujours consensuelles.

Les figures iconiques de la chanson populaire sont célébrées par un rituel singulier qui copient la photographie la plus connue d’une célébrité défunte en créant une dernière et éphémère image. Somme toute, le contraire de l’art funéraire qui vise à créer des objets qui résistent au temps qui passe pour perpétuer le souvenir de l’être aimé.

Les portraits d’hommes anonymes sont rares et le plus souvent sans grand intérêt. Ils représentent des hommes âgés aux visages ridés et à la barbe fournie. Une image traditionnelle du « beau vieillard ».

Il serait tentant de ne voir dans les représentations masculines qu’une galerie banale de portraits de figures populaires et d’images usées jusqu’à la corde par l’illustration et la photographie. Il existe certes d’heureuses exceptions. Quelques artistes intègrent des portraits d’hommes dans des scènes qui, elles, ont un grand intérêt artistique. Ce sont des scènes de genre, scènes qui ne sont pas spécifiques au street art. D’autres artistes peignent des portraits d’hommes mais leur objectif est plus ambitieux et dépasse l’art du portrait. [1]

Reste qu’il me semble que tout bien considéré l’intérêt des portraits d’hommes n’est pas dans ce que les street artistes nous donnent à voir mais bien davantage dans ce qui est caché. Car il y a un non-dit dans la figuration des hommes. Voire un interdit. Un tabou.


[1] Je pense en particulier à l’œuvre remarquable de Dale Grimshaw.

Nous avons vu précédemment que les portraits des hommes ne sont pas des signes. Ils ne symbolisent rien. Un « degré zéro » de la peinture.  Les portraits féminins sont ambivalents : la femme représente la beauté et est un objet de désir (désir des hommes et des femmes). Les portraits masculins ne représentent ni l’un ni l’autre.

 En somme, le street art, du moins en Occident, utilise l’image des femmes comme élément d’un large champ symbolique, incluant une vision érotisée du corps des femmes, alors que dans le même temps les artistes se refusent, inconsciemment, à proposer des images symboliques et érotisées des hommes.

Cette vision du corps des hommes interroge eu égard à l’histoire des représentations du corps des hommes dans l’histoire des arts.

Un seul exemple permet de comprendre la profondeur de la rupture. Dans la mythologie grecque Apollon est, entre autres choses, le dieu des arts et de la beauté masculine. Un pendant d’Aphrodite. La culture hellénistique a accordé une place centrale à la beauté des corps, qu’ils soient féminins ou masculins. Apollon était célébré pour la beauté de son corps et pour sa force. Toute la sculpture grecque et la céramique témoignent de l’attrait des corps nus. Tous les corps étaient alors des symboles de beauté et de désir.

En Occident, depuis l’antiquité tardive jusqu’aujourd’hui, l’Eglise dans un premier temps a interdit la représentation des corps et n’a eu de cesse de « criminaliser » le désir sexuel.

 Dans l’épître aux Galates, Saint Paul fait le procès de la chair : « « On sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables » (Galates 5, 19-21). La luxure est un des Sept péchés capitaux. Plus généralement, l’Eglise a voué aux gémonies toutes les formes de désir car le désir écarte les croyants de Dieu.

Même si les sociétés occidentales sont déchristianisées dans une large mesure il n’en demeure pas moins que ces interdits n’en finissent pas de mourir. Le refus inavoué de la représentation de la beauté du corps masculin en est un signe ; un signe conforté par la crainte de l’ambiguïté sexuelle pour nombre d’artistes. Ajoutons qu’au poids des idées reçues il convient d’ajouter la pression des conditions de production sur la réalisation des œuvres.

La réflexion sur les représentations des femmes et des hommes dans le street art est une introduction à une étude de la représentation des corps dans l’espace public. Elle s’inscrit plus largement dans une histoire des mentalités. Dans ce récit passionnant, se croisent, s’entrecroisent et s’interpénètrent des croyances relatives au corps et à la sexualité. Des croyances anciennes reprises et développées par les grandes religions monothéistes dont nous sommes en Occident, au XXIème siècle, les héritiers.