Visages brisés, identités en miettes

C’est peu de dire que les street artistes aiment peindre des portraits. C’est sans conteste le genre dominant de l’art urbain. Encore faut-il préciser de quels types de portraits on parle.
Classiquement, on distingue le portrait en pied, le portrait de buste, le portrait de groupe, l’autoportrait et le portrait de tête.
Tous ces styles sont représentés dans le street art mais le portrait de tête s’impose comme le style de portrait dominant. Le choix de ce style confère à la représentation du visage une fonction majeure. Pour dire les choses autrement, les portraits dans le street art occidental sont des peintures de visages.

Les street artistes reprennent à leur compte la représentation du visage en peinture en en changeant les codes. Certes, le portrait ressemblant perpétue une histoire plusieurs fois millénaire. Mais il en est tout autrement des autres représentations de visages.

Les traits caractéristiques sont gardés mais la représentation de la carnation de la peau a été comme revisitée. Notons au passage, que la peinture de chevalet du XIXème siècle en donne de brillants exemples. Je pense à l’impressionnisme en particulier mais aussi au fauvisme, au surréalisme, au cubisme et à l’abstraction. Nos artistes d’art urbain qui connaissent l’histoire de la peinture se démarquent des mouvements précédents et importent dans la représentation du visage les apports du street art, du graffiti et du lettrage.

Les lignes du visage dessinent un espace. En fait, deux espaces : un espace extérieur et un espace intérieur. Centrons-nous sur l’espace intérieur. Cet espace est traité de différentes manières. L’artiste peut substituer à la carnation des aplats de couleurs ; formes des aplats et couleurs n’ayant pas de rapport avec le réel de la carnation. L’artiste, libéré de la contrainte de la représentation de la carnation, peut s’approprier l’espace selon son projet artistique. Les variations sont quasi infinies. Elles définissent ainsi un style qui est l’identité de l’artiste.

Une variation a retenu mon attention et suscité un questionnement. Il s’agit des œuvres qui représentent des visages fracturés, brisés, en morceaux.
Nous pourrions avancer une explication simple, voire simpliste : c’est un artifice plastique pour se départir des autres œuvres. Autrement dit rechercher l’originalité à toute force sans que cela ait une signification particulière.
C’est certainement vrai de certaines œuvres mais la forte occurrence du motif m’amène à proposer une autre signification.

Le visage est le signe le plus évident de l’identité. C’est la raison de la reconnaissance faciale et des documents administratifs que nous produisons pour prouver notre identité. Les traits de notre visage sont uniques et nous distinguent des milliards d’habitants de notre planète. Leur image dans sa globalité est notre signature.
Représenter un visage en pièces est une allégorie de la destruction psychique. Les morceaux éparpillés, inorganisés, sont un symbole de la désagrégation de la personnalité. Une image d’une grande violence, un signe de souffrance.
Je vois dans l’image du visage brisé, parallèle du miroir brisé, l’image d’une génération qui s’interroge sur elle-même, veuve des certitudes anciennes, en quête d’une signification de son existence. « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! »