Beau comme l’antique.

Pourquoi diantre les street artistes peignent-ils des statues gréco-romaines ?

La représentation de statues gréco-romaines dans le street art occidental n’est pas anecdotique. Sans être pour autant fréquente, elle n’est pas rare et nombre d’artistes s’en sont fait une spécialité voire une marque de fabrique.

Essayons d’éclaircir cette ténébreuse affaire !

Les street artistes copient de célèbres statues grecques et romaines dont les photographies sont accessibles sur Internet. Elles sont scrupuleusement copiées : le blanc du marbre est reproduit et les références aux modèles non seulement sont explicites mais sont recherchées.

Bien qu’évoquant la Grèce ancienne, les reproductions « reproduisent » des statues romaines qui étaient des copies de sculptures grecques (sic). Les œuvres grecques originales, sculptées entre le 8ème et le 2ème siècle avant Jésus-Christ, ont été, à l’époque romaine, copiées par de riches patriciens sur le modèle des rares sculptures grecques qui avaient traversé sans dommage le temps. Ces sculptures romaines ont été taillées dans le marbre blanc parce que leurs modèles grecs avaient perdu leurs pigments de peinture.

Ce n’est que récemment que les analyses ont révélé que les sculptures grecques étaient, en fait, polychromes. Elles reproduisaient fidèlement les couleurs « naturelles » des modèles. Dans le même temps, les scientifiques ont montré que les sculptures étaient peintes tout comme les frontons des temples, les bas-reliefs, les sols des demeures, les éléments de l’architecture des demeures ayant une fonction décorative.

Les sculptures hellénistiques et leurs copies romaines sont mélangées dans notre culture et dans notre imaginaire de l’antiquité, mêlées à un tel point qu’il est souvent bien difficile de distinguer l’original grec de la copie latine.

C’est cette confusion qui explique en partie les choix artistiques des street artistes qui invariablement peignent les sculptures en blanc.

Outre cette observation sur la forme des reproductions, il convient de s’interroger sur leur signification.

Pour la plupart des street artistes, la référence à la statuaire antique apparait comme une référence à une beauté absolue. Une beauté universellement reconnue. Comme une évidence. Une variation du concept platonicien de beauté. La beauté préexiste à sa reconnaissance par le « regardeur ». Elle a toujours été là, de toute éternité dirais-je, et nos sens en l’appréhendant la révèle.

Cette approche a depuis des lustres été l’objet de critiques. Une autre approche est aujourd’hui mise en avant privilégiant la construction sociale de la notion de beau. Les travaux des sociologues, des ethnologues et des anthropologues montrent à l’envi que la notion de beauté dépend étroitement de la société qui la produite.

Cela rend d’autant plus surprenante la référence à la statuaire hellénistique comme symbole de la beauté par nos artistes contemporains. Surprenant que nos artistes produisent des œuvres dans des sociétés qui ont dans une très large mesure coupé le cordon ombilical avec les mondes grec et romain. Voilà deux générations en France, ces cultures antiques nous étaient connues grâce à l’enseignement dispensé dans les lycées des langues mortes, le grec et le latin. Ces enseignements de langue étaient étendus à l’étude des cultures antiques dont nous estimions être culturellement les héritiers. Avec raison, d’autres apports culturels ont été intégrés reléguant les cultures grecque et latine et leurs langues au rayon, poussiéreux, des antiquités !

Les références actuelles à la culture gréco-latine tendent à disparaitre, remplacées par un concept gazeux qui ne fait plus de départ entre les chefs d’œuvre de l’époque hellénistique et leurs pâles copies romaines. On ignore le nom des sculpteurs (à moins que Samothrace soit l’auteur de la Victoire et Milo celui de la Vénus !) Quant à nommer les personnages représentés, les dieux, les empereurs, vaste programme !

J’en viens à penser que la représentation des statues antiques est davantage fondée sur une symbolique basique (et fausse !). Elles donnent une image qui semble relever de l’évidence de la perfection artistique. Somme toute, la statuaire grecque serait l’acmé des arts, de tout temps, en temps lieux.

Une conception européo centrée qui ne résiste pas à l’analyse tant il est vain de hiérarchiser les œuvres d’art et pire, qui renforce les idées toutes faites sur la pseudo supériorité de la culture occidentale par rapport aux autres cultures.


Les hommes dans le street art.

La compilation et l’analyse des œuvres de street art représentant des hommes et des femmes est un moyen qui, parmi d’autres, révèlent quelques aspects de l’imaginaire des artistes.

Certains aspects sont surprenants. Dans mes deux précédents billets, j’ai montré la prégnance d’archétypes qui ont traversé les âges et l’émergence d’images plus contemporaines des femmes. La dualité de la femme,  Eve et Lilith, ange et démon, maman et putain,  continue de marquer un nombre considérable de productions. Dans le même temps, conséquence des luttes féministes, des représentations portent témoignage de l’évolution des idées concernant la condition des femmes.

Qu’en est-il des représentations des hommes ?

Les conclusions sont également surprenantes, d’autant plus que ce n’est pas ce qui est montré qui étonne mais bien davantage ce qui est occulté.

Tout d’abord, notons l’incroyable disproportion entre les fresques représentant des femmes et celles représentant des hommes. L’écart est significatif et interroge. Il n’est pas de simple au double mais dans un rapport de 1 à 100 (estimation au doigt mouillé !)

Autre constat, les représentations des hommes ne sont jamais allégoriques ou symboliques. Ce deuxième constat est peut-être à relier au premier. Les femmes dans un grand nombre d’œuvres sont des symboles. Des symboles de la beauté, mais que pas seulement. Elles sont associées à d’autres symboles pour constituer un espace symbolique plus large. Même si la figure est marquée par sa dualité, la beauté des femmes se conjugue avec la beauté du monde. La beauté à la pureté et à une dimension poétique du monde. En rupture avec ce modèle, les représentations des hommes ne sont jamais des symboles et leurs portraits ne sont jamais associés à d’autres symboles. J’aurai pourtant été ravi d’établir un parallèle entre la femme nouvelle Eve et l’homme, nouvel Adam !

Que nous montre-t-on des hommes ?

Tout d’abord des icônes. Comme pour les portraits de femmes. Certaines figures masculines s’imposent en Occident, de célèbres chanteurs et musiciens, des acteurs de cinéma. Ce sont des principalement des artistes décédés qui ont connu une gloire internationale. Nous retrouvons dans ces œuvres la célébration des morts, éphémère tombeau des vieilles idoles. Plus marginalement, ces hommages post mortem concernent des gloires nationales toujours consensuelles.

Les figures iconiques de la chanson populaire sont célébrées par un rituel singulier qui copient la photographie la plus connue d’une célébrité défunte en créant une dernière et éphémère image. Somme toute, le contraire de l’art funéraire qui vise à créer des objets qui résistent au temps qui passe pour perpétuer le souvenir de l’être aimé.

Les portraits d’hommes anonymes sont rares et le plus souvent sans grand intérêt. Ils représentent des hommes âgés aux visages ridés et à la barbe fournie. Une image traditionnelle du « beau vieillard ».

Il serait tentant de ne voir dans les représentations masculines qu’une galerie banale de portraits de figures populaires et d’images usées jusqu’à la corde par l’illustration et la photographie. Il existe certes d’heureuses exceptions. Quelques artistes intègrent des portraits d’hommes dans des scènes qui, elles, ont un grand intérêt artistique. Ce sont des scènes de genre, scènes qui ne sont pas spécifiques au street art. D’autres artistes peignent des portraits d’hommes mais leur objectif est plus ambitieux et dépasse l’art du portrait. [1]

Reste qu’il me semble que tout bien considéré l’intérêt des portraits d’hommes n’est pas dans ce que les street artistes nous donnent à voir mais bien davantage dans ce qui est caché. Car il y a un non-dit dans la figuration des hommes. Voire un interdit. Un tabou.


[1] Je pense en particulier à l’œuvre remarquable de Dale Grimshaw.

Nous avons vu précédemment que les portraits des hommes ne sont pas des signes. Ils ne symbolisent rien. Un « degré zéro » de la peinture.  Les portraits féminins sont ambivalents : la femme représente la beauté et est un objet de désir (désir des hommes et des femmes). Les portraits masculins ne représentent ni l’un ni l’autre.

 En somme, le street art, du moins en Occident, utilise l’image des femmes comme élément d’un large champ symbolique, incluant une vision érotisée du corps des femmes, alors que dans le même temps les artistes se refusent, inconsciemment, à proposer des images symboliques et érotisées des hommes.

Cette vision du corps des hommes interroge eu égard à l’histoire des représentations du corps des hommes dans l’histoire des arts.

Un seul exemple permet de comprendre la profondeur de la rupture. Dans la mythologie grecque Apollon est, entre autres choses, le dieu des arts et de la beauté masculine. Un pendant d’Aphrodite. La culture hellénistique a accordé une place centrale à la beauté des corps, qu’ils soient féminins ou masculins. Apollon était célébré pour la beauté de son corps et pour sa force. Toute la sculpture grecque et la céramique témoignent de l’attrait des corps nus. Tous les corps étaient alors des symboles de beauté et de désir.

En Occident, depuis l’antiquité tardive jusqu’aujourd’hui, l’Eglise dans un premier temps a interdit la représentation des corps et n’a eu de cesse de « criminaliser » le désir sexuel.

 Dans l’épître aux Galates, Saint Paul fait le procès de la chair : « « On sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables » (Galates 5, 19-21). La luxure est un des Sept péchés capitaux. Plus généralement, l’Eglise a voué aux gémonies toutes les formes de désir car le désir écarte les croyants de Dieu.

Même si les sociétés occidentales sont déchristianisées dans une large mesure il n’en demeure pas moins que ces interdits n’en finissent pas de mourir. Le refus inavoué de la représentation de la beauté du corps masculin en est un signe ; un signe conforté par la crainte de l’ambiguïté sexuelle pour nombre d’artistes. Ajoutons qu’au poids des idées reçues il convient d’ajouter la pression des conditions de production sur la réalisation des œuvres.

La réflexion sur les représentations des femmes et des hommes dans le street art est une introduction à une étude de la représentation des corps dans l’espace public. Elle s’inscrit plus largement dans une histoire des mentalités. Dans ce récit passionnant, se croisent, s’entrecroisent et s’interpénètrent des croyances relatives au corps et à la sexualité. Des croyances anciennes reprises et développées par les grandes religions monothéistes dont nous sommes en Occident, au XXIème siècle, les héritiers.


Femmes et street art : Lilith.

Découvrir nombre de fresques urbaines de femmes belles et « pures » comme Eve avant de croquer le fruit défendu a été une authentique surprise. Surprise augmentée au centuple par le nombre faramineux de peintures de portraits de femmes, allégories de la Beauté.

En d’autres termes, les street artistes dans le monde occidental célèbrent la femme comme une illustration par l’exemple de la beauté éternelle. Ces représentations ont des points communs qui, eux aussi, étonnent.

Les portraits sont des portraits de face ou de trois-quarts, ils sont centrés sur le visage de jeunes femmes aux traits remarquablement réguliers et séduisants. Curieusement, ces beaux visages sont sans expression. Les traits sont dessinés de manière classique comme si le peintre et son modèle se faisaient face. Pas de plongée haute ou basse, pas de distorsion des traits. Le regard ne traduit aucune intention, ni aucune expression particulière. La bouche est fermée. Sont absentes les parties du corps qui pourraient être érotisées.

Bref, quelle que soit la couleur de la peau du modèle, le portrait est une célébration chaste de la Beauté. Retenons l’idée suivant laquelle la beauté des femmes pour se révéler doit faire abstraction de l’émotion et de la sensualité. Une typologie de portraits féminins qui est une déclinaison de l’allégorie biblique d’Eve et de la figure de Marie, mère de Jésus.

Mettons entre parenthèse une représentation de femmes véritables icônes d’une génération. A titre d’exemple, je citerai les innombrables portraits de Frida Kahlo et ceux, certes moins nombreux, d’Amy Winehouse. Ces portraits sont des hommages posthumes, des tombeaux dédiés à de défuntes idoles. Ils reproduisent, plus ou moins bien, des photographies disponibles sur Internet. Ce sont des copies sans imagination qui n’ont guère, à mes yeux, d’intérêt plastique.

Plus intéressants, les portraits féminins qui rompent avec l’académisme et introduisent (enfin !) émotion et sensualité.

 Dans ces œuvres, à dire vrai, relativement peu nombreuses, des ruptures apparaissent. Tout d’abord, elles portent sur l’intention du peintre. L’objectif n’est plus la célébration du culte d’une beauté figée et intemporelle mais la traduction d’une émotion. Elle passe par une série de contrepoints à la figure angélique traditionnelle : les points de vue de la représentation changent, apparaissent des plongées hautes et basses, le cadrage s’élargit à d’autres parties du corps, les yeux deviennent expressifs, la bouche s’ouvre en découvrant langue et dents, la chevelure accompagne la rupture des codes, les vêtements interviennent comme des éléments non pas de décor mais de renforcement des intentions.

Somme toute, les portraits se sexualisent introduisant en plus d’une composante esthétique une dimension érotique. La femme, figure aboutie de la Beauté, devient dans cette typologie un objet de désir.

Ce n’est pas nouveau me direz-vous et j’en conviens aisément. Par contre, ce qui me parait nouveau, c’est l’association qui est faite par certains artistes entre nudité, sexualité et symboles de la violence. Ce n’est pas une déclinaison des fameuses pin-up des années 50[1] qui a fait long feu. Je vois dans ce changement des codes de représentation des femmes une illustration de la révolution féministe qui traversent les sociétés occidentales. Une rupture des codes esthétiques et plastiques correspondant à une rupture radicale dans nos représentations sociales des statuts des hommes et des femmes. Ainsi, par exemple, nous trouvons des œuvres représentant des femmes érotiques associées dans des scènes à des objets tels que Kalachnikov, revolvers, cocktails Molotov, battes de baseball, poings américains etc. Une esthétique fantasmée issue d’une culture des limites, voire underground.

Au-delà d’une esthétique, c’est également la revendication d’une identité nouvelle qui intègre les avancées des luttes féministes occultant de fait les images éculées des portraits « angéliques ». Les femmes ont des désirs et sont en même temps, objets de désirs, masculins et féminins.

La figure des femmes dans le street art est polarisée à l’extrême et pose question. En fait, cette polysémie n’interroge pas l’Art mais questionne les représentations sociales de la femme dans les sociétés d’occident. Cette profonde dualité de la figure de la femme est superbement illustrée par le récit biblique de la genèse. Non seulement, c’est Eve qui est responsable du péché originel qui condamne l’ensemble de l’humanité mais, chassée du paradis terrestre, Eve devient Lilith, l’épouse de Satan. Dans le même mythe coexistent les deux figures opposées de la femme : la déesse-mère et l’incarnation des forces du mal.

Cette image binaire de la femme traverse les récits religieux juifs et chrétiens depuis les premiers siècles de l’antiquité jusqu’aujourd’hui.

Dans le même temps, en parallèle, un courant « réformateur » gagne le terrain perdu par le courant « religieux ». Une autre image de la femme émerge. Son émergence et sa diffusion suivent précisément l’évolution du statut des femmes dans nos sociétés.


[1] Une pin-up est une représentation de femme, dessinée ou photographiée, dans une pose aguichante ou « sexy », d’où l’expression anglo-saxonne de « pin-up girl » qui pourrait se traduire en français par « jeune femme épinglée au mur ». Le mot est employé pour la première fois en 1941. Depuis leur apparition, les pin-up sont restées un symbole de charme et d’érotisme régulièrement remis au goût du jour. Wikipédia.


Femmes et street art. Eve.

Aborder le thème des femmes dans le street art est chose délicate et il convient d’emblée de formuler, en introduction, des réserves.

La première et la plus évidente porte sur la documentation. Elle puise dans les flux des réseaux sociaux et plus précisément sur ce que les modérateurs de ces réseaux autorisent la mise en ligne. Or, par définition dirais-je, il est impossible à l’observateur de connaître ce qui a été l’objet d’une censure. De plus, les œuvres étant peintes dans l’espace public et visibles par tous, il est certain que les artistes adoptent une relative « modération » dans leur expression sachant qu’une œuvre qui attirerait les foudres des pères (et mère !) la Vertu serait censurée par les édiles locaux voire les forces de l’ordre (moral).

Voilà pour les réserves ! Malgré la limitation du corpus, l’analyse montre qu’il n’y a pas dans les œuvres de street art une image et une seule de la femme mais plusieurs images qui reflètent un éclatement du thème générique. Je centrerai mon billet sur une de ces figures de la femme : celle de la femme figure allégorique la Beauté.

A la réflexion, la persistance dans le temps de l’image de la femme symbole de la beauté est surprenante. Une surprise donc car depuis la nuit des temps, et peut-être même avant, la femme est associée à la beauté à un point tel qu’elle la représente et l’incarne. Les œuvres contemporaines s’inscrivent dans une longue tradition iconique.

Les traits de la beauté sont en tout premier lieu le visage. Les représentations de beaux visages de femmes sont innombrables. Bien sûr, quelques artistes impriment leur style à l’exercice canonique du portrait. Mais quelques constantes apparaissent : ce qui est recherché dans la représentation est la « pureté », en ce sens, la recherche d’une esthétique formelle. Pour y parvenir, nombre d’artistes gomment les traits qui traduisent l’expressivité du visage. L’attention du « regardeur » se concentre sur l’harmonie des traits, sur l’effet d’une palette « tempérée », sur une composition simple immédiatement « lisible » mettant clairement en évidence la représentation du visage.

Ainsi, des milliers d’œuvres proposent de jolis minois détourés, vides de toute expression, beaux comme ces images de messe sulpiciennes qui me servaient jadis de marque-page dans mon missel.

Ces images stéréotypées de jeunes filles éthérées d’une affligeante banalité sont des poncifs usés jusqu’à la corde. Poncifs qui font hélas encore recette. Hélas, trois fois hélas, au poncif du portrait marial se superposent d’autres poncifs. J’en veux pour preuve moults portraits de femmes qui associent dans une même image un visage de femme et des éléments de décor.

Regardons ces décors censés mettre en valeur la représentation du visage. On y voit des végétaux (des plantes magnifiques, des fleurs exubérantes etc.) et des animaux, le plus souvent domestiques (des oiseaux, beaucoup d’oiseaux aux plumages multicolores mais également des papillons, des chats etc.) Ce sont des blasons, lointains héritiers du dit médiéval.

On peut s’interroger sur la permanence de la représentation de la femme comme figure allégorique de la Beauté dans son absolu. Doit-on voir dans le refus tacite ou explicite de l’expression des émotions une volonté de représenter la « pureté » ? La stabilité du modèle de la femme s’explique-t-elle par la rémanence d’un modèle puissant et ancien ?  

Au moins à titre d’hypothèse, on peut penser que les déclinaisons modernes de « l’éternel féminin » sont des traces encore bien vivaces d’un corpus idéologique et iconographique religieux ancien.

Dans ce fonds immémorial, en creusant quelque peu, nous trouvons la figure biblique d’Eve, la première femme. Dans le livre de la genèse, Eve issu d’Adam, est mère de tous les êtres vivants (c’est la signification de son nom). Une mère dont le truchement engendre la création divine. Dans le mythe du paradis terrestre sont associées la beauté du jardin d’Eden, la beauté d’Eve, la pureté avant le péché. L’Eglise après la crise iconoclaste proposera aux fidèles non seulement un récit des origines mais aussi un trésor d’images qui continuent, me semble-t-il, à vivre d’une manière plus ou moins souterraine dans la culture occidentale.

Cette figure traditionnelle de la femme coexiste avec d’autres figures de la femme qui sont en complète rupture voire en opposition. Ce sera le sujet d’un prochain billet : comment la femme dans le street art est devenue un objet de désir.


Zmogk, « D’autres rivages ».

10 et le 11 mars 2023, Paris. Le Russe Konstantin Danilov, alias Zmogk, a « fait le mur » Oberkampf. Il a peint un superbe paysage qui ravit et étonne.

Il étonne tout d’abord parce que les œuvres de street art représentant des paysages ne sont pas légion. Alors que le genre tient une place particulièrement importante dans l’histoire de la peinture, les street artistes abordent bien plus rarement la peinture de paysage. Quand ils apparaissent au détour d’une fresque, ils constituent le décor du sujet principal. Autrement dit, ils sont accessoires. En l’occurrence, à première analyse, Zmogk en fait, non pas le sujet unique, mais l’élément central de sa fresque. Pas le sujet unique, car à gauche l’artiste a peint un visage de profil. Le visage décentré par rapport au paysage organise la composition. Le personnage représenté semble nous inviter à contempler un vaste horizon marin dominé par des montagnes. C’est à partir du milieu du profil du personnage que file la ligne d’horizon qui sépare l’espace de l’œuvre en deux parties. Une partie haute figurant ciel et reliefs. Une partie basse, une étendue d’eau reflétant le ciel, surface plane surmontée par des reliefs. Les lignes de fuite convergent vers le bord extérieur droit. C’est dire assez le soin apporté par le peintre à la composition de son œuvre.

Il en est de même pour le dessin. Les espaces sans profondeur sont découpés de manière géométrique, conciliant une réduction des formes essentielles du réel et leur extrême simplification à une rupture avec la représentation. Les objets peints sont des surfaces ; leur volume a disparu. Les surfaces sont monochromes. Quelques ombres rendent compte du contre-jour et non du volume des objets. La savante construction du profil du personnage contraste avec les images stéréotypées des nuages et du soleil.

 La palette est formée d’un nombre relativement restreint de couleurs. Une réduction qui accompagne la simplification des formes. La ligne domine et parfois s’oppose à quelques courbes (nuages, soleil, voile des bateaux). Les bleus du ciel et les bleus de l’eau s’harmonisent avec les verts et ocres des reliefs. Par contre, le visage du personnage est en complète rupture chromatique avec le paysage.

Le premier degré de la description de l’œuvre est en soi suffisant pour apparenter la fresque à une peinture de l’imagination. Le paysage est un rêve de paysage et non une traduction artistique de la nature. De plus, les représentations du soleil, des nuages, des voiliers reprennent avec un décalage celles des dessins d’enfant.

Paysage rêvé, visage rêvé également. Un personnage sans autre identité que la couleur de sa peau regarde un paysage de fantaisie.

Zmogk a donné à sa fresque un titre, « Autres rivages ». Dans le beau film que Laurence Laux a consacré à la réalisation de la fresque, Zmogk dédie son œuvre à tous les exilés. Le personnage dont le profil apparait est censé être un exilé qui regarde un paysage de rêve.

Un rêve d’exilés, mais aussi une variation sur le thème éternel du paradis terrestre. La beauté formelle du cadre s’ajoute à l’impression de paix et de sérénité. Ajoutons la chaleur du soleil qui « darde ses rayons » et nous nous approchons de la très fameuse Invitation au voyage de Baudelaire et son célèbre distique « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, /Luxe, calme et volupté.) Un ailleurs fantasmé, version marine du paradis.

La fresque de Zmogk doit être interprétée comme une œuvre politique, présentant un exilé noir contemplant une image représentant ses espoirs de bonheur. Le titre de l’œuvre et sa dédicace impose cette lecture. Pourtant, la comparaison de la fresque avec un tableau peint par Zmogk m’amène à nuancer cette interprétation.

La toile est question a été titrée par l’artiste « Nuit chaude ». Elle présente avec « D’autres rivages » des similitudes. A propos de Nuit Chaude, sur son site Internet, Zmogk commente son œuvre de la manière suivante : « « Chaude nuit sombre au bord de l’océan. La chaleur du jour a légèrement diminué, mais la nature incandescente respire encore la chaleur. La figure d’une femme regarde l’horizon, la lune montante, dispersant l’obscurité mystique de la nuit avec sa lumière. Elle est détendue, mais légèrement relevée de son lit, comme si elle s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose, quelque chose qu’elle attendait depuis longtemps… » A la lecture de ce commentaire en marge de la toile, on est saisi du point de vue de l’artiste. L’image est une mise en récit d’une émotion fruit d’une relation intime entre un personnage et le décor dans lequel il est plongé. Zmogk développe son projet artistique dans un superbe texte que je vous livre : « Je m’intéresse au sujet des états psycho-émotionnels d’une personne. Quoi qu’il en soit, j’aborde ce sujet dans mes œuvres sur toile, essayant souvent d’évoquer l’une ou l’autre émotion fondamentale à la fois par la couleur et la dynamique des formes dans mes œuvres, et par des images intégrées qui peuvent être interprétées sans ambiguïté et peuvent porter une double interprétation. Les émotions affectent la qualité de notre vie, notre intellect et notre condition physique.

J’explore le monde qui m’entoure et j’analyse mes expériences, l’impact des émotions que j’ai ressenties à différents moments. L’intrigue de mes peintures est souvent un jeu complexe de souvenirs et de fantasmes. Il reflète la recherche d’un équilibre entre l’intuitif, le subconscient, l’étape initiale radicalement libre du travail sur une toile et l’étape claire, ordonnée et rationnelle de sa réalisation. En combinant ces approches apparemment opposées, je crée des compositions géométriques, qui semblent chaotiques à première vue, construites avec des couleurs et des lignes, faisant référence au cubisme, à l’expressionnisme et au fauvisme. Ces compositions sont des expériences narratives avec de fréquentes incorporations d’images reconnaissables : visages, paysages, etc. Elles peuvent être perçues et ressenties individuellement, souvent de la manière la plus inattendue et la plus personnelle. »

Certes « D’autres rivages » porte un message humaniste qui témoigne de la condition des exilés mais derrière ce texte je lis un sous-texte dans lequel apparait une illustration d’un état psycho-émotionnel. Zmogk l’artiste russe contraint à maints exils volontaires pour pratiquer son art partage la douleur d’autres exilés. La figure extrême de l’étranger pour un Russe de la Russie d’Europe est peut-être un Africain à la peau d’ébène. La figure de l’ailleurs rêvée d’un jardin des délices est, peut-être, pour un Russe, un paysage maritime baigné par une douce chaleur, comme ces beaux lacs italiens nichés au creux des vallées alpines.

Texte et sous-texte forment alors une œuvre forte et personnelle qui traduisent une souffrance générale en passant par le tamis de la sensibilité d’un artiste à ses émotions.