Amour, un couple de symboles

Dans une précédente chronique publiée dans ces colonnes[1], j’ai tenté à grands traits d’expliquer la genèse de la forme du cœur et celle de sa signification moderne. Forme et sens du symbole sont aujourd’hui universellement partagés. Je concluais mon article en mentionnant l’apparition récente et la diffusion via les médias sociaux d’une autre forme de cœur : une représentation plus ou moins schématique de notre organe.

Le cœur ♥ continue de symboliser le sentiment amoureux ; son intensité est souvent traduite par sa multiplication ♥ ♥ ♥ et complété par des signes de ponctuation qui en nuance le sens ♥. Sa forme et sa signification se sont aujourd’hui durablement fixées alors que dans le même temps il entre en concurrence avec les émoticônes.

Bref, le cœur symbolise le sentiment amoureux mais l’apparition des émoticônes véhicule des nuances qui vont de l’amour-passion à un accord, un partage, un intérêt, une adhésion. La « famille » des émojis-cœur se complexifie en jouant sur des ajouts graphiques et des changements de couleurs. La complexité est telle que ces symboles deviennent un protolangage réservé aux seuls initiés ! 


[1] https://streetarts.blog/2023/01/17/une-histoire-de-coeur/

Le graphisme, substitut de l’écriture, comme un retour aux hiéroglyphes ! Des dessins pour rendre compte de l’expression des émotions ! Voilà un fécond chantier de travail que je laisse bien volontiers aux linguistes ! Je préfère porter mon attention sur la création d’un couple singulier : le cœur-amour heureux et le cœur-organe.

Ces deux symboles d’un même objet s’opposent on ne peut plus clairement. Historiquement le cœur en forme de feuille de lierre a été le symbole de l’amour courtois.

Le temps passant, son sens initial s’est perdu pour traduire plus généralement le sentiment amoureux. L’apport de la couleur rouge a été compris comme une amplification, une densification de ce même sentiment.

 Il y a à cela une explication historique. Depuis la plus haute antiquité, le rouge rend compte à la fois de l’amour et de la passion et de la violence et de la fureur. Le « cœur rouge » est la combinaison de ces deux acceptions, soit un amour extrême : la passion. Le concept a évolué à l’époque moderne vers la traduction graphique d’un amour violent associé au bonheur d’aimer et d’être aimé.

Or, le « cœur rouge » de la passion amoureuse ne rendait pas compte de l’avers de la médaille, l’amour vécu comme une souffrance.

L’idée de souffrance a fait alors dériver la forme du cœur vers une autre forme cousine qui associe le cœur et la souffrance, notre organe biologique.

Il n’est nul besoin de recourir, pour expliquer ce glissement sémantique, aux fonctions que les Anciens ont donné au cœur. Les raisons en sont simples et limpides. Par contre, il convient de réfléchir à la relation faite par nombre de street artistes entre notre organe et la souffrance. J’y vois essentiellement deux raisons.

La première est à trouver dans le soin apporté par les artistes à représenter non seulement le cœur mais les veines et les artères, voire les vaisseaux sanguins qui couvrent la surface du cœur. Cœur et vaisseaux représentent un système ayant un fonctionnement d’une grande complexité. Par homothétie, la complexité du fonctionnement organique est une image de la complexité du sentiment amoureux.

La seconde explication est, à mon sens, corrélée à la présence du sang. Certes le sang n’est pas représenté en tant que tel, il est suggéré par l’emploi de la couleur rouge et par le fait que le cœur joue un rôle central dans la circulation sanguine. Le sang a une place bien particulière dans nos représentations mentales. Son rôle vital est supplanté par notre imaginaire de la violence et de la mort. Explicitement, l’image produite par l’artiste se donne à voir comme une image violente. Les couleurs des sangs rouge et bleu et leurs déclinaisons chromatiques concourent à l’horreur de la représentation. Ici, l’horreur recherchée par l’artiste est une manière de rendre compte du désespoir amoureux.

En résumé, le cœur ♥ amour-heureux dont la forme et la signification ont mis des siècles à se fixer en Occident évoluent en intégrant leur contraire. Le cœur-organe est un dérivé du cœur-amour heureux. Il s’est constitué dans sa forme et dans sa signification par son opposition au symbole premier. Cœur-amour et cœur-organe constituent un couple antithétique capable de traduire, non pas l’ambigüité de l’amour, mais la passion satisfaite et l’insoutenable souffrance du désamour.