La peur des clowns

Avec le temps, va tout s’en va, mes souvenirs d’enfance s’effacent. Les bons et les mauvais. Surnagent quelques images, pour une bonne part, reconstruites a posteriori.
Je me souviens de ces mercredis soir, vers la fin des années 50, durant lesquelles mes grands-parents, mes parents et moi regardions captivés La Piste aux étoiles. Le petit écran était alors vraiment petit et les images en noir et blanc sans grand contraste, un peu floues. Cela pourtant suffisait à notre bonheur familial. Nous étions conscients et fiers d’être des privilégiés de la fortune. Les numéros de cirque s’enchainaient accompagnés par la musique tonitruante d’un orchestre qui dominait la piste. Un numéro recueillait tous nos suffrages, celui des clowns. Je me souviens qu’ils étaient deux, le clown blanc et l’Auguste. Zavatta, l’Auguste, était notre préféré.
Ce souvenir prégnant de l’Auguste a structuré ma vie construisant ma représentation générique du clown.

C’était pour moi un personnage infiniment drôle, malin comme un singe qui jouait un rôle d’imbécile et faisait rire aux dépends de son faire-valoir, le clown blanc. Il s’opposait en tout au clown blanc. C’était en quelque sorte, son contraire. Le clown blanc, comme son nom l’indique était blanc. Son visage blanc et son costume caractéristique de son rôle dans le duo était blanc et, couvert de paillettes, étincelait sous les projecteurs. A l’habit de lumière s’opposait le costume de l’Auguste : un chapeau mou, veste et pantalon désassortis, trop grands, souvent faits de tissus écossais, des chaussures de couleurs vives, démesurément grandes. Les maquillages des visages des compères respectaient la tradition : le blanc et le noir soulignant le sourcil pour l’un et pour l’autre une surcharge de couleurs très vives, du blanc du noir, du rouge. Les traits de l’Auguste étaient agrandis par le maquillage, les yeux, le nez, la bouche. Agrandis jusqu’à la démesure.

Ils parlaient une langue différente : un langage châtié pour le clown blanc, un langage familier pour l’Auguste. Pour l’enfant que j’étais, les deux personnages représentaient la société dans laquelle je vivais : le monsieur cultivé au verbe choisi, tiré à quatre épingles, confronté, plutôt qu’associé, au clochard vêtu de hardes au verbe haut.

Mon imaginaire du clown a percuté d’autres représentations modernes de l’Auguste. Sur les murs, sur les réseaux sociaux, d’autres représentations de l’Auguste étaient radicalement opposées à mes représentations anciennes.
L’Auguste est très majoritairement dans le street art un monstre, une incarnation du mal, une figure de l’horreur. J’ai recensé pas moins de 16 films et séries télévisées dont le personnage principal est un Auguste criminel. A titre d’exemple, je citerai « It », « Clown », « Killer klowns from Outer Space”, “Terrifier”, “Poltergeist”, “Stitches”, “The Dark Knight”, “Le Joker”, etc.
Les fresques des street artistes sont populaires ; elles trouvent en Occident un très large public. Elles s’inspirent peu ou prou des personnages du cinéma. Reste à savoir d’où vient cet engouement pour des clowns, authentiques psychopathes sanguinaires. Pourquoi l’Auguste est-il devenu une figure de la peur ?

Le phénomène étant collectif, les éléments de réponses sont à chercher du côté de la psychologie sociale.
Je me réfère explicitement aux travaux de Frank McAndrew qui a publié la première grande étude sur l’effroi en 2016. Je vous la résume à grands traits. Pour Frank McAndrew « A bien des égards, les clowns sont la combinaison parfaite de choses bizarres ». Les Auguste sont farceurs, facétieux et, à y regarder de plus près, étranges. Le maquillage dont nous avons noté l’exubérance et l’extrême respect des codes est comme un masque. Qui se cache sous le masque ? Assurément, le pire.
L’Auguste crée l’effroi parce qu’il tombe dans la vallée de l’étrange. Cette notion a été inventée dans les années 1970 par le roboticien Masahiro Mori.
Elle désigne le fait que lorsqu’un objet a atteint un certain degré de ressemblance anthropomorphique, il génère une sensation d’angoisse.
Prenons un exemple frappant : le robot C-PO. C’est un « robot de protocole » de la saga Star Wars. Le personnage est drôle et sympathique d’où son succès planétaire. Les spectateurs n’ont aucune hésitation sur son statut : c’est une machine. Par contre, il en va tout autrement avec des robots qui répliquent trait pour trait la forme humaine (Cf. Les réplicants de Black Runner de Ridley Scott). En d’autres termes, spontanément nous avons de la sympathie pour les robots ayant des traits humains et nous sommes repoussés par ceux qui ont l’air trop humains.

Par ailleurs, les Auguste suscitent la peur parce qu’ils sont ambigus. Bien sûr, ils font des farces et le burlesque des situations crée le rire, mais d’un autre point de vue, l’Auguste est celui qui bafoue les conventions sociales, qui les moquent, qui s’en affranchit. Et c’est la raison essentielle de son succès auprès des enfants. L’opposition classique entre le clown blanc et l’Auguste est une traduction théâtrale et mimée de la transgression sociale. Le clown blanc respecte les codes et les règles, l’Auguste « naïvement », comme un enfant, les contourne, s’en dispense, s’en joue. Mais, un Auguste qui ne respecte rien ni personne est un personnage potentiellement dangereux. Il incarne une subversion sociale,
Il est aisé de comprendre l’intérêt qu’a la figure de l’Auguste pour les street artistes. Le personnage dans son étrangeté, son ambiguïté, son étrangeté, sa dangerosité, sont déjà dans la culture filmique du « regardeur ». Hollywood a enrichi sa collection de monstres. La nouveauté est une formidable source de profits. Le succès de cette nouvelle figure de la peur s’est fondé sur nos angoisses cachées, nos peurs inconscientes, nos désirs les plus inavouables et refoulées. Les productions humaines, en l’occurrence ici le cinéma et le street art, sont des miroirs déformants et déformés de notre moi profond. Au-delà des mots et des formes, ces figures parlent de nous. Comme Méduse, regarder son image est le seul moyen de vaincre nos démons.