Bas les masques !

Enfant j’ai adoré me déguiser.

 Je me souviens encore de ma panoplie de Davy Crockett, une toque en peau de lapin avec une queue de « castor » sur le côté, une veste de coureur des bois imitation daim, un long fusil de bois et une guitare pour accompagner la fameuse balade !

Plaisir de me cacher derrière l’apparence d’un autre. Une manière d’occulter mon identité sous une identité d’emprunt. C’est en jouant que j’ai découvert une des fonctions du masque : se cacher derrière l’image d’un autre.

De là, peut-être, mon intérêt pour les masques. Et mes interrogations sur la représentation des masques dans la peinture et le street art en particulier. Street art et peinture de chevalet sont cousins issus de germains. Ce qui vaut pour l’un vaut également pour l’autre. Certes des différences existent (dimension des surfaces peintes, nature des supports, outils scripteurs etc.), mais les street artistes sont des peintres et leur contester cette identité serait une manière de dévaloriser leurs œuvres.

Or donc, le thème du masque traverse l’histoire de la peinture comme celle du street art.

Entendons-nous bien, j’appelle « masque » toutes les façons utilisées par un artiste pour masquer partiellement ou complétement le visage d’un personnage. On y trouvera les masques stricto sensu mais également et par extension tous les subterfuges pour cacher les traits d’un visage, peintures et motifs décoratifs peints sur la « peau », coiffures dissimulant tout ou partie d’un visage, chapeaux et cagoules etc.

Le plus souvent (et comment s’en étonner !) les masques sont représentés au premier degré. L’artiste explicitement représente un masque : soit un masque d’un personnage dont les traits sont connus de tous, soit un masque fruit de l’imagination du peintre. Les masques sont souvent associés à des saynètes représentant des jeux d’enfant.

Parfois la figure du masque est plus complexe. Le masque peint représente un masque authentique qui donne une forme à des forces occultes. Des visages ou des têtes d’animaux donnent une réalité tangible à une divinité qui s’incarne alors dans le corps et dans l’esprit de celui qui porte le masque.

 Par sa bouche s’exprime pendant la transe l’esprit invoqué à qui on rend un culte. Littéralement, dans certaines traditions, le porteur du masque devient le temps du rituel le personnage représenté. Le masque cache le danseur et montre la divinité. Cacher pour montrer une autre réalité. Sa fonction rejoint celle des idoles : les représentations de la divinité, toutes les représentations, sont des supports à la prière pour que le croyant aidé par sa matérialité accède au commerce avec la divinité.

Si le principe est somme toute le même, les fonctions attribuées au masque varient de manière considérable d’une société à une autre, d’un groupe humain à un autre. C’est la raison pour laquelle il n’est guère possible de parler par exemple de la fonction des masques africains. Bien que semblables à nos yeux d’occidentaux, les masques africains non seulement ont des formes différentes d’une ethnie à une autre, mais ils ont des usages et des fonctions différentes.

Les masques peints représentent des masques, c’est un premier degré dans leur représentation et leur compréhension.

Nombreux sont les artistes qui utilise l’image du masque pour rendre compte de tout autre chose : ce que nous montrons de nous-mêmes et notre intériorité. Une seule image pour traduire une double nature : l’image que nous donnons aux autres et ce que nous sommes vraiment.

 La signification est « stable »  et constante : notre vraie nature est cachée derrière des apparences. Le visage que nous donnons à voir est un masque qui cache notre vérité profonde. L’idée n’est pas nouvelle et sa représentation plastique non plus. Elle a été moultes fois reprise et développée dans des œuvres de street art pour plusieurs raisons : elle introduit dans le portrait l’aura du mystère c’est-à-dire, une dimension supplémentaire dans la fabrication de l’imaginaire, elle questionne sur la peinture qui révèle ce qui est caché . Plus prosaïquement peut-être, la juxtaposition des deux plans (extérieur/intérieur) ouvre la voie à un nombre infini d’images potentielles d’une grande richesse graphique.

D’autres artistes empruntent une voie quelque peu différente en montrant ce qui est sous la peau du visage. La peau est dans ce cas de figure comme un masque et l’artiste « dissèque » la peau pour montrer ce qu’elle cache.

 Parfois, elle révèle une savante architecture ou une complexe mécanique. Parfois, apparait le cadavre en voie de décomposition voire le squelette. Les objectifs ne sont bien sûr pas identiques. Dans un cas, les compositions en mettent en évidence la beauté de la complexité. Dans l’autre, ce sont des variantes modernes des vanités d’antan excluant toute signification religieuse.

On l’aura compris, cerner la signification des représentations des masques n’est pas chose facile.

La raison réside dans l’extrême variété des masques, de leurs usages et de leur signification dans les groupes humains dans lesquels ils jouent un rôle.

A titre d’exemple, la représentation d’un masque de jaguar par un street artiste mexicain peut avoir deux lectures. La première, au premier degré, est la peinture d’un masque antique. La seconde s’inscrit dans un mouvement culturel moderne d’une fierté des origines aztèques, mouvement développé dans des champs culturels très variés par une jeunesse voulant rompre avec les influences nord-américaines et revendiquant leur identité indienne. La seconde lecture verra dans la peinture du masque du jaguar une représentation de la force, de l’intégrité, de l’énergie vitale, de l’équilibre, de la fertilité, du conflit entre la terre-mère et l’ombre souterraine.

Dit autrement, la compréhension de la représentation du masque (mais pas que) doit prendre en compte la culture qui lui a donné naissance.


Murad Subay : Diaspora.

Le 6 février dernier, Murad Subay, m’a envoyé une photographie du collage qu’il venait de terminer rue Ordener dans le XVIIIème arrondissement de Paris.

Son collage représente une famille composée de trois personnes, une femme sur la droite de l’œuvre, un homme à gauche et au centre un jeune garçon. Les trois personnages figurent une scène : une mère accueille son jeune garçon qui court la rejoindre suivi par son père.

Le collage de l’artiste reprend l’ensemble des codes de celui qu’il avait peint pour le mur Oberkampf[1] : une scène composée de plusieurs personnages, un fond de couleur rouge orangé cerné de motifs noir et blanc évoquant les perforations d’une pellicule de film.

Les deux scènes gardent le même chromatisme : une palette réduite à trois couleurs : rouge, blanc et noir. De la même manière, le dessin des personnages est le même : des lignes et des volumes peints volontairement maladroitement.

Dans les deux fresques, les peintures originales ont été réalisées avec les doigts et non avec des pinceaux. Il est vrai que Murad Subay ne recherche pas la beauté formelle de la réalisation. C’est pour cette raison ( un choix délibéré de la simplicité des moyens) que les deux messages sont particulièrement forts. La fresque du mur Oberkampf dénonçait la vente d’armes de la France à l’Arabie saoudite, celle de la rue Ordener a été titrée par l’artiste : « Diaspora ». En fait, ce n’est pas précisément l’immigration ou l’exode auxquels il est fait référence, mais bien davantage la douleur provoquée par la migration.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/murad-subay-le-cri-des-y%C3%A9m%C3%A9nites

Certes les deux œuvres sont au sens large politiques, mais Diaspora rend compte d’une souffrance, d’une douleur, d’un sentiment.

C’était tout le pari de l’artiste, comment grâce à une image et une seule rendre compte d’une terrible déchirure qui brise « les cœurs et les corps ».

Murad Subay prend cette expression au pied de la lettre et nous donne à voir une mère, un père, un enfant amputés. Le père et son jeune garçon ont un morceau de jambe manquant. A la mère, il manque la moitié d’un bras. Même si la scène est dynamique (c’est un tableau de retrouvailles), les corps sont infirmes.

Ces horribles amputations sont un écho des barreaux des geôles qui traversaient les corps des prisonniers de la fresque de la rue Oberkampf. La démarche artistique est semblable : montrer le martyre des corps pour faire comprendre la douleur des victimes.

Tout l’intérêt des œuvres de l’artiste est d’essayer de comprendre pourquoi ces œuvres ont une telle force émotionnelle. Le mouvement est double à mon sens : d’abord une réduction a minima des éléments descriptifs (pas de décor, des personnages archétypaux, reprise des codes de couleurs et de la « mise en page » etc.) et, dans un second temps, une centration sur la représentation des corps martyrisés.

L’œuvre de Murad Subay ne se réduit pas à des fresques « politiques », il peint également (et avec les doigts !) des portraits qui traduisent sa sensibilité et son empathie. Reste que les deux fresques récemment peintes à Paris sont des exemples d’une peinture résolument engagée, d’une évidente sincérité et réel talent.


27 Pantin, un musée à ciel ouvert.

Je n’ignore pas que les « histoires d’amour finissent mal, en général ». Je connais une exception qui confirme la règle. L’histoire de l’îlot 27 à Pantin en Seine Saint-Denis. Un mariage réussi entre un projet d’aménagement urbain et un projet de création d’un MACO, un musée à ciel ouvert.

Au commencement, en 1971, est créée la Zone d’Aménagement Concertée de l’îlot 27. Une société d’économie mixte est mandatée par la Ville pour aménager le nouveau quartier qui devra mêler équipements publics, bureaux et logements sur une dalle. Entre 1971 et 1984 seront construits 967 logements, 2500 places de parking, 5 équipements publics et plusieurs ensembles de bureaux.

Sous l’impulsion de la Maison du projet, structure municipale en charge de la réhabilitation du nouveau quartier, le 27 Pantin a invité plus de 30 artistes à peindre des œuvres dans un vaste espace défini par la dalle et les parties communes des bâtiments. A ces artistes se sont joints les enfants de l’école Eugénie Cotton et du centre de loisirs Gavroche, deux des équipements intégrés au projet. Le MACO a été inauguré le 19 juin 2021. Les fresques devraient rester en place pendant une durée de 3 ans avant d’être recouvertes par de nouvelles fresques.

La visite du MACO est intéressante à plus d’un titre.

Le premier et le plus évident est la rencontre en toute liberté d’œuvres de qualité. Des artistes de grand talent ont en effet apporté leur concours à ce projet artistique ambitieux. J’ai particulièrement apprécié les œuvres sensibles de Louys, l’expressionnisme de Claks et Ciero, l’univers graphique de Théo Haggaï, les superbes rampes d’escalier peintes par DaCruz, la fantaisie de Kashink.

 La liberté semble avoir été le mot d’ordre donné aux artistes. Liberté dans la dimension des œuvres (de petites dimensions peintes sur des piliers de béton, de très grandes dimensions peintes sur des murs de plusieurs dizaines de mètres carrés). Liberté également des thèmes. Certes la part belle est donnée aux animaux (des baleines, des tortues, des lézards, des perroquets, des poissons, des chevaux etc.) mais des artistes proposent également de beaux portraits d’enfants, d’autres des compositions abstraites et géométriques colorées. Les fresques sont emblématiques du style des artistes ; elles signent leur identité plastique et constituent leur blason.

Si l’intérêt artistique du projet relève de l’évidence, il convient de mettre en évidence sa dimension sociale.

Lors de mes visites au MACO, j’ai été surpris à la fois par le calme du lieu et sa propreté. La dalle forme ce qu’il convient d’appeler les parties communes de l’îlot 27. Elle sépare la rue et les espaces de vie et de travail et les services. Les visiteurs se mêlent aux habitants et aux usagers dans un climat de grande bienveillance et de respect. Ce qui pourrait être vécu comme une intrusion dans un espace privé est perçu comme une marque d’intérêt et d’attention. Je me souviens de ce jeune homme qui débout devant une fresque de Louys consultait son téléphone portable et qui, voyant qu’il était dans le champ de ma photographie, avec un sourire, s’est déplacé de quelques mètres. D’une manière générale, les résidents acceptent d’être photographiés par les visiteurs qui veulent garder une image de l’activité des habitants ou plus prosaïquement donner l’échelle d’une œuvre.

Sur le vaste espace que forme la dalle, la propreté contraste avec la saleté de la rue qui longe l’îlot. Pas un encombrant abandonné, pas d’ordures ménagères négligemment jetées, pas de cannettes de bière ou de bouteilles de vodka en déshérence, pas d’emballages balancés sur les pelouses ! De plus et cela est symptomatique, je n’ai observé aucun signe de vandalisme des œuvres ! Aucun « toyage » !

Mes visites au MACO du 27 Pantin ont renforcé plusieurs de mes convictions. Le respect d’un lieu passe par la concertation en amont de ses acteurs et de leur association à l’élaboration, à la mise en œuvre et à la régulation du projet. Les habitants des logements sociaux de l’îlot 27 ne sont pas socialement différents des habitants des autres grands programmes sociaux du département. Non seulement ils respectent les lieux et les font respecter mais ils en sont les gardiens. Les gardiens d’un trésor déposé aux pieds de leurs tours. Ils veillent sur leurs œuvres d’art et les productions artistiques de leurs enfants. Tous reconnaissent et apprécient la beauté des œuvres et tous comprennent qu’ils en sont collectivement les destinataires et les propriétaires. Les habitants sont les chevilles-ouvrières et les acteurs d’une cogestion de leur espace de vie. Une expérience fort instructive de démocratie participative.

Les réflexions à tirer de ces observations sont multiples et d’ordres différents. Bien sûr, on saisit l’intérêt du projet au regard de l’urbanisation et du vivre ensemble. Je laisse bien volontiers cette réflexion aux architectes voire aux sociologues. Je m’en tiens, prudemment, à une réflexion sur le street art et le social.

Si les habitants du 27 Pantin respectent et sont fiers des fresques peintes par les street artistes c’est qu’ils reconnaissent la qualité du travail de l’artiste et la beauté de leurs créations. Cette beauté quelle que soit la culture du « regardeur » s’impose comme une évidence. Nul besoin de la souligner par un commentaire ou par un cartel pour dire la beauté d’une œuvre. La beauté est « reconnue » par le regardeur et cela n’a que peu à voir avec sa culture. C’est une affaire d’émotions. De sensibilité. Et les hommes et les femmes des milieux populaires n’en sont pas dénués.

Dans les faits, le 27 Pantin est une remarquable expérience sociale et artistique. L’expérience d’un quartier populaire structuré autour d’un musée à ciel ouvert dédié au street art. Une intégration réussie de l’art urbain dans la cité. Des œuvres en partage offertes qui rassemblent et qui aident à faire société.


BKfoxx : Derrière le miroir.

La relation qui s’établit entre le « regardeur » et l’œuvre est le fruit du hasard. J’aime cette idée que des œuvres, des fresques, des murals, m’attendent quelque part, sur un mur, dans Paris, la grande ville. C’est le hasard qui m’a fait rencontrer une superbe fresque de BKfoxx représentant deux enfants séparés par un mur. Elle a été peinte récemment, en janvier 2023 me semble-t-il, rue de l’Ourcq, dans mon quartier, qui est un de ces nombreux village de Paris.

La fresque est de grandes dimensions. Elle est haute comme le mur[1] de la Petite Ceinture [2], deux mètres cinquante environ, et elle est longue de plus de 20 mètres. Elle représente deux jeunes enfants, une fille et un garçon. La petite fille est représentée en train de pousser un épais mur de béton la séparant d’un petit garçon. Sur la largeur du mur peint, BKfoxx a peint une courte phrase dite sensée être par la très jeune fille : « Comment je peux te faire bouger ? ».

La facture de la fresque est réaliste. Les dégradés de gris concourent à donner à l’œuvre l’aspect d’une photographie ancienne. La facture contraste avec la composition de la fresque. En effet, la petite fille est située dans une pièce séparée d’une autre pièce par un puissant mur de béton. Les deux enfants sont dans deux lieux différents et les efforts de la petite fille pour « faire bouger » son camarade sont naturellement voués à l’échec. La scène peinte n’est pas une situation de la vie quotidienne mais elle est à classer dans les allégories. Le réalisme de l’exécution paradoxalement renvoie à une œuvre symbolique.


[1] La ligne de Petite Ceinture de Paris, communément désignée sous le nom de « Petite Ceinture », est une ligne de chemin de fer à double voie de 32 kilomètres de longueur encerclant Paris à l’intérieur des boulevards des Maréchaux. Wikipédia.

 

Reste, et ce n’est pas assurément le plus simple, à en saisir le sens. Force est de constater qu’une lecture « littérale », au premier degré, est peu satisfaisante. Le regardeur qui ne peut voir sans construire une signification, doit nécessairement poser quelques conditions préalables pour que l’œuvre prenne sens, au singulier, voire plusieurs sens en fonction des hypothèses de départ. Posons que la petite fille représente les femmes et le petit garçon, les hommes. « Faire bouger » les hommes pourrait alors être le constat amer des femmes incapables de faire évoluer les représentations des hommes sur leur condition. Il est vrai que l’artiste, BKfoxx est une jeune américaine de New-York qui dans d’autres œuvres affirme sa force et son tempérament (je pense en particulier à une fresque légendée « leaving is the easy way out[1] »)


[1] « Partir est la solution de facilité »

La fresque peut être comprise comme une œuvre féministe marquant à la fois la farouche volonté des femmes de se battre pour faire reconnaître leurs droits et les obstacles insurmontables qu’elles doivent affronter de la part des hommes. Une œuvre sociale et pessimiste « cachée » derrière une saynète de jeux d’enfants.

Je me limiterai à cette interprétation, n’ignorant pas que la polysémie de la fresque ouvre un champ immense de possibles.

Une œuvre réaliste mais allégorique, un sens dissimulé sous la peinture d’un jeu d’enfants, somme toute banal, à croire que BK (les initiales de l’artiste) est un fox(x), un renard, l’animal fétiche de l’artiste. Un renard rusé (comme tous les renards) qui se joue des apparences en cachant un discours intime sur sa vie et son rapport au monde.

J’en veux pour preuve, les nombreuses œuvres que l’artiste a consacrées à l’enfance. Derrière l’ordinaire des sujets se cachent des peurs, des angoisses, des souffrances. Une de clés de lecture me semble être l’intérêt qu’a porté l’artiste à Alice, l’héroïne des « Aventures d’Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll. Le conte fameux a été suivi par un autre conte : « De l’autre côté du miroir ».

BKfoxx nous montre un côté du miroir. Au regardeur de « voir » ce qui est caché et discrètement montré. Une œuvre d’une grande maîtrise technique qui nous invite à partager plus que des images, des émotions et des combats. Du grand art.


 Une histoire de cœur.

Les œuvres de street art témoignent de nos luttes, de nos peurs, de nos désirs, de nos émotions. Bref, les idées qui traversent le champ social s’impriment sur nos murs, plus ou moins bien, plus ou moins longtemps, plus ou moins fidèlement. Les murs sont des palymsestes toujours renouvellés de notre relation au monde.

Les œuvres sont autant de signes qui admettent plusieurs lectures : des lectures esthétiques mais également politiques et sociales.

Un signe qui est aussi un symbole a retenu mon attention ; il s’agit du cœur. A vrai dire,  le cœur est désormais partout. Non seulement, il représente et symbolise jusqu’à se substituer à lui le verbe aimer mais il a désormais envahi les réseaux sociaux.

Son histoire mérite d’être racontée.

Pour cela, il convient de faire la différence entre l’histoire de la forme qui lui est attribuée et l’histoire du symbole universel de l’amour.

Les premiers dessins de cœurs apparaissent dans l’Antiquité comme des motifs décoratifs sur des vases et des pièces de monnaies. C’est un motif décoratif végétal comme tant d’autres inspirés de la nature, végétation et animaux. C’est une stylisation de la feuille de lierre.

 Le motif de la feuille de lierre a été souvent associé au motif de la vigne et évoquaient Dionysos, le dieu du vin et de la bonne chère. Le lierre représentait dans le monde grec la longévité et, par extension, l’amour durable. Les significations grecques du cœur vont fusionner avec l’image que les Romains de l’Antiquité se font du sentiment amoureux. Pour eux, ce sentiment vient de l’intérieur de notre corps, de notre poitrine, « cor » et « pectus ». Le glissement de l’origine organique du sentiment au cœur, il n’y avait qu’un pas qui sera résolument franchi au Moyen-âge.

En effet, dans « Le roman d’Alexandre », en 1340, une illustration montre une jeune femme tenir dans sa main un cœur. Un homme qui lui fait face se touchant la poitrine montre l’origine du présent.

Les dessins du cœur-symbole de l’amour sont au Moyen-âge, dans un premier temps, réalistes.

Ils ressemblent peu ou prou à notre organe. Sous l’influence du motif décoratif de la feuille de lierre, sa forme évoluera vers celle que nous connaissons aujourd’hui, une forme symétrique évoquant l’union de deux parties semblables. La couleur rouge, plus récente, souvent associée au dessin du cœur, est une contamination de la couleur du sang, sang très évidemment lié au cœur.

Le cœur, son dessin et sa signification, sont le fruit d’une longue histoire. Une histoire des formes et des représentations. Une histoire des mentalités aussi. Bref, il a fallu plus de 2000 ans d’histoire pour créer une image iconique devenu symbole universel.

Notons que les street artistes peignent des cœurs recouvrant la conception classique de l’amour. Sa représentation est une figure du sentiment amoureux. Les émojis utilisent le cœur dans une acception quelque peu différente. « Liker » un cœur est un raccourci graphique pour signifier son vif intérêt, son adhésion. Un partage de l’émotion. Une forme édulcorée du sentiment amoureux.

Notons également la représentation dans les fresques du cœur en tant qu’organe. Sa représentation est celle de l’encyclopédie médicale. Rien ne manque, la forme oblongue, les veines et artères, les couleurs ! J’y vois un jeu de mots. Pas davantage.

Dans de rares occurrences, notre organe, tel qu’il est vraiment, devient une œuvre d’art composé de matériaux précieux. Ces productions m’évoquent les vanités d’antan mêlant des images de la mort de notre corps à la splendeur des objets.

Il n’est pas sans intérêt de faire l’histoire de nos images modernes. Beaucoup d’entre elles, agissent comme des signes. Une forme nous renvoyant directement à une signification. Nous en oublions la genèse et pourtant cette quête des origines, les étapes de la constitution du dessin en tant que signe, les étapes de la construction du sens, ces étapes nous parlent des fondements de notre culture.


La planète bleue.

Sur les murs de nos villes, une représentation de notre planète s’est imposée un peu partout dans le monde : un astre bleu flottant dans l’infini du cosmos. L’occurrence de cette représentation est étroitement corrélée à l’émergence et au développement récent des revendications écologiques. Pour comprendre la prégnance de la représentation de la Terre comme une boule voguant dans l’espace et sa signification, il faut, me semble-t-il, faire un détour par une dénotation de l’image elle-même avant d’interroger sa signification.

Notre Terre est représentée comme une sphère quasi parfaite dont la surface est majoritairement recouverte par les mers et les océans. En conséquence, la couleur bleue domine. Le cadre est centré sur le continent américain, le plaçant au centre de la demi-sphère sinon comme le centre du monde.

Cette image, comme toutes les images, a une histoire. Elle est l’héritière en ligne directe de l’image publiée en 1972 par la NASA.

 Rappelons que si, en 1968, la mission Apollo 8 rapporte une image d’un lever de Terre prise depuis les environs de la Lune, c’est le cliché de 1972 de la NASA qui, pour la première fois, montre la planète en suspension dans le vide intersidéral.

Cette image a été appelée « Blue marble », marbre bleu, qui sera traduite par la « planète bleue. Depuis le cliché resté fameux de 72, bien d’autres photographies de la Terre ont été prises de l’espace mais « blue marble » reste l’image emblématique de notre Terre.

J’y vois plusieurs raisons. Tout d’abord, la diffusion de Blue marble a été un événement d’une dimension mondiale.

Bien sûr, depuis que les Hommes observent le ciel, ils savent que la Terre est ronde. Les globes terrestres, les mappemondes en sont des illustrations. Seules quelques illustrations de fantaisie ont laissé penser que notre astre était plat comme une galette ronde. Les hommes de science de tous les  temps ont démontré par des observations simples la rotondité de notre planète. Personne n’en a douté, surtout pas les religieux qui dans les abbayes, les monastères et les écoles, pendant des siècles ont enseigné la rotondité de la Terre. C’était une connaissance, un savoir construit et non une perception de nos sens.

 Blue marble s’est donné à voir comme une authentique perception, une perception immédiate qui a changé sans retour possible en arrière les images que nous avions de notre planète. Nous avons vu en 1972, un astre bleu dans un espace noir, semblant flotter dans le vide. Un monde fini rapporté aux dimensions d’un espace impossible à voir et à comprendre. Un monde dans lequel les mers communiquent entre elles et les terres semblent régies par les mêmes phénomènes et les mêmes lois. Quant aux Hommes, on ne voit nulle trace de leurs œuvres, pourtant gigantesques.

1972, c’est également l’année du sommet de Stockholm sur l’environnement. La conférence des Nations unies sur l’environnement s’est tenue en Suède du 5 au 16 juin 1772. C’est la première d’une série de conférences décennales, les Sommets de la Terre. Elle a été préparée par de nombreux rapports dont le rapport « Nous n’avons qu’une Terre » de René Dubois et Barbara Ward. La conférence a jeté les bases du Programme des Nations unies pour l’environnement.

Blue marble (une image) et la prise en charge par une instance interétatique des problèmes de l’environnement sont des signaux forts d’une perception différente de notre place dans l’univers et d’une politique transnationale pour protéger notre planète.

Pour les artistes de notre début de XXIème siècle, l’image de la planète bleue est une référence fonctionnant comme une icône. L’emploi de cette image-référence renvoie à un faisceau d’idées : une image signifiant la préoccupation écologique, une image de la « Pachamama », une image de la globalité des problématiques auxquelles nous sommes affrontés.

Si les mots ont une histoire, les images en ont également une. Comme les mots, il y a des images initiales et des déclinaisons. Comme les mots, pour comprendre les images, il faut en connaître le contexte de création. La représentation de la Terre dans le street art est un modeste exemple de ce que pourrait être une archéologie du savoir.


Images du désastre écologique :  Back to Paradise.

Les street artistes sont des créateurs d’images. Images qui, fétus de paille, sont emportées par Internet et les réseaux sociaux. Les flux d’Instagram et de Facebook, pour ne citer qu’eux, charrient un fleuve jamais tari d’images. Dans ce maelstrom, difficile de saisir des régularités et des occurrences, pour faire émerger des structures, des thèmes et des sujets d’étude. Difficile certes, mais pas impossible. Pour cela, il suffit de réduire (réduire comme on le dit en algèbre) le nombre de données en les classant (classement par thème, par sujet pour le fond, classement en fonction des techniques pour la forme etc.) C’est un travail laborieux et, en la matière, comme les artisans d’antan, chacun doit fabriquer ses propres outils. Des outils de classement, des outils pour l’analyse et l’interprétation des sources.

Un exemple est, me semble-t-il nécessaire, pour illustrer cette approche. Voilà quelques semaines, j’ai commencé à écrire une série de billets sur les images de la pollution. Ecartant le projet d’une analyse exhaustive de toutes les manifestations de la pollution, j’avais restreint mon observation aux images de la pollution atmosphérique. J’avais essayé de montrer que la capillarité entre les images a donné naissance à une image iconique symbolisant la pollution de l’air : le masque à gaz dans sa version de la Première guerre mondiale.

Dans ce billet que j’entends consacrer à la biodiversité, mon objectif est le montrer, exemples à l’appui, que l’angoisse de la disparition des espèces s’exprime en empruntant les structures principales du récit biblique du paradis terrestre.

Les œuvres des street artistes s’inscrivent dans un large mouvement des idées qui promeuvent la protection de l’environnement pour protéger les espèces. Ce sont, en quelque sorte, des œuvres de combat. Et ce combat est éminemment politique. Il s’agit de faire pression sur les exécutifs nationaux en alertant les « regardeurs » et, au-delà, l’opinion publique, pour faire adopter des politiques vertueuses.

Les street artistes, dans un premier temps, ont d’abord représenté les animaux directement menacés par les menaces sur leur environnement : les baleines, les ours blancs, les éléphants, des singes, des abeilles etc. Le bestiaire s’est enrichi de représentations d’autres animaux, des insectes, des poissons, des oiseaux partageant un caractère commun : la beauté. Le sous-texte est le suivant : sans révolution écologique mondiale, cette beauté est vouée à la disparition. Certains artistes dépasseront le cadre réaliste de la reproduction de la nature en ajoutant une dimension purement décorative. Ainsi naîtront des animaux fantastiques, encore plus beaux que nature !

Des animaux menacés de disparition, le champ s’est étendu par contiguïté aux autres animaux donnant par extension naissance à des chimères belles et merveilleuses.

Des animaux en gloire, les artistes ont ajouté d’autres formes de vie, hélas menacées ; les coraux par exemple, les arbres, les fleurs et les plantes. D’abord représentées seules, pour elles-mêmes, les formes végétales ont fusionné avec les animaux pour produire de somptueux tableaux.

Les compositions ne se limitent pas à dénoncer les ravages de la destruction de la biodiversité, elles renvoient l’image d’un monde idéal dont la mort est annoncée. Comment le décrire ? Un monde dans lequel vivent en harmonie les espèces animales dans une végétation luxuriante. Un monde dominé par la beauté. En somme, un jardin d’Eden.

Un récit des origines du Mal se dégage de la multiplicité des œuvres. Notre monde était un paradis terrestre, la pollution dont seul l’Homme est responsable menace de le détruire. Pour conserver ce paradis, il faut détruire ce qui le détruit. Dans ce récit, la Mal incarné dans la Bible par le serpent, est remplacé par la pollution, qui est une œuvre démoniaque puisque comme Adam et Eve nous sommes chassés sans espoir de retour du Jardin des délices.

Pour raconter le monde tel qu’il va, les artistes, inconsciemment, réactualisent un récit vieux comme le monde. Ils réinjectent dans les mythes leurs angoisses et leurs peurs donnant à voir un discours sur la chute.


Banksy et C 215, voyages dans une Ukraine en guerre.

Dans un précédent billet consacré au voyage en Ukraine de C 215[1], j’avais mis en regard les pochoirs de l’artiste et ses commentaires, jugeant que la comparaison entre les œuvres et ce que C 215 en disait n’était pas sans intérêt.

Banksy, la semaine dernière, sur son compte Instagram, a mis en ligne une courte vidéo qui éclaire les œuvres peintes dans une Ukraine en guerre. Les 7 pochoirs ont été peints dans une localité devenue le symbole de la résistance aux bombardements russes, Borodianka, une ville située à une soixantaine de kilomètres de la capitale ukrainienne.

C 215 et Banksy ont certes autant de points communs que de différences. Au titre des ressemblances, ce sont des pochoiristes qui ont décidé de soutenir la résistance du peuple ukrainien en allant peindre des œuvres sur les ruines des bombardements de la Russie sur les installations civiles (immeubles d’habitation, gares ferroviaires, magasins, écoles maternités, hôpitaux, etc.)

Peindre sur des ruines de bâtiments civils illustre un des caractères de cette guerre : la Russie fait la guerre au peuple ukrainien. La guerre ne se réduit pas à l’affrontement de deux armées. La Russie, en dépit des traités internationaux et contrairement aux déclarations de ses dirigeants, met en œuvre des moyens considérables pour tuer des civils et plonger des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans l’obscurité et le froid.


[1] https://streetarts.blog/2022/04/08/c-215-le-voyage-en-ukraine/

Deux corpus d’œuvres peintes par deux pochoiristes soutenant la même cause, une belle occasion de les comparer.

Les sujets choisis par C 215 éclairent son point de vue sur la guerre. Tout d’abord, un pochoir peint aux couleurs du drapeau ukrainien, bleu et jaune, représente « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Une manière de souligner la parenté entre la Révolution française de 1830 et la lutte du peuple ukrainien. Cette fresque est complétée par une série de portraits : un jeune garçon portant une chemise traditionnelle, deux portraits de jeunes files habillées également de vêtements folkloriques, un portrait d’une mère serrant dans ses bras son jeune enfant, un portrait d’homme portant une tenue typique, le portrait d’un adieu au combattant. Singulièrement, peint sur un char russe détruit, un rapace aux couleurs nationales, signe peut-être de l’espoir qui surgit des profondeurs du pays et symbole d’une détermination guerrière. A part un portrait de jeune fille, toutes les œuvres ont été peintes dans une harmonie de couleurs qui privilégie le bleu et le jaune.

Les pochoirs de C 215 n’échappent pas aux poncifs : la beauté profanée des jeunes enfants, figures de pureté, la tristesse incommensurable des babouchkas et des Cosaques, la douleur des jeunes amants dont l’homme à la guerre. S’y ajoutent la revendication de l’identité ukrainienne par opposition à une Russie qui réécrit l’histoire, affirmant que l’Ukraine, en tant qu’Etat n’existe pas et que les Ukrainiens font partie du peuple russe. Une déclinaison de « belles images », des pochoirs finement découpés, d’une exécution parfaite, avec de jolies couleurs patriotiques. Un peu comme les fameuses images d’Epinal version propagande. Des images dont le but est d’émouvoir : un appel aux sentiments pour galvaniser le soutien international et la résistance ukrainienne.

Les œuvres de Banksy sont radicalement différentes, dans le fond et dans la forme.

 Ce sont des pochoirs rudimentaires, deux cartons découpés, un par couleur, noir et blanc. L’humour et la dérision sautent aux yeux. Humour de ce vieux monsieur à l’imposante barbe qui dans son bain au milieu des ruines se frotte le dos, dans un paysage d’apocalypse. Humour du jeune judoka qui met à terre son adversaire plus grand et plus fort (on pense bien sûr aux inénarrables photographies de Poutine, Poutine torse nu à la chasse, Poutine judoka ceinture noire etc.) Dérision de cette ménagère faisant sa mise en pli et armé d’un extincteur pour éteindre l’incendie de la guerre. Dérision encore avec cette scène d’un couple qui danse sous la pluie abrité ( singing and dancing in the rain !) Dérision toujours avec cette gracieuse ballerine utilisant les ruines pour faire les pointes ou de cette gracile gymnase utilisant les décombres comme autant de propositions d’exercices. Humour et tendresse et ces deux enfants jouant à la balançoire sur des obstacles antichars. Paillardise enfin avec le détournement d’un pénis peint sur un mur par un anonyme et qui, chargé sur un véhicule militaire, devient un missile pointé vers le ciel.

On l’aura compris, Banksy ne fait pas dans le folklore et la propagande romantique. Avec 3 francs 6 sous, quelques bouts de carton et deux bombes aérosols, il se moque de l’ogre russe. Un ours en passe d’être vaincu par un David ressuscité. Poutine en prend pour son grade, en male viril battu par un gamin « qui n’en veut ». Sur les ruines, sous les décombres, la beauté, la grâce, le jeu et la joie triomphent. Les ruines poutiniennes deviennent des accessoires utiles pour que la vie l’emporte sur la mort.

C 215, Banksy, deux pochoiristes engagés aux côtés de l’Ukraine qui ont tous deux décidés d’aller peindre sur les ruines comme Boris Vian d’aller « cracher sur nos tombes ». Deux techniques comparables, mais deux approches radicalement différentes. Chez C 215, je retiendrai la recherche de l’émotion et chez Banksy, un formidable humour fait de moquerie et de dérision.


Murad Subay : Le cri des Yéménites.

Les fresques de Murad Subay ne laissent personne indifférent. Les médias faute d’une connaissance suffisante de l’artiste le nomment le « Banksy du Yémen ». D’autres le qualifient d’« artiste de rue » et d’ « activiste politique ». Comparaison n’est pas raison. Ce sont des street artistes (et non des artistes de rue ! Traduction par trop littérale) qui créent des images dont les messages sont politiques. Banksy et Subay ne sont ni les premiers, ni les seuls, et le street art politique est une des catégories du street art.

L’œuvre qui a retenu mon attention est une affiche qui a été récemment collée sur le M.U.R. Oberkampf à Paris. Elle se présente comme un rectangle de 4 mètres sur 3, composée de deux parties sensiblement égales. Sur un fond rouge vif, deux portraits ont été peints. A droite, celui d’une femme nue. A gauche, celui d’un homme nu. Les deux portraits représentent la partie supérieure du corps traversée par des puissantes lignes horizontales noires. Noires comme la couleur des portraits. Trois bandes verticales séparent les deux portraits. Le chromatisme se réduit à 3 couleurs : le rouge du fond, le noir du dessin, le blanc des corps dénudés.

L’homme et la femme crient. Leurs bouches sont grandes ouvertes et leurs mains forment un porte-voix. Bouches et mains sont entravées par des « barreaux » qui les traversent.

La connaissance du contexte politique s’avère indispensable pour comprendre l’intention de l’artiste. Murad Subay, artiste yéménite, dénonce le soutien qu’apporte la France à l’Arabie saoudite. Cette œuvre et plusieurs autres réalisées en France témoignent de la complicité de la France dans la vente d’armes à l’Arabie saoudite.[1] C’est donc sur le sol français que Murad Subay combat la politique extérieure française.


[1] « La France a livré pour un montant de 1,379 milliards d’euros de matériels de guerre à l’Arabie saoudite et pour un montant de plus de 287 millions d’euros aux Emirats arabes unis. Ainsi, ces deux pays sont respectivement aux 2ème et 5ème rang des pays clients de la France, en matière de livraisons de matériels de guerre ». Amnesty international.

Deux remarques sur la forme du collage. La première porte sur les « barreaux » des prisons qui, au lieu d’être verticaux, sont horizontaux. S’écartant de l’image iconique des geôles, l’artiste a été amené pour pouvoir « traverser » les corps des victimes de la guerre, d’inverser le sens « traditionnel » des barreaux. Notons que cet écart par rapport au référent iconique ne gêne guère l’interprétation. Le « regardeur » comprend qu’il s’agit de prisonniers qui veulent hurler leur détresse. Par contre, les bandes verticales noires et blanches utilisées par l’artiste dans d’autres œuvres semblent évoquer une pellicule de cinéma. Ce serait à mon sens une fausse piste. J’y vois bien davantage le souci de l’artiste d’instituer son œuvre comme une création d’images. Son discours serait le suivant : « Je vous donne à voir deux images ; deux images sans le son car les personnages sont empêchés de crier. »

Le choix d’un chromatisme réduit à peu de couleurs semble être une caractéristique des choix plastiques de Murad Subay. Le rouge et noir si présents dans sa production ont été choisis pour leur fort contraste et les imaginaires liés à ces deux couleurs. Il s’agit non seulement d’attirer l’attention du chaland mais de susciter des émotions capables de déboucher sur une prise de conscience et une action politique.

Le dessin volontairement schématique souligne la maigreur des corps et leur délabrement. Le dessin refuse l’esthétisme et marque la grande importance donnée au message par rapport à la forme. Forme réduite aux éléments signifiants : ce ne sont pas des combattants qui sont emprisonnés mais des hommes et des femmes, comme vous. Vous, regardeurs, vous êtes responsables de cette horreur.

Si j’apprécie l’adéquation entre le message politique et la forme, l’extrême simplification du propos ne cesse de m’interroger. Et cela pour plusieurs raisons : sans une relative connaissance du référentiel, les prisonniers pourraient être les malheureuses victimes de nombre de conflits. C’est certainement une des raisons qui amènent l’artiste à mettre souvent en regard textes et images. Les textes (et non les images) limitent la polysémie du dessin jusqu’à conduire le regardeur à une seule lecture de l’œuvre.  

La simplification de l’image en augmente certes la force mais simplifie à l’excès la situation. Le regardeur n’apprend rien concernant la guerre au Yémen. Il ignore aussi l’essentiel : quelles sont les rasons pour lesquelles la France vend des armes à l’Arabie saoudite. Il est vrai qu’une image ne peut expliquer une situation internationale particulièrement complexe. Prenons-la pour ce qu’elle est : un cri enfin entendu, une prise de conscience de l’horreur d’une guerre éclipsée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.  


Images de la pollution : De l’air ! De l’air !

Il est bien entendu que mon intérêt dans ce billet n’est pas de parler de la pollution. Je n’en connais pas plus de vous, lecteur et lectrice. Voire, beaucoup moins ! D’autant plus que le sujet est immense si nous nous référons à la définition qu’en donne le dictionnaire Le Larousse : « « Dégradation de l’environnement par des substances (naturelles, chimiques ou radioactives), des déchets (ménagers ou industriels) ou des nuisances diverses (sonores, lumineuses, thermiques, biologiques, etc.). Ma réflexion porte sur les images, plus précisément, les images créées par les street artistes.

Je compte consacrer plusieurs billets à la vision de la pollution tant les œuvres sont nombreuses et les thèmes différents.

Commençons donc notre série par la pollution de l’air. L’émergence du traitement de ce thème par les artistes est liée au sentiment d’urgence de la dégradation de la qualité de l’air et aux graves conséquences de cette dégradation sur la santé. Si le problème est ancien, le sentiment d’urgence est récent et tient essentiellement aux actions des associations et des partis politiques qui défendent les analyses et les objectifs écologiques.

Les artistes pour dénoncer la pollution de l’air ont d’abord représenté les fumées. Fumées noires sortant de cheminées d’usines, fumées menaçantes portant la mort au gré du vent. Graphiquement, les images créées étaient fortes mais elles avaient leurs propres limites. La pollution industrielle, sans disparaitre complétement des médias et des esprits, a été, non pas remplacée mais, complétée par celles des pollutions de l’air des villes. On sait que les grandes métropoles au 19ème siècle, lors de la Révolution industrielle, ont rejeté dans leurs banlieues les activités considérées comme trop polluantes. Nos sociétés de plus en plus urbaines sont plus sensibles aux pollutions occasionnées par les transports et le chauffage. De là, l’attention des artistes qui ont substitué à l’image d’une cause de la pollution de l’air, l’image de ses effets sur les habitants des villes.

Ce déplacement de la cause vers l’effet, a induit la figuration de la respiration. C’est mettre en cela l’accent sur les maladies respiratoires directement corrélées à la pollution atmosphérique.

Or, les artistes cherchent à créer des images, des images faciles à « lire » afin de provoquer une prise de conscience et exercer une pression sur les politiques. Un coup de billard à trois bandes. Seulement, l’air, y compris l’air pollué, est transparent ! Il y a bien une foultitude de particules mais elles sont microscopiques ! Une solution eut consisté à grossir les particules comme d’autres l’ont fait pour le virus de la Covid. Une autre solution lui a été préférée : peindre des personnages portant un masque. Ce que firent certains street artistes. Cela fit long feu ! L’arrivée de la pandémie de Covid et ses très fameux masques chirurgicaux changea la donne.

L’idée du masque a été conservée, mais de fil en aiguille, un glissement s’est effectué. De l’air qui est un gaz à masque à gaz, il n’y avait qu’un pas que des légions d’artistes franchirent. Les représentations de masques à gaz modernes n’eurent guère de succès. Lui fut préférée la représentation des masques à gaz portés par les soldats de la Première guerre mondiale.

Ces masques dont les images sont encore dans de nombreuses mémoires protégeaient les yeux et le système respiratoire des soldats. Le masque dit chirurgical protégeant le nez et la bouche était suffisant pour évoquer le risque de maladies respiratoires. Pourtant, c’est le modèle 14-18 qui s’est imposé.

Quelles en sont les raisons ?

On pourrait penser, dans un premier temps, à l’influence des gravures et des peintures d’Otto Dix. Il est vrai que la référence semble s’imposer ; des fresques sont de quasi copiés-collés des œuvres de Dix. Si, en n’en pas douter, le souvenir de ces gravures universellement connues peut expliquer l’emprunt, je pense que ça n’explique pas ce que je considère comme un phénomène : l’adoption de la représentation du masque de guerre, version 14-18.

Plus fondamentalement, le masque cachant le visage dans sa totalité déshumanise celui qui le porte et le transforme en monstre. Une métamorphose kafkaïenne d’autant plus choquante quand le mutant est un enfant.

Le discours change de nature. En quelques années nous sommes passés de la pollution de l’air, un problème de santé publique, à l’annonce d’un futur apocalyptique. Le vocabulaire visuel de la guerre a remplacé celui de la santé. Dans le même temps, l’image du masque à gaz version 14-18 s’est imposé par contamination et en raison de sa force évocatrice dans les œuvres récentes.



Dan Kitchener : Plein les yeux.

La récente découverte des œuvres peintes de Hush et Dan Kitchener a été le point de départ d’une réflexion sur l’influence de la civilisation japonaise sur le street art en occident.

 Je me suis souvenu à ce propos de ce mouvement des arts qui a été nommé le japonisme. Ce néologisme désigne l’incidence qu’a eu le Japon sur les arts décoratifs, les Beaux-arts, la littérature, la musique, la mode et les jardins entre 1860 et 1880. Doit-on voir dans les thématiques empruntées au Japon d’aujourd’hui une résurgence de ce mouvement ou un mouvement original n’ayant avec le mouvement du XIXème siècle aucune parenté ?

Disons tout d’abord, qu’il s’agit bien d’un mouvement. Il concerne la peinture mais également d’autres arts. Je pense par exemple au formidable succès des mangas. Leurs narrations et leurs esthétiques marquent la bande dessinée occidentale et plus largement les arts graphiques et les Arts décoratifs. Les jeux vidéo japonais ont renforcé l’impact des mangas en renouvelant narrations et esthétiques.

Alors que Hush, de manière anecdotique référé à sa production, voit dans la geisha et de son kimono des exemples de raffinement et de féminité, Dan Kitchener, son compatriote, consacre la quasi-totalité de sa production à des scènes de rue et à des portraits de geishas.

Si on saisit d’emblée l’intérêt pour un coloriste tel que Hush de peindre une des figures du Japon traditionnel, comment expliquer la centration de Kitchener sur deux aspects du Japon : la geisha et les scènes de rue.

La geisha est le modèle parfait des coloristes. Son visage est peint, sa coiffure est élaborée et le plus souvent ornée, son kimono de soie est une œuvre d’art. Il est plus long que le kimono classique et celui des jeunes geishas est décoré de motifs très colorés. Son ampleur et sa texture permettent à l’artiste de travailler le dessin des motifs, le drapé et les reflets.

Il semble que le portrait de jeunes geishas chez Kitchener exprime certes l’extrême raffinement de leur maquillage et de leur vêtement mais surtout, le portrait, symbolise le Japon éternel. L’image inchangée de la geisha traverse les profondes modifications de la société japonaise. Elle complète les scènes de rue et s’y oppose sur le fond et sur la forme. Elle complète les paysages urbains en montrant la permanence d’une image et d’une pratique sociale. Elle s’oppose car tout renvoie à la modernité (l’architecture des immeubles et des boutiques, les éclairages, les néons des enseignes, les automobiles etc.)

Si le diable est dans le détail, les détails des œuvres révèlent la nature de son projet de Kitchener. Les scènes ont été peintes sans modèle (elles ne reproduisent pas des photographies, elles n’ont pas été peintes « sur le motif ») ; ce sont des œuvres issues de l’imaginaire de l’artiste.

Regardons l’ensemble des scènes de rue. Ce sont des paysages urbains bien spécifiques de rues commençantes animés. Des paysages qui ne sont pas centrés sur un objet et détourant objet et décor, mais le sujet est le décor. Un ensemble baigné par l’obscurité qui fait briller les néons et les éclairages des vitrines, lumières se reflétant sur la chassée mouillée. Si les rues inventées s’inspirent de la rue japonaise, c’est que cette rue est unique par l’omniprésence et la densité des enseignes lumineuses, par la densité de ses foules. Ce n’est pas l’abondance des objets à représenter qui aiguise l’imagination du peintre, c’est la lumière. Lumières aveuglantes des néons pour attirer le chaland, variétés des couleurs des néons (toutes les couleurs sont possibles ainsi que tous les mélanges de couleurs obtenus par les diffractions)

Les scènes de rue ne sont pas des images du Japon moderne comme les portraits de geishas sont des images du Japon traditionnel. Elles sont des prétextes pour jouer avec la couleur.


La Vierge à l’enfant et ses images.

Une réflexion sur les thèmes du street art est simple si l’on se contente du grosso modo et de ses synonymes[1]. Bref, dans une démarche qui privilégierait le grossier au subtil et le global par rapport à l’étude singulière, nous remarquons d’emblée des différences par rapport à la peinture de chevalet. Si les portraits dominent, rares sont les paysages. Les natures mortes sont essentiellement présentes sous la forme de vanités. Les scènes de genre n’ont guère d’équivalent. Par contre, et ceci est étroitement lié au caractère provisoire du street art, les murs de nos villes sont des chambres d’écho des événements d’actualité.

Une relative permanence de genre donc, mais une traduction dans une grammaire plastique différente. Une réactivité à l’événement qui est une marque de cet art nouveau.[2]

J’avais à l’esprit ces catégories quand, lors d’une promenade, j’ai vu un pochoir représentant une Madone, c’est-à-dire, une représentation d’une Vierge à l’enfant. J’ai été surpris de trouver sur un mur une « image pieuse », un exemple, modeste il est vrai, d’une peinture qu’il faut bien qualifier de religieuse.


[1] Approximativement, dans l’ensemble, pour l’essentiel, fragmentairement, globalement, en gros, imparfaitement, incomplètement, insuffisamment, à peu près, rudimentairement, sensiblement, sommairement, en substance, succinctement, superficiellement, vaguement.

[2] Je n’oublie pas El très de mayo de Goya et de combien d’autres œuvres mais leur exécution et leur diffusion n’ont pas le caractère de quasi instantanéité du street art.

Cette surprise devint une interrogation non sur les raisons de mon étonnement mais une invitation à clarifier l’image iconique de la Madone.

Des artistes se sont emparés de cette figure, comme ils l’ont fait pour d’autres icônes, pour en faire des pastiches dans le but avoué de s’en moquer. D’autres ont célébré, je le crois sincèrement, la Vierge et son fils Jésus. D’autres enfin, s’en sont démarqués mais s’y réfère implicitement en associant mère et enfant dans une même fresque.

Ces « murs », ces fresques, ces pochoirs ont été peints sur les murs de villes occidentales et plus précisément, les villes de pays dans lesquels le catholicisme a profondément marqué la culture. Je crois comprendre que les madones contemporaines traduisent bien davantage l’amour maternel que la naissance de Jésus. Amour considéré comme le mieux partagé et le plus universel.

Je ne discuterai pas la vérité de cette affirmation[1] mais je m’intéresserai à la construction de l’image de la Madone.

Remarquons que le sujet de la Vierge à l’enfant est le thème le plus représenté de tout l’art chrétien devant la crucifixion. Son succès s’explique par le fait que le couple mère/enfant renvoie à des thèmes archaïques fort anciens. La mère allaitant un enfant/dieu est une image des origines, une image de l’amour maternel et aussi une image de la fécondité.


[1] Cf : L’amour en plus d’Elisabeth Badinter, Le livre de poche.

C 215.

C’est dans ce riche et polysémique réseau de référents qu’à l’époque romane, entre le 12ème et le 13ème siècle, peintres et sculpteurs vont « inventer » la Vierge à l’enfant. Une Vierge, assise sur un trône, et tenant un Jésus adulte sur les genoux. Des deux personnages, Vierge et enfant Jésus, le personnage important pour les croyants de l’époque est Jésus et non sa mère dont on ne sait rien. Jésus, le Messie attendu par le peuple d’Israël, Dieu fait homme, mort et ressuscité est le fondement doctrinal du christianisme.

 Ces Vierges ont été appelées « sedes sapientiae », c’est-à-dire, siège de la Sagesse ou trône de la Sagesse. A sa création, la Madone est donc un symbole de la sagesse et non de la Nativité.

Paul, dans les Evangiles, cite le nom de Marie la désignant comme la mère de Dieu. Dès les épitres, des apories surgissent. Comment expliquer qu’une femme enfante un dieu alors que dans les religions de l’antiquité, la religion grecque et la romaine, les dieux et demi-dieux étaient conçus par des dieux.

Pour la résoudre, il fallut, bien des siècles plus tard, inventer l’existence d’un Esprit saint qui aurait « visité » une vierge (une vierge qui sera réputée « immaculée », c’est-à-dire, n’ayant pas commis le péché de chair).

Autre aporie, comment expliquer que Jésus de Nazareth soit à la fois le fils d’un dieu unique et Dieu lui-même. Les pères de l’Eglise et les conciles ne purent expliquer cette double nature du Christ. Ils conclurent que c’était un mystère.

L’art gothique, au 13ème et au 14ème siècle, privilégie la Vierge au détriment de l’enfant qui, dans la composition, prend une place de moins en moins importante. L’enfant Jésus prend la forme d’un nourrisson et le rapport de grandeur traduit la primauté de Marie.
Le baroque ira plus loin encore en supprimant l’enfant Jésus du couple pour ne garder que la Vierge. Elle symbolise alors la pureté.

L’évolution des images de la Vierge et de son enfant est une illustration de l’émergence du culte marial. La mère de Jésus est comprise comme la figure majeure de l’intercession entre la communauté des chrétiens et son fils. Marie, dont je rappelle qu’on ne sait rien, devient l’objet d’un culte, au détriment du culte rendu à Jésus.

Les historiens considèrent que le culte de Jésus était complexe[1] pour les gens du peuple et qu’ils se tournèrent vers la figure de mère de Marie, figure dont les référents sont aisés à saisir ; une figure qui n’est pas l’objet de discussions byzantines, de mystères ou de miracles.[2]  

La Madone a eu, à des époques différentes, des significations différentes ; de la sagesse, à l’image coutumière de la femme fertile qui nourrit son nourrisson et lui prodigue son amour.

Au cours des siècles, alors que la représentation de l’enfant Jésus sur les genoux de sa mère disparait de la peinture et de la sculpture, le culte de Marie s’impose et demeure de nos jours encore fort vivace.[3]

Le recul en Occident du christianisme[4],  de la pratique religieuse en général et de la connaissance des textes canoniques expliquent l’absence d’une traduction moderne des images mariales et la fixation de la Madone a une seule acception, l’amour maternel.

Il est somme toute assez bizarre de constater que les images de la Madone et de la Vierge Marie produites par les street artistes sont des copies des images sulpiciennes. Comme si, Marie et l’enfant Jésus étaient des personnes véritables dont l’aspect était figé une fois pour toutes. Cela n’est pas sans évoquer la crise iconoclaste de 1566 et sa traduction actuelle dans certaines religions, comme l’Islam et le protestantisme.


[1] Complexe pour plusieurs raisons : difficulté pour les contemporains de croire que Dieu ait été supplicié sur la croix (la crucifixion était une peine infamante), difficulté à accepter la résurrection).

[2] La mort de la Vierge dont il n’est fait aucune mention dans les Evangiles posait problème ; la mère de Dieu ne pouvait mourir comme tout un chacun. Les Pères de l’Eglise inventèrent la dormition conçue comme l’ascension au ciel de Marie.

[3] Cf Les sanctuaires dédiés à la Vierge, les églises, les fêtes. N’oublions pas que Marie est la patronne de la France.

[4] Rappelons pour mémoire que les protestants refusent le culte marial.


Violant : « Mayday »

Que signifie « comprendre une œuvre » ? Une bien redoutable question qui se pose à tous, les « regardeurs », les badauds, les exégètes, les critiques, les pédagogues et les modestes chroniqueurs dont je suis !

En la matière, il est utile, en introduction, de fixer les limites de la question. L’histoire des idées nous montre à l’évidence que les œuvres sont polysémiques ou pour le moins, admettent moults commentaires.  Certains se recoupent alors que d’autres se contredisent ou ouvrent de nouveaux chantiers de réflexion. Les exemples sont innombrables. Citons à titre d’illustrations la Bible, la Thorah, le Nouveau testament, le Coran, pour s’en tenir aux fondements de trois grandes religions, respectivement le judaïsme, le christianisme et l’islam. Je tiens pour certain le fait que leur compréhension est un objectif mais un objectif dont nous savons pertinemment que nous ne l’atteindrons jamais. Raison pour laquelle l’exégèse et la glose ont un bel avenir !

S’il parait présomptueux de détenir la vérité d’une œuvre, quelle que soit sa nature, il faut bien se garder de penser que le créateur de l’œuvre détient, lui, les clés de sa signification. L’œuvre par bien des côtés dépassent son inventeur. Et cela pour plusieurs raisons : la première est que l’œuvre n’existe qu’à travers le regard du « regardeur ». Un regard mais plutôt l’intelligence que le regardeur a de l’œuvre. Intelligence qui passe par sa subjectivité et sa culture. Le créateur, tel le docteur Frankenstein, est dépassé par sa créature. Prenons le célèbre tableau de Van Gogh, « Champ de blé aux corbeaux ». Les critiques ont vu dans la représentation des corbeaux les signes d’un désir de mort (le peintre mourut quelques jours après avoir peint ce tableau). Il est à parier que l’artiste n’a pas sciemment peint des corbeaux noirs pour figurer sa mort prochaine. L’interprétation, qui est une explication, résulte de la relation chronologique entre la date de création du tableau et de la date de la mort du peintre. Autre exemple, le très célèbre facteur Cheval. Pendant les 33 ans de la construction de son Palais Idéal avait-il conscience qu’il était un artiste ? Les œuvres du passé, celles de notre histoire, ne sont « regardées » ni avec les « yeux » de l’artiste, ni avec les yeux de ses contemporains mais avec nos « yeux » d’aujourd’hui, avec le filtre des valeurs et des concepts que nous avons construits.

Cette observation condamne-t-elle toute tentative d’interprétation ? Il ne serait pas juste d’être aussi catégorique. Je n’ignore pas que la critique d’une œuvre en dit plus sur l’auteur de la critique que sur l’œuvre. Je sais que le commentaire critique est une mise en récit, un récit démonstratif dont le but est de convaincre le lecteur de la pertinence de l’analyse. Récit qui a ses propres règles (cohérence logique, critères de lisibilité, classement des arguments etc.). Nonobstant ces écueils, le regard de l’autre sur une œuvre peut me permettre de mieux voir et de mieux comprendre.

Un commentaire critique est l’expression d’un point de vue sur une œuvre. Si le point de vue du rédacteur de la critique m’importe, un point de vue joue un rôle central dans l’interprétation, celui de l’artiste lui-même. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité rendre compte du point de vue de l’artiste portugais Violant dans le commentaire d’une fresque récente : Mayday.

Violant a l’heureuse habitude d’associer à la publication des photographies de ses fresques un court texte d’accompagnement. Je vous livre son texte.

« Au secours »[1]

Située à proximité d’un parc pour enfants, j’ai choisi de peindre ce « mur » pour sensibiliser au danger d’une catastrophe naturelle soudaine ou d’un éventuel cataclysme qui peut déséquilibrer notre monde, un environnement dont dépend le confort de tout-un-chacun.

 La scène représente un navire marchand coulé gisant dans une rue parmi d’autres débris qui sont comme des témoins de notre civilisation et des symboles de la consommation, une consommation qui a probablement déclenché le chaos.

Il est important que nous comprenions le pouvoir destructeur d’une économie qui exploite les ressources naturelles pour fabriquer des produits.  Ces produits qui ne nous rendent pas plus intelligents !

Je veux dire que nous ne sommes pas capables de saisir quelles répercussions le pillage de la planète aura sur notre avenir.

Pour éviter la catastrophe annoncée, nous devons faire de manière habituelle de petites choses, petites mais importantes pour changer les choses. En même temps, il convient de faire pression sur les grandes entreprises qui polluent.


[1] Traduction R. Tassart.

Le Mur de Violant est constitué de deux murs se coupant à angle droit. Il forme de facto un diptyque. Le mur de gauche est moins long que celui de droite. La photographie de Violant en train de peindre donne l’échelle.  Sa fresque est un paysage sous-marin. Une ville caractéristique du baroque portugais est submergée. Des requins parcourent l’ensemble de la scène. Des végétaux recouvrent des débris hétéroclites d’une ville ruinée. Parmi ces débris, des gravats, un tank, des voitures, un avion, un wagon, un camion, un bateau de pêche. Devant une façade portant encore témoignage de sa splendeur, un paquebot git sur la vase du fond de l’océan. Le navire situé au premier plan représente environ la moitié de la surface peinte : le bateau est le sujet de l’œuvre.

J’ai posé quelques questions à Violant. Je vous livre questions et réponses.

Pourquoi avoir choisi un bateau comme symbole de notre société de consommation, une société qui détruit son environnement et plonge notre monde dans le chaos ?

Ce bateau a pour moi une signification particulière. J’ai essayé de chasser toutes les références que je pouvais pour le représenter. C’est un bateau que j’ai trouvé dans le port d’Aveiro lors d’une promenade avec une ex-petite amie.  J’ai trouvé ça drôle parce qu’il s’appelait « Joana Princesa », le même nom que le sien. J’avais déjà peint une épave de navire pour évoquer une histoire d’amour. Celui-ci a le même objectif, raconter une histoire.

D’autre part, les navires sont de formidables moyens pour transporter les marchandises dans notre monde moderne. Sans eux, il ne serait pas possible d’avoir tout ce que nous pensons avoir, donc de cette façon, il symbolise notre société fondée sur la consommation de masse.

Pourquoi choisissez-vous toujours des allégories pour faire passer un message ? Peut-être que je n’aime pas trop peindre, alors je dois trouver des moyens de faire en sorte que ça soit intéressant pour moi.

Dans d’autres murs vous avez déjà abordé ce thème. Pourquoi l’aborder à nouveau ?

En plus de ma contribution personnelle, les thèmes environnementaux ne vieillissent malheureusement pas. C’est un thème important maintenant et pour l’avenir.

L’œuvre de Violant est donc une allégorie portant sur le réchauffement climatique. Violant met en scène une épave de navire, symbole à la fois de la technologie et de la consommation des biens à l’échelon planétaire, un bateau coulé gisant dans une rue historique du Portugal. La composition de la fresque (les savantes lignes de fuite, les rapports de masse entre les immeubles entre eux et les immeubles et l’épave) témoigne du soin apporté à la réalisation de l’œuvre. Observation corroborée par l’opposition entre les gris des façades baroques et le carmin de la coque du paquebot. Les débris accumulés sur la vase du fond ne sont pas réalistes, difficile d’en définir la nature et certaines proportions sont très manifestement fausses (voitures, tank etc.)

« Mayday, Mayday, Mayday » est un signal de détresse envoyé par un avion ou un navire. Violant lance un appel au secours pour inviter les « regardeurs » à mettre en œuvre des mesures pour limiter le réchauffement de la planète et une inéluctable montée des eaux. La forme de son signal est incontestablement une œuvre d’art. Sur le fond, elle rejoint l’expression de l’urgence climatique de toute une partie de notre jeunesse. On pense à des mouvements citoyens comme Extinction Rébellion, à la médiatique Greta Thunberg, aux soutiens apportés aux partis politiques très engagés dans la transition écologique.


Philippe Hérard : L’homme et l’œuvre (sic).

Je me souviens avoir longtemps disserté sur l’« homme et l’œuvre ». En termes plus savants, les relations complexes qu’entretiennent la personnalité d’un artiste et l’ensemble de sa production. À la réflexion, un demi-siècle plus tard, je pense que toutes les réponses étaient fausses car la question, la problématique disent les pédants, n’a guère de sens.

 Bien évidemment, l’homme, son histoire, sa personnalité, sa psychologie, et l’œuvre ne font qu’un. Si l’homme (ou la femme) est un artiste, alors nous retrouvons dans son œuvre tout de l’homme (ou de la femme, cela va sans dire) : son identité, ses heurts et malheurs, son plaisir, sa souffrance et une vision du monde. J’insisterai sur cette dernière expression. Les linguistes considèrent qu’une langue, ses mots, sa grammaire, expriment une vision du monde par une société donnée, à un moment donné. J’en suis convaincu. De la même manière, une œuvre exprime la vision du monde d’un artiste à un moment donné. Je ne vous ferai pas l’injure de vous rappeler les rapports entre la chute de l’empire napoléonien et le romantisme, ni les rapports entre la première guerre mondiale et le cubisme. L’œuvre est le précipité d’un moment historique et de sa perception par l’artiste.

L’œuvre de Philippe Hérard n’est pas terminée (je lui souhaite longue vie), mais la succession de ses projets artistiques est une illustration de l’imbrication entre le vécu d’un moment historique et une perception du monde comme il va. Les Gugusses[1]m’ont tiré des larmes et des rires car ma grand’mère m’a appris qu’« on ne rit pas des handicapés ». Un rire coupable, car « c’est pas beau de se moquer » dixit, toujours feue ma grand’mère.

Au-delà de la peinture des personnages, j’y ai vu une immense empathie pour ceux qui sont différents, une extrême bienveillance et un souci de l’autre. Et tout cela en opposition aux thuriféraires d’une société du chacun pour soi et du darwinisme social.

Les œuvres du confinement d’Hérard sont de ce point de vue remarquables. Leur somme constitue un journal intime d’une crise sans précédent. Hérard confiné a accompagné mon confinement en partageant mon angoisse et en m’apportant un clin d’œil, un sourire, un éclat de rire. Une ponctuation douce-amère, centrée sur notre vécu commun.


[1] http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/philippe-h%C3%A9rard-gugusses-%E2%80%99story

https://streetarts.blog/tag/philippe-herard/

Je conseille à ceux qui écriront demain notre Histoire de garder précieusement les images des confinements. Bien qu’Hérard ne l’ai pas voulu, à son corps défendant dirais-je, elles témoignent à la fois d’un immense traumatisme social et de son expression par un artiste.

Au projet des Gugusses ont succédé d’autres projets. Des projets à la fois différents et semblables. Hérard et ses potes se sont inscrits dans le droit fil des Gugusses. Hérard, le perso, a les traits physiques de Philippe Hérard. Il n’a rien à envier aux Gugusses : la même innocence (à ce propos, ma grand’mère appelait les handicapés mentaux : les innocents), la même ingénuité, la même naïveté. Somme toute, c’est l’histoire d’un mec qui, à force de dessiner des Gugusses, est devenu un Gugusse ! Les potes d’Hérard, ses acolytes, ses complices, sont du même tonneau : le même physique avantageux, une intelligence d’une grande vivacité. Ils sont tout pareils et copains comme cochon. Leur monde est comme le nôtre, mais n’est pas le nôtre. Un monde avec des vaches, beaucoup de vaches, et des objets :  des bouées (on n’est jamais trop prudents), des chaises (c’est quand même bien pratique), un canoë et une pagaie (sans pagaie, on n’avance pas). Nos antihéros vivent des aventures ou plutôt des mésaventures. On pense au burlesque de Laurel et Hardy (surtout Laurel), à Mack Sennett, à Buster Keaton, à Harold Lloyd, à Max Linder, à Charlie Chaplin. On y pense d’autant plus que ces œuvres sont des œuvres sans paroles, comme le cinéma muet.

Il est singulier qu’un artiste, bien inscrit dans son époque, se réfère aux sources du comique à l’écran. Il y emprunte, mais s’y perdre. Les gags sont devenus des saynètes, c’est-à-dire des mises en situation de ses personnages. Les fameux running gags ont été remplacés par la récurrence des accessoires (bouées, chaises, vaches, pagaie etc.). Au rire à gorge déployée du burlesque, il substitue la poésie, la mélancolie, le rire amer.

Hérard est un artiste modeste qui fait son taf pour distraire les gens. Un peu de peinture mais pas trop, des supports pauvres, un ou deux personnages, quelques accessoires, toujours les mêmes. Il trace sa route, seul de son espèce, libre. Modeste, humble, généreux, gentiment anar, donc indispensable.


Éric Lacan : La belle mort.

Août 2022, au 84 rue Amelot à Paris, Éric Lacan fait le mur. Un mur qui nous séduit et nous questionne tout à la fois. Un superbe collage noir, gris et blanc sur fond jaune. Une composition « classique » : les portraits des trois femmes s’inscrivent dans un triangle. Un premier plan composé de végétaux et de crânes encadre les trois portraits. Une végétation stylisée coupe les bustes des trois jeunes femmes. Cinq « skulls », des fleurs et des branches dominent les portraits des trois jeunes femmes. L’ensemble décoratif qui s’inscrit dans deux rectangles, l’un en haut, l’autre en bas de la composition, couvre une grande surface, une surface sensiblement équivalente à celle consacrée aux portraits. A l’évidence, l’artiste a pris en compte l’espace dédié à son collage et a apporté beaucoup de soin au dessin et à la composition de l’œuvre.

Notre questionnement porte sur deux points : comment rendre compte des représentations de la mort (le visage en décomposition de la femme de droite et les crânes) en lien avec deux visages symbolisant la beauté (les portraits des femmes du centre et de gauche) ? Quelle signification générale donner à la fresque ?

Examinons ce que d’aucuns appelleraient le « décor ».

Il est peint en noir et gris et les différents éléments végétaux sont pour la plupart stylisés. Ils sont d’une extrême élégance. Fleurs, feuilles et branches entrent dans une composition avec des fragments de crânes humains. Cinq crânes disposés en triangle dans ce que je nommerais le « décor de têtes » forment un dais et « chapeautent » les trois personnages. Le décor de tête qui mêle beauté des végétaux et symboles de la mort porte en partie la signification de l’œuvre.

Cela me renvoie aux pompes funèbres. J’entends par là non pas l’organisation des obsèques mais littéralement le décorum apporté aux obsèques. Il est patent que ce décorum a, de nos jours, presque disparu dans nos sociétés laïcisées. Restent quelques survivances : un rituel laïc, la pompe des croque-morts et du véhicule funéraire, les habits de deuil. Ce qui reste d’une pompe baroque qui affirmait le statut social de la famille du défunt et, ostensiblement, étalait les marques du luxe. Un ordonnancement des obsèques qui s’est imposé jusqu’au milieu du 20ème siècle et dont j’ai été le témoin (les draps de deuil, les couronnes de fleurs, la porte du domicile du défunt encadrée de draps noirs et surmontée des initiales, le cortège, le corbillard, la messe etc.)

 Soulignons la magnificence des accessoires ; les draps noirs brodés d’argent, le capitonnage de la bière, les plumets qui surmontaient le corbillard. Au faste des obsèques, il convient d’ajouter l’importance qu’avait la tombe. Tombes, caveaux et chapelles qui constituent de nos jours de brillantes illustrations de l’art funéraire. Architectures de granit, de marbre, de porphyre qui devaient défier le temps.

En somme, on offrait symboliquement au défunt ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher pour honorer sa mémoire.

La décoration des ouvrages d’art funéraire a abondamment utilisé la symbolique attachée à la mort : les crânes, les os et les images des défunts (sculptures et médaillons de bronze encastrées dans la tombe, portraits photographiques dès la fin du 19ème siècle etc.)

Inversement dirais-je, la végétation dans les cimetières et dans l’art funéraire symbolise la vie. D’où les sempervirents bordant les tombes.

Ainsi dans le décor de têtes Éric Lacan « récupère » une symbolique chrétienne en l’actualisant et en en changeant le registre. Elle passe de la pompe du deuil et de l’art funéraire à la peinture sans perdre son sens premier.

Quant aux personnages, ils sont, dirons-nous, deux + un. Deux portraits de jeunes femmes de trois-quarts regardant le regardeur et un cadavre de jeune femme en décomposition. Bizarrement, les trois personnages n’ont apparemment pas de liens. Ils ne se regardent pas et ne se touchent pas. La femme du milieu est en-avant par rapport aux deux autres. Les axes de leurs épaules sont différents. Elles ne forment ni un trio ni un groupe.

Tenté de voir dans ces trois femmes un décalque des Trois-grâces, j’ai finalement renoncé à considérer que la fresque en était une resucée. En effet, les Grâces forment un groupe, elles se regardent et le plus souvent, dansent.

De la même manière, j’ai écarté l’hypothèse classique des trois âges de la vie : jeunesse, maturité, vieillesse.

D’une certaine manière, la fresque d’Éric Lacan est une vanité. La camarde détruira votre corps et sa beauté, préparez-vous à mourir, préparez par la prière et les œuvres votre salut et votre vie éternelle. On préférera sa version laïque : avant la destruction fatale de votre corps, jouissez de la vie. Somme toute une variation sur le mode du carpe diem.

L’interprétation que je mets en avant est bien davantage une méditation grave sur la beauté et la mort. La beauté est dans l’art que les artistes ont apporté à tout ce qui entoure la mort (la pompe des funérailles, l’art funéraire, les dons faits aux défunts-couronnes et gerbes de fleurs-). La mort, elle, et c’est le visage de droite qui porte ce message, est laide voire horrible (au sens littéral, provoquant l’horreur). Imaginer les différentes étapes de la décomposition d’un corps est insupportable.

Alors que semblent s’opposer radicalement la beauté et la mort, l’artiste fait la démonstration par l’exemple qu’on peut trouver de la beauté dans les attributs de la mort. Symboliquement, en sous-texte, Lacan avance l’idée « scandaleuse » au demeurant, que l’artiste crée un spectacle de la mort et que ce spectacle est beau. Une beauté vénéneuse certes, une vérité longtemps refoulée, nous recourons à l’Art pour mieux accepter la face hideuse de la camarde.


Mystic painting

Un copain d’un ami d’une connaissance m’a récemment contacté pour me demander de recevoir un ami (pas celui-là, l’autre !). Son histoire racontée au téléphone m’a intéressé. Survivant de la guerre civile du Liban, membre de la communauté arménienne, orthodoxe fervent et champion de M.M.A (mixed martial arts) et tombé dans le pot de peinture voilà de cela 9 mois et depuis peignant convulsivement toile après toile, ce jeune homme et sa passion pour la peinture est un chemin de traverse qui apporte un peu de variété aux thèmes que j’aborde habituellement dans mes billets.

Venons-en à l’essentiel de notre rencontre. Les premiers mots de Sevak ont été pour me faire remarquer une série de correspondances. Correspondance entre la date et l’anniversaire de son fils, correspondance entre le numéro de la ligne de métro qu’il venait d’emprunter et un autre événement familial et d’autres correspondances qui relevaient de la numérologie. Sevak voyait dans ces relations un signe favorable du destin. N’ayant en matière d’occultisme et autres croyances que de superficielles connaissances, je me gardai bien de le contredire.

Après avoir vu des photographies de quelques-unes de ses toiles, j’avais décidé d’axer notre entretien sur une approche religieuse. Sevak évoqua la religion de sa famille, la religion orthodoxe. Il me parla des images qui marquèrent sa prime enfance jusqu’à aujourd’hui. L’admiration des fidèles pour les panneaux peints des églises, la vénération des icônes. Il était aisé de comprendre à la fois l’importance des images dans l’imaginaire de Sevak et leur portée mystique.

Sa relation à la peinture éclaire le rôle qu’elle joue dans sa vie. Il m’a raconté que lors du premier anniversaire de la mort de sa mère, il a eu l’impérieux besoin de peindre. C’était en automne et son projet était de représenter des arbres aux feuilles jaunes, mordorées, rouges. Bien davantage une évocation de la lumière que d’une peinture de paysage. Plus qu’un ex-voto, c’était un cadeau d’anniversaire. De son point de vue, c’est sa mère qui a guidé sa main et l’œuvre est un moment de correspondance entre l’esprit de sa mère défunte et le sien.

Ce moment qu’il a vécu avec exaltation reste 9 mois plus tard son viatique pour son projet d’expression artistique.

Ses autres toiles ont une histoire semblable. Il a avec insistance dit et redit qu’avant de peindre il n’avait « dans la tête » pas d’images. En quelque sorte, il ne reproduit pas une image mentale préexistante à l’œuvre. Ce sont des mots qu’il a à l’esprit quand il peint. Une suite de mots, une courte phrase, comme un vers libre. Il affirme et je n’ai guère de raison d’en douter que c’est une fois la toile terminée qu’il saisit sa signification. Car, pour Sevak, toutes ses toiles ont un sens. Un sens révélé par la peinture.

 En quelque sorte, la peinture, en tant que matière, est le médium qui lui fait découvrir un message caché. C’est la raison qui l’amène à rejeter les aspects techniques de la peinture : pas de croquis donc, pas de composition, pas d’aplats de couleurs, pas de recherche d’une harmonie chromatique. Il avoue par ailleurs que l’accès au message reste, pour les autres et pour lui-même, un mystère.

La douleur des deuils familiaux, la souffrance du déracinement et de l’exil, le mysticisme attaché à sa pratique religieuse, son rapport à la pensée magique expliquent pour une large part sa relation à la création.

Sans le théoriser, Sevak réactualise le mythe hugolien de l’artiste médiateur entre les Hommes et la divinité. L’art est un signe envoyé par un dieu présent de toute éternité, un signe qui manifeste son existence et sa volonté.

Merci à Sevak Mouradikian de m’avoir ouvert avec autant de sincérité à une dimension de l’art qui m’est inconnue.


Kazy Usclef : mystère à Oberkampf.

Première quinzaine du mois d’août 2022, le M.U.R. Oberkampf a invité Kazy Usclef. L’artiste nantais a peint une œuvre qui surprend. Sur un fond d’un bleu nuit se détache une lune blafarde. Sur un banc public sont peints deux sujets : un squelette qui croise bras et jambes, et à côté de lui, un feu ardent. En partie cachée par le banc, couchée dans son prolongement, une sphinge. Dans le coin droit, un cône blanc et rouge posé sur le sol.

Pour y voir clair (la nuit est sombre !), simplifions cette équation à plusieurs inconnues ! Evitons de nous interroger sur la nuit, la lune, le banc, le cône rouge et blanc et concentrons-nous sur les éléments principaux : une sphinge, un squelette symbole de la mort et le feu. Avant d’en cerner les relations, il convient de détailler les trois sujets : le squelette est un squelette de fantaisie qui se croise les jambes et les bras dans une situation d’attente. Le squelette est une figure récurrente de l’œuvre de l’artiste et dans tous les cas de figure, il a la valeur symbolique de la mort. La mort peut attendre ! Elle attend avec une évidente patience. Le banc est accessoire ; il permet à l’artiste de situer sa composition sur deux plans : le sol et l’assise du banc. C’est sur le banc, voisin de la mort, que brûle le feu. La sphinge au visage si beau, à la chevelure rousse, aux traits réguliers et aux yeux bleus, paisiblement est couchée.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la sphinge est un « monstre fabuleux (né de Typhon et d’Échidna), à tête et buste de femme, à corps de lion et ailes d’aigle, qui proposait des énigmes aux passants près de Thèbes, et qui dévorait ceux qui ne parvenaient pas à les résoudre. » La sphinge est le pendant féminin, du sphinx. Notre sphinge a certes perdu ses ailes et son corps est davantage celui d’une panthère que d’un lion ! Ses attributs antiques ont été remplacés par le visage d’une femme moderne et alors que son aïeule inspirait la crainte, notre sphinge est placide et sereine, quoique sacrément redoutable.

Quelle histoire nous raconte l’artiste ? Car il s’agit bien de cela. Sa fresque nous raconte une histoire. Une histoire vieille comme le monde. La sphinge moderne fait ce que font toutes les sphinges depuis la nuit des temps, elle propose aux passants que nous sommes des énigmes et si nous n’y répondons pas nous encourrons le châtiment suprême, nous serons réduits d’abord à l’état de squelette, un état de passage, avant la crémation et les flammes de l’enfer.

Rouge Hartley : nature morte.

L’association Art Azoï a sollicité Rouge Hartley, street artiste à laquelle j’ai consacré déjà plusieurs billets, pour « faire le mur » du Carré de Baudouin, rue de Ménilmontant, au mois de juillet. Bien lui a pris car Rouge a peint non pas un mur mais une œuvre.

 Une œuvre déroutante. Longue de plusieurs dizaines de mètres, elle ne se laisse pas saisir d’un regard. Le regardeur, au pied de l’œuvre, en saisit mal le sujet et la mise à distance, parce qu’elle provoque une naturelle perte de définition, fait jaillir quelques séquences de la fresque sans toutefois pouvoir la considérer dans son ensemble. Par ailleurs, l’artiste ne cerne pas les objets représentés par des traits forts. Au contraire les aplats de couleurs se juxtaposant confondent les limites. Ainsi la majeure partie de la composition mêle sur un fond d’un bleu très intense une superbe harmonie, mariant des grenats, des roses, des jaunes. Quelques couleurs vives rythment la longue fresque.

Identifier de manière précise le sujet n’est guère chose facile pour les raisons qui ont été dites infra ; il convient de s’en tenir à des hypothèses. Mon hypothèse est la suivante ; sur un plan, peut-être un meuble, installé en extérieur sont posés différents objets, des vases, des étoffes et des fleurs. C’est une nature morte. Bien singulière au demeurant : si un vase est posé sur son fondement, d’autres vases que nous pouvons imaginer en cristal sur couchés voire cassés. Les fleurs ne forment pas un bouquet ayant une savante composition, mais couchées sur un plan horizontal, mêlées. Alors que la nature morte dans notre tradition occidentale est un modèle de rationalité, la nature morte de Rouge n’est pas un modèle loin s’en faut et illustre un désordre.

J’en viens à penser que Rouge revisite le thème des très classiques natures mortes de notre histoire de l’art et s’amuse à en inverser la problématique. Les savantes et géométriques compositions des natures mortes anciennes, au maniérisme de l’exécution qui confine parfois à une volonté de copier le réel, elle propose une nature morte caractérisée par le désordre des objets et l’« imprécision » voulue de l’exécution. Par ailleurs, Rouge change le cadre. Elle « sort » le sujet, qui « scène d’intérieur » devient une curieuse scène d’extérieur. Quelques indices le montrent : le contraste chromatique entre la nature morte proprement dite et un espace situé à droite de l’œuvre peint d’un bleu profond et un saugrenu tournesol qui clôt la composition. J’ai même cru reconnaître un coq !

Doit-on réduire la fresque de Rouge à un exercice de style parodiant un exercice de style classique ?

La fresque est certes cela mais pas que cela. Car l’impression qui domine de ces cristaux cassés, de ces étoffes froissées, de ces fleurs couchées, est l’absolue beauté de l’œuvre. Magnifique contradiction apportée aux poètes et aux artistes qui ont associé comme une vérité d’évidence l’ordre et la beauté. Rouge fait la démonstration que la beauté ne nait pas de l’ordre. La beauté est aussi dans le chaos, dans le désordre.  

Comment ne pas voir dans la volonté de Rouge d’estomper les limites des objets représentés un désir d’ « obliger » le regardeur à prendre, au sens propre, de la distance. C’est du trottoir d’en face qu’on discerne le mieux les contours des objets mais en s’éloignant le regard perd en précision. L’imprécision permet au regardeur attentif d’être sensible au climat de l’œuvre et l’oblige à faire un bout du chemin pour donner à l’œuvre une signification.

La fresque qui incite au questionnement n’est pas pour autant un manifeste. Si manifeste il y a, il est dans le triomphe de la couleur et de la peinture. Rouge n’a pas écrit un savant traité pour apporter la contradiction aux peintres classiques, avec des pigments et des pinceaux elle crée des images. Et ces images se passent de commentaires sur l’art : elles sont de l’art dans sa plus belle expression.


Carnations, changement de décor.

Peindre la peau, les visages, les corps, la chair, peindre l’infini variété des couleurs de la peau a toujours été un défi. L’histoire commence quand les peintres durent figurer de manière réaliste la couleur de la peau des personnages qu’ils représentaient. Les riches commanditaires des peintres de la Renaissance, les riches marchands et aussi les hommes d’église imposèrent aux artistes la création d’images se rapprochant de la « réalité ». Cette tentative de copier le réel s’étendit à l’ensemble des éléments du réel : carnations, représentation des vêtements et des décors.

Aujourd’hui encore des peintres et des street artistes s’inscrivent dans cette tradition (n’oublions pas le courant hyperréaliste qui reproduit à merveille des photographies). Par contre, un autre courant rompt avec le réalisme et nous donne à voir des œuvres bien particulière dont l’objectif avoué n’est pas une copie du réel mais des créations authentiques en-soi. Ces œuvres qui traversent les champs de la peinture de chevalet et du street art empruntent à d’autres traditions comme celle du portrait des éléments mais l’imagination des artistes transcendent les codes de la peinture en y intégrant les codes du graffiti, du graphe et du tag.

Voilà une raison suffisante de découvrir la variété des approches et de réfléchir à leurs significations.

Tout d’abord, nombreux sont les artistes qui pour régénérer l’art du portrait font fi des tutoriels d’apprentissage de la peinture en s’exonérant du réalisme. Ils changent par exemple les valeurs des carnations. Aussi voit-on des visages peints dans des dégradés de bleus ou de rouges, ou de rose, ou de violets. L’objectif du portrait pour ces artistes n’est pas de ressembler à une personne dont le regardeur reconnaîtra les traits. Il s’agit non pas de faire apprécier la maîtrise de l’artiste capable de copier les traits d’un individu mais l’œuvre pour ce qu’elle est : une peinture n’ayant d’autre objet que de séduire le regardeur.

Aux changements de gammes de couleurs viennent s’ajouter sur la peau même ce qu’il faut bien considérer comme des éléments décor. Ils sont d’une infinie variété : dessins de tags, décomposition géométrique des espaces, coulures, juxtaposition d’aplats de couleurs vives ordonnées selon des courbes ou des droites, recherche d’une relative confusion entre le sujet et le décor dans le traitement formel, reproduction de photographies dans les espaces dédiés aux carnations, inscription de courtes phrases, écriture et lettrage. Comme on le voit, l’innovation est contenue dans le mélange des codes et leur intégration dans une œuvre originale et inédite. Les codes viennent d’autres cultures plastiques, essentiellement celle du graffiti mais également des codes de l’image publicitaire et de l’image de mode.

Je vois, à l’émergence de ce mouvement, deux raisons principales.

Historiquement la peinture, au sens le plus large, n’est plus le seul vecteur de la création d’images érotiques. L’intégration des codes venant d’autres univers graphiques est le reflet de notre vision du monde moderne où se mêlent des cultures de l’image d’une incroyable variété. Les formes traditionnelles, telle celle du portrait posé, sont « récupérées » pour donner naissance à une autre forme qui n’a pas de commanditaire, qui n’est pas contrainte par la ressemblance, qui, pour exister a besoin de se distinguer des formes antérieures.

Ainsi se développent sans se mêler deux courants pour peindre les carnations : un courant « traditionnel » qui garde l’objectif du réalisme et un courant « synthétique » qui n’est pas limité par la copie du réel et fédère les codes graphiques contemporains.



Photo/peinture : réflexions.

Photographie et street art s’entendent comme larrons en foire. La photo sert de modèle : nombreux sont les street artistes qui cherchent sur Google Images un modèle et le reproduisent, bombe aérosol d’une main, smartphone de l’autre. Souvent les peintres s’approprient le modèle ne copiant que les traits principaux et produisent alors des images éminemment personnelles. D’autres s’attachent, au contraire, à reproduire aussi précisément que possible la photographie-source.

Que les peintres aient des modèles et que par leur talent ils les dépassent cela est bel et bon et pas vraiment nouveau, mais la reproduction à l’identique sur une toile ou sur un mur d’une photographie en revendiquant explicitement la démarche m’interroge.

Mon interrogation porte sur le rapport de l’art au réel. Pour bon nombre de street artistes peindre sur un mur une photographie est assurément la volonté de rendre compte de la vérité d’un moment. La démarche repose sur une proposition implicite : la photographie est le seul média à garder en mémoire les traces d’un passé jugé digne d’être conservé. Une assertion qui ne résiste pas à l’analyse. En effet, notre regard sur le monde n’est pas l’enregistrement passif d’une image de ce monde. Notre regard cherche des indices, des repères pour donner un sens à sa perception. Dit autrement, l’image que nous nous formons du monde est un construit qui prélève dans sa perception des éléments signifiants. Notre culture, notre bibliothèque d’images mentales, notre intelligence, à partir des ces images partielles et séquentielles créent d’autres images mentales qui entretiennent l’illusion qu’elles sont du domaine de la perception plutôt que de celui de la culture.

Par ailleurs, nous entrons en relation avec le monde grâce à nos yeux qui sont comparables à un objectif photographique. Leur focale est sensiblement de 55 mm. Cela revient à dire que lorsque nous regardons le monde nous n’en voyons qu’une partie, et une partie déformée pour des raisons optiques. Les objectifs photo vont du grand angle (voire du fish-eye) au téléobjectif. L’image du monde que nous propose la photographie est corrélée au choix de la focale. Prenons un exemple pour illustrer cette idée. Pénétrez dans la cour d’un immeuble et photographier avec un grand angle le ciel. Vous verrez alors que toutes les verticales tendent à se rejoindre en un point lointain. Les verticales ne sont plus perpendiculaires aux horizontales. Le cliché ne ment pas et pourtant vous ne serez pas abusé par cette représentation parce que vous savez que ce n’est pas le fait d’appuyer sur le déclencheur qui change la géométrie de l’immeuble.

Plus généralement, pour comprendre un espace complexe nous devons le géométriser. Par l’apprentissage nous intégrons des lignes et des formes de base : la ligne, le cercle, le carré, le rectangle, le cube etc. La perception de l’espace génère une activité mentale de décomposition de l’espace en ses composantes géométriques. Décomposé un temps, notre intelligence recolle les morceaux du paysage et recompose un ensemble complexe.

En résumé, le réel nous est inaccessible et le voir impossible. Inaccessible par nos sens et notre intelligence. A fortiori, l’appareil photo ne peut en rendre compte : il produit certes des images mais des images d’un réel qui nous présupposons être là. Je ne dirai rien des couleurs mais la démonstration pourrait être la même. La couleur est relative à la longueur des ondes renvoyées par les objets du monde. Changer l’œil, vous changer les couleurs. De plus, notre vision des couleurs dépend de notre culture.

En conclusion il est illusoire de penser que la photographie atteste du réel et qu’elle en garde la trace. Choix de la focale, cadrage, vitesse d’obturation du diaphragme, ouverture, choix de la couleur ou du noir et blanc, sont autant d’alternatives techniques qui créent des représentations du réel.

Peindre une photographie peut viser d’autres objectifs qu’amener le « regardeur » à penser son rapport au réel. Nous inviter par exemple à réfléchir aux raisons que pouvait avoir le photographe pour garder trace d’une personne ou d’un événement. Réfléchir également sur comment se constitue la mémoire familiale.

Réduire l’art à l’esthétique est réducteur. Une de ses fonctions est de susciter chez le « regardeur » un questionnement. Et les sujets sont légion !


Mode 2 fait le Mur Oberkampf.

Le Mur Oberkampf a invité Mode 2 à « faire le Mur » le samedi 14 mai 2022. Son mur est un mur de circonstance. En effet, Mode 2 a peint 11 personnages, 11 portraits encadrés par 3 lettrages qui se lisent de la gauche vers la droite. Le premier (Vous étiez où le 10 avril ?) fait référence aux abstentionnistes (28,01%) du premier tour de la toute récente élection présidentielle. Le second lettrage reprend le slogan de l’Union populaire, union représentée par Jean-Luc Mélenchon. Enfin le troisième (RDV aux législatives) est une invitation aux élections des prochaines élections législatives.

Résumons. L’artiste après avoir interpellé les électeurs du premier tour qui se sont abstenus et n’ont donc pas voté pour l’Union populaire, reprend à son compte le slogan de campagne de Jean-Luc Mélenchon et invite les abstentionnistes des présidentielles à désigner le leader de l’Union populaire comme « premier ministre » du gouvernement présidé par Emmanuel Macron. Un Premier ministre qui conformément à la Constitution constituerait un gouvernement pour mettre en œuvre sa politique. Ce que d’aucuns ont nommé une « cohabitation ». La fresque de Mode 2 est certes une fresque politique mais elle s’apparente davantage à une affiche de campagne de L’Union populaire. Interpellation des électeurs, reprise du slogan de campagne, incitation forte voire injonction douce à voter pour que la NUPES (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) ait une majorité de députés à l’Assemblée nationale.

Je laisse bien volontiers à d’autres le soin de commenter le contenu politique de cette œuvre. Les politologues de tous poils, sociologues et experts gloseront à longueur d’antenne de la « formidable espérance déçue » d’une jeunesse reconnaissant dans un programme politique leurs aspirations à une réduction des inégalités sociales, à une authentique révolution verte, à un repositionnement de la France sur le plan international.

Chroniqueur au petit pied je préfère centrer mes remarques sur le « visuel » de la fresque, de ce qu’elle nous donne à voir.

La fresque est un portrait de groupe. Un groupe de manifestants guidés par une jeune femme représentée en position centrale. Les autres personnages sont répartis en deux sous-groupes quasiment identiques et s’inscrivent dans deux espaces : l’un est peint d’une couleur sombre et renvoie au premier tour de l’élection présidentielle, l’autre séparé du premier par des nuages blancs, est peint d’un bleu clair. Comme un passage de l’ombre à la lumière (je laisse au lecteur le soin de faire le rapprochement entre l’échec de l’Union populaire et l’hypothétique triomphe de la Nupes aux élections législatives)

La représentation des personnages est caractéristique du style de Mode 2. Ils sont dessinés plutôt que peints. Le trait remarquable d’expressivité l’emporte sur la couleur qui souligne un relief, met en évidence quelques traits saillants des personnages. Comme pour le fond, deux grandes zones de couleurs : à gauche une plus sombre, à droite une plus claire voire saturée de lumière.

Le personnage central de la composition est symbolique. Il semble échappé de « La liberté guidant le peuple » de Delacroix. Le rapprochement entre la Révolution de 1830 et la fresque n’est pas fortuit (quoiqu’il soit certainement involontaire !) « Le nouveau monde » prôné par J.L Mélenchon est un projet stricto sensu révolutionnaire. La Liberté est ici une jeune femme noire qui lève le poing. Le poing levé est un symbole et un référent. Un symbole de lutte appartenant à la geste des révolutionnaires du 19ème et du 20ème siècle. Notons que le mouvement populaire est « guidé » par une femme (qui n’est ni la République ni Marianne).

Les autres personnages révèlent ce que l’artiste comprend comme être le peuple de France. Des hommes, des femmes, des enfants. Des jeunes et des moins jeunes. Parmi eux des hommes et des femmes noirs, une femme musulmane portant un voile, des pères de famille, des gamins portant des casquettes américaines. Une foule « inclusive » n’excluant personne et renvoyant à une image plus conforme à notre réalité sociale. Une France riche de sa diversité, une France multiculturelle qui porte un projet révolutionnaire.

Outre le contenu dont l’analyse n’est pas de mon ressort, la fresque de Mode 2 illustre une « certaine idée de la France ». Une France métissée qui fait fi des différences de genre et de religion. Une France unie et fraternelle qui porte le flambeau d’une révolution à venir. Mode 2 nous renvoie en miroir cette image d’une société que certains se refusent à voir. Une image d’une grande beauté formelle, un plaidoyer pour la tolérance, une image qui augure des lendemains qui chantent.



Ukraine : « Au secours ! »

Je suis un intellectuel moyen, comme on dit un Français moyen. Etudes supérieures, grand lecteur, observateur attentif de la politique, lecteur assidu du journal Le Monde, spectateur passionné d’Arté, surfeur agile sur Internet, accessoirement bon connaisseur du street art.

Je pensais jusqu’il y a peu être bien informé sur les affaires du monde quand j’ai découvert par hasard sur Facebook la page publiée par Euromaïdan Arts and Graphics.

Les administrateurs de la page en donnent les objectifs : « Nous avons lancé cette page en novembre 2013 dans le but d’atteindre rapidement un public international anglophone et de diffuser des informations actualisées sur le Maïdan (la place de l’Indépendance de Kiyv) et toutes les régions d’Ukraine. Depuis 2014, la Crimée et certaines parties des régions de Lougansk et de Donetsk sont occupées par la Russie. En février 2022, nous avons dû la renouveler pour couvrir l’actualité de la guerre Ukraine-Russie. »

Certes j’avais suivi avec sympathie la Révolution orange en 2004, la prise par les manifestants pro-russes de Donetsk du siège du gouvernement de la province le 7 avril 2014, le référendum du 11 mai sur le statut de la ville, le début du soulèvement séparatiste dans le Donbass. Depuis 2014, je croyais savoir que des troubles opposaient l’armée ukrainienne aux séparatistes ukrainiens pro-russes et aux soldats russes. En fait, je croyais savoir mais je n’avais pas compris que depuis 2014, l’Ukraine livre une guerre meurtrière à la Russie et à ses affidés depuis 8 ans !

Entre 2014 et 2020, la guerre a causé plus de 13 000 morts selon l’ONU (3350 civils, 4 100 membres des forces ukrainiennes et 5 650 membres de groupes armés pro-russes) [1]


[1] Source Wikipédia

La prise de conscience de la réalité de la guerre en Ukraine a été une épreuve. A un point tel que je m’interroge aujourd’hui devant une telle erreur de jugement. C’est assurément de ma responsabilité car toutes les informations étaient disponibles dans la presse. Pourquoi n’ai-je pas saisi la réalité de la situation : la Russie de Poutine faisait la guerre à un état démocratique qui aspirait en entrer dans la Communauté économique européenne et dans l’Otan. Un état européen situé à 2300 kilomètres de nos frontières !

Il est bien possible que mon aveuglement sur la guerre du Donbass ne soit pas la fameuse exception qui confirme la règle. J’en viens à remettre en question les connaissances que je croyais avoir sur l’état de notre pauvre monde. Le pire serait que je ne sois pas le seul ! Intello moyen parmi tant d’autres !

Revenons à la page Facebook de Euromaïdan Arts and graphics. Cette page est explicitement un média ukrainien de propagande. Comme d’autres. Les administrateurs sélectionnent les images produites par des artistes dans le monde entier pour soutenir le combat contre la Russie. Les choix faits par les administrateurs éclairent les thématiques qui sont mises en avant par la résistance à l’envahisseur.

La page se présente comme un journal. Un journal de guerre. Les documents mis en ligne suivent l’actualité du conflit. L’accent est mis sur les crimes de guerre (voire le génocide) commis par les soldats russes et les victoires de la résistance ukrainienne. Ainsi, des illustrations nous montre avec retenue les abominations perpétrées à Mariopol, à Boutcha ou à Kramatorsk. Notons que ne sont jamais représentés les cadavres des soldats, que ce soient des Ukrainiens ou des Russes. Quant aux victimes civiles, elles sont davantage évoquées que représentées. Le dessin a été préféré à la photographie.

Le focus sur les victimes civiles se centre sur les populations les plus faibles : les personnes âgées et les enfants. La représentation des enfants contraints à la séparation et à l’exil tient quantitativement une place importante. Il est simple d’en comprendre les raisons : si les crimes de masse relèvent du droit international, les souffrances des « innocents » renvoie au « massacre des Saints innocents » un épisode de l’Evangile selon Matthieu. Le couple mère-enfant a été vu et compris comme une pietà, une image de la Vierge éplorée portant sur ses genoux sur enfant mort.

La dimension chrétienne traverse l’ensemble des champs sémantiques. Sont convoquées les images pieuses chères aux croyants : la Passion du Christ, le Suaire de Turin, Zelenski en Saint Georges terrassant le dragon (en l’occurrence l’aigle à deux têtes russe), les soldats du Christ protégeant les assaillants.

La page participe à la construction du héros ukrainien. Les héros sont parfois des civils qui à l’aide de cocktails Molotov combattent l’avancée des chars russes ; le plus souvent des soldats, des hommes et des femmes, qui dans le feu et dans le sang, protègent les plus faibles et sauvent la patrie de sa disparition. Leurs faits d’armes sont quasiment célébrés : l’attaque du Moskva, le combat dantesque du régiment Azov dans les ruines fumantes d’Azovstal, la « libération » des villes et des villages occupés par l’armée russe.

L’humour a une fonction unique : il consiste à ridiculiser l’adversaire. C’est le pendant de la construction du mythe du héros. Le héros ukrainien est essentiellement un guerrier digne des récits antiques. Ses qualités sont la force physique et le courage. Un courage tel qu’il est prêt à se sacrifier pour sa patrie. Ce don de soi n’est pas étranger à la figure christique. De plus, son sacrifice est l’épreuve que le peuple doit affronter pour s’affirmer comme une nation (une nation différente de la nation russe). Par opposition, le soldat russe est un homme sans foi ni loi. Il est décrit comme un lâche et un voleur.

La page Facebook de l’Euromaïdan Arts and Graphics s’inscrit dans la guerre totale que se livrent l’Ukraine et la Russie. L’expression évoque la Totale Krieg de la Seconde guerre mondiale mais son sens aujourd’hui est bien différent. La notion qualifie un conflit armé qui mobilise toutes les ressources disponibles de l’État, sa population autant que l’économie, la politique et la justice. A cette mobilisation, il convient d’ajouter la cyberguerre et l’information sous toutes ses formes. Les artistes qui publient leurs œuvres sur la page de l’Euromaïdan Arts and Graphics participent de cette guerre totale. L’art via la propagande est au service de la Grande guerre patriotique ukrainienne.

Violant : « La dame aux gros seins ».

Les « murs » de Violant sont toujours des surprises et des interrogations. Surprises, car ses « murs » sont uniques. Les scènes peintes n’ont aucun point commun, si ce n’est le pentacle fétiche de l’artiste et sa signature. Elles empruntent à des sources culturelles multiples : la mythologie, la Bible et l’histoire. Des interrogations, car leur compréhension n’est pas immédiate. Leur sens dépend de la connaissance du référent par le « regardeur ».

Le mur récemment peint par Violant est une œuvre majeure ne serait-ce que par la dimension. Elle est haute de plus de trois étages et large de plusieurs dizaines de mètres. C’est un portrait, mais un portrait singulier. Au centre de l’œuvre, Violant a peint le haut du corps d’une femme. Une femme jeune et jolie habillée d’une robe singulière formée d’un corsage blanc bordé de dentelles et d’un tissu rouge cramoisi. L’unique personnage de la fresque regarde le « regardeur » dans les yeux. Elle tient dans ses mains un rouleau de papier en forme d’anneau de Moebius. Elle se tient debout précédée de buissons épineux et de fleurs. Le décor représente un horizon de montagnes et un ciel éclairé d’une pleine lune sur lequel se détachent des nuages noirs. La scène est peinte de couleurs vives en opposition : le rose de la peau se détache du bleu intense du firmament, le noir des nuages contraste avec le blanc de la lune et du corsage. Une coccinelle et un oiseau perché sur l’épaule de la jeune femme sont un clin d’œil, un contrepoint au ruban de papier.

En fait, le sujet du mur est double : le portrait d’une jeune femme à la poitrine généreuse et un ruban de papier couvert des deux côtés par des écritures.

Violant pour faciliter la lecture de son mur a fait précéder sa reproduction d’un court texte. Texte dont je vous propose la traduction : « Le mur est situé près d’une école à Vilanovabarquinha, dans une rue qui porte le nom d’une reine connue sous le nom de « l’Educatrice ». J’ai donc pensé à rendre ce thème plus intéressant, en tâchant d’inspirer les jeunes garçons. Mon idée était de peindre ce personnage qui passe sans effort à travers des buissons de ronces, protégé par cet infini rouleau de papier. Une métaphore du savoir qui protège contre l’ignorance enkystée. Je lui ai donné comme titre un suffixe qui est présent dans de nombreux mots liés à l’éducation, mais le mur a fini par être connu comme le mur de « La dame aux gros seins ». C’est l’une des plus grandes peintures murales que je n’aie jamais peintes. »

Ce court texte qui est une brève introduction à sa lecture n’a guère été suffisante pour que je saisisse le sens du mur. Deux obstacles bloquaient mon interprétation : qui est le personnage représenté et que signifie cet anneau de Moebius ? J’ai donc derechef demandé à Violant de m’expliquer ce qui demeurait pour moi un mystère. Je vous livre sa réponse : « Le travail a été réalisé dans une rue appelée Dona Maria II, et c’est près d’une école du même nom. Elle était connue comme « l’éducatrice » et « la bonne mère » car elle a donné naissance à de nombreux enfants (12 fois enceinte dont seulement 7 enfants ont survécu. Elle est décédée en accouchant) et elle s’est investie dans leur éducation. Peindre « l’éducatrice » près d’une école, c’est ma manière d’associer ‘l’éducatrice » à l’école qui est le lieu primordial de la transmission du savoir. Le papier ressemble à un anneau de Moebius parce que j’ai découvert qu’il était possible de lire les deux côtés du papier, qui contient des textes d’écrivains et de poètes portugais. »

Le portrait de la reine défunte est donc une allégorie du savoir. La mère ayant eu de nombreux enfants est évoquée par la forte poitrine du personnage. A n’en pas douter, ce trait singulier n’a pas échappé aux jeunes écoliers qui fréquentent l’école toute proche ! La « bonne mère » qui a éduqué et instruit ses sept enfants déploie et montre toute l’étendue de la culture portugaise. Par ailleurs, le rouleau de papier en forme d’anneau de Moebius symbolise également l’infini.

Si j’en crois le nombre de photographies et de portraits représentant la reine Dona Maria II, cette reine du Portugal qui régna au début du XIXème siècle est toujours présente dans la mémoire des Portugais d’aujourd’hui. Elle est toujours définie par deux épithètes (épithètes repris par Violant) : l’éducatrice et la bonne mère. En somme, la somme de l’amour maternel et du savoir.

Si Violant puise dans l’histoire de son pays des références qui alimentent son travail de peintre, il les élève au niveau du mythe. La beauté formelle de ses œuvres se conjuguent avec la profondeur du message. Violant ne renonce à rien, il marie le réalisme et l’esthétique à la vérité « cachée au fond du puits ».


C 215. Le voyage en Ukraine.

Depuis de nombreuses années, les œuvres du pochoiriste C 215 me touchent. J’ai été passionné par sa démarche empathique et collaborative quand il a peint le mur de la rue Pelleport à Paris[1] ; il m’a profondément ému quand il a peint sur un haut mur parisien un superbe hommage à un enfant africain mort alors qu’il fuyait son pays caché dans le train d’atterrissage d’un avion de ligne. [2] Comment ne pas partager l’émotion de C 215 qui récemment est allé en Ukraine témoigner de l’horreur et peindre de superbes portraits d’enfants sur les décombres d’un pays ravagé, détruit, nié dans son existence même.

L’artiste a posté sur les réseaux sociaux les images de ses portraits accompagnées d’un court texte. Ce sont ces textes et ces images que je veux partager avec vous.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/c-215-du-petit-format-au-muralisme-la-fresque-de-la-rue-pelleport-octobre

[2] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/c-215-l%E2%80%99hommage-%C3%A0-l%E2%80%99enfant-mort

« Chacun porte en lui une certaine image de la guerre, même si l’on ne l’a pas subie directement. Il y a toutes sortes de photos, de films qui ont documenté la guerre, d’autres guerres, mondiales pour certaines, ou de décolonisation qui font croire en une certaine familiarité, images de destructions, de combats. Des films aussi. Et selon son degré de culture, de curiosité, d’intérêt aussi, la guerre ne nous semble pas vraiment inconnue. Pourtant, face à la réalité, lors de la préparation de ce voyage s’imposait plutôt l’inverse. La guerre, celle du présent, de la réalité actuelle, en Ukraine, cette destination, était une véritable inconnue. »

« Je n’allais rien retrouver de mon imaginaire de la guerre, de cette guerre, dans ce que j’allais rencontrer : ni les sirènes, ni les sourdes détonations des bombardements nocturnes, ni les claquements des rafales de mitrailleuses au loin, ne correspondaient à ce que j’avais dans la mémoire de mon imaginaire. »

« Je ne m’attendais pas vraiment à ce que j’allais trouver : un monde sans enfants, sans aucune place laissée à l’enfance, des parcs d’enfants vides, des chambres d’enfants abandonnées, avec leurs traces d’enfance, leurs jouets, leurs cahiers, leurs livrets scolaires, leurs vêtements d’enfants. Au moins sur ce point mon pressentiment se vérifiait, sur place il fallait peindre des enfants, dans le chaos, dans les décombres, dans la désolation. »

« Lorsqu’un immeuble prend une roquette, tout est dévasté. Le coût des destructions russes en Ukraine est encore inquantifiable, mais on devra soutenir les Ukrainiens. Et j’espère que Poutine, d’une manière ou d’une autre, paiera pour toutes les horreurs qu’il a générées. »

« Soutien aux résistants et soldats ukrainiens qui verrouillent le territoire par un nombre infini de check-points qui empêchent toute infiltration russe. L’organisation, la solidarité de ce pays est incroyable. Expérience humaine très forte que d’avoir partagé un peu de temps. »

« A Kyiv, tous les panneaux indicateurs avec des plans de quartier ont été recouverts de spray au début du conflit pour rendre plus difficile une éventuelle progression russe. J’ai apposé sur celui-ci ce portrait de ma fille Nina, lorsqu’elle était petite. Hâte de retrouver mes enfants. »

« Au métro Lukianivska, en plein centre-ville de Kyiv, une zone habitée par des civils et bombardée par les Russes. Pensées aux enfants ukrainiens qui ont dû être déplacés loin de leur maison et de leur pays. »

« Comme ici à Zhytomyr en Ukraine dans un appartement complètement détruit par les bombardements de l’armée russe, j’ai choisi de peindre aussi les portraits d’enfants de certains de mes amis, car cette tragédie nous concerne tous. Cette nuit, j’ai rêvé que mon fils était très gravement malade. Vie, je veux bien être foudroyé, mais de grâce épargne nos enfants. »

« Au revoir l’Ukraine, ta résistance est belle et forte. C’est promis, je reviendrai bien vite. »

« Rentré de Kyiv pour les 3 ans de mon fils ce lundi, découvrir le massacre de Bucha. Malaise, d’être revenu dans un monde cossu, futile. Envie incompréhensible d’y retourner. Se rendre utile. Si on pouvait goûter notre bonheur, en France, en paix. Merci de tous vos beaux messages. »



Ukraine : Zelensky, la création du mythe du héros.

Un mois de guerre en Ukraine. La guerre n’en finit pas de finir. Nous croyions avoir vu l’impensable, les images et les échos de l’invasion russe nous glacent toujours de peur et de rage. La « guerre totale » russe n’épargne rien ; les chars d’assaut, les bombes, les missiles détruisent un pays « qui n’existe pas », dixit Poutine. Témoins du drame et saisis par un profond sentiment de culpabilité, nous comprenons que les enjeux de la guerre dépassent les frontières de l’Ukraine et restons dans la dramatique position de l’observateur désarmé.

Un drame donc se joue dont la fin n’est pas écrite et déjà dans la mêlée confuse émergent les deux personnages autour desquels se nouent la tragédie : le président ukrainien Zelensky et le président Poutine. Plus que deux hommes d’Etat se sont deux figures qui progressivement se dessinent : celle du héros et son double obscur, le côté sombre de la Force.

En m’appuyant sur les images créées par les street artistes et les illustrateurs, images véhiculées par les réseaux sociaux, mon objectif dans cet article est de suivre la formation de deux mythes, dont l’un celui du héros se fonde sur son exact contraire.

Le mythe du héros est consubstantiel à ma culture. Les demi-dieux et les héros de l’antiquité grecque et latine ont habité mes rêves d’enfant. Contes et légendes ont été complétés par une abondante littérature épique. Mes héros furent le divin Achille, Ulysse, David et tant d’autres. Des hommes conscients de leur finitude qui narguaient les dieux, s’affrontaient aux déchainements de la nature, se battaient contre de puissants adversaires. C’étaient des guerriers qui par leur courage, leur bravoure, triomphaient des formidables obstacles qui barraient leur chemin. Le sens même du mot « héros » a été associé pour moi à ces exemples. Les autres acceptions étaient des formes dévaluées de la première.

Mes héros fonctionnaient par couple. David et Goliath, Achille et les Troyens, Ulysse et Polyphème. Comme on le voit, la valeur du héros dépendait de celle de son adversaire. Plus ce qui s’oppose à la quête du héros est redoutable, plus l’héroïsme est grand. Une variante de la lutte éternelle du Bien contre le Mal. Du combat de Persée contre Méduse. Du combat fondateur de Saint-Michel contre le dragon. Les superhéros de la Marvel et de DC Comics sont des succédanés étatsuniens fort dégradés des demi-dieux mythologiques.

Aussi ce sont les figures du couple Zelensky/Poutine qui doivent être appréhendées ensemble pour saisir la signification de cette création.

Chacun sait aujourd’hui que Zelensky, avant d’être élu président de la république était comédien portant costume trois pièces, chemise blanche et cravate. Depuis l’invasion russe, il est montré en chef de guerre. Barbe de plusieurs semaines, tee-shirt, parka, gilet kaki. Sur les lignes de front, il porte un casque et un gilet pare-balles. Bref, le président est un soldat.

Zelensky, le président-simple soldat, le héros positif, combat l’ogre Poutine, le président de la deuxième puissance nucléaire mondiale, le président du plus grand pays du monde. Pour être reconnu comme un héros, il faut, nous l’avons vu, que son adversaire soit redoutable voire invincible. Les artistes pour représenter Poutine n’ont guère hésité à charger la barque. Qu’on en juge ! Il est présenté comme un tueur cruel, un terroriste, celui qui a tué la paix. De plus, il est insulté et ridiculisé. Comparé explicitement au diable, sa représentation est associée au sang. C’est un dictateur, comme Hitler et Staline, un dictateur qui est un nazi par une inversion des justifications de Poutine à l’invasion de l’Ukraine. Plus trivialement, c’est un déchet mal odorant (en jouant sur son nom en anglais : put in). Bref, une sinistre incarnation du Mal absolu.

Les artistes ont peint de superbes portraits de Zelensky. Le président est représenté de face, de trois-quarts, en couleurs, en noir et blanc, le plus souvent en bleu et jaune. Une affiche est un plagiat de l’affiche de Shepard Fairey représentant Obama. La comparaison est implicite. Par ailleurs, il incarne l’espoir, celui du peuple ukrainien qui depuis la Révolution orange veut rejoindre l’Occident et ses alliances.

De toutes les représentations, ce sont les portraits de Zelensky qui sont les plus fréquents. Ils sont devenus des signes identificatoires, des drapeaux, des symboles du peuple ukrainien uni.

En parallèle, des images construisent les bases de ce qui sera le roman national. Le soldat devient une figure majeure de la mythologie qui se crée. Il est représenté avec ses armes sortant des flammes du combat, fort, viril et protecteur. Les héros des légendes sont convoqués afin d’inscrire l’actuelle conflit dans l’histoire de l’Ukraine. Héros protecteurs et protégés par Dieu. C’est dire suffisamment clairement que la guerre des Ukrainiens est juste et qu’ils incarnent les forces du Bien. Les symboles saturent les représentations : le drapeau, les couleurs du drapeau, les fleurs des champs dans les cheveux des femmes, le blé des plaines, le culte marial, le trident.

Les images dessinent un récit : unis dans la lutte, les hommes et les femmes en armes, protégés par Dieu et la Vierge Marie vont sortir vainqueur de l’épreuve et poursuivent leur destin national.

Bien sûr, les images que je reproduis sont des images de propagande. Mais la propagande en dit long des aspirations d’un peuple et du point de vue qu’il a sur le monde. Le commentaire des images dont le but est de soutenir l’effort de guerre des Ukrainiens et de faire pression sur les Occidentaux pour obtenir l’aide nécessaire à la résolution du conflit n’ont qu’un rapport indirect à la réalité. Cela ne veut pas dire que Zelensky n’est pas un homme exceptionnel dont chacun reconnait les vertus. Ni que Poutine soit ce qu’on en montre.

N’oublions pas que « le héros de Verdun », Philippe Pétain, a collaboré avec les Nazis. Que les figures de héros ont été construites après coup pour répondre à des objectifs politiques. Jeanne d’Arc n’a pas commandé les armées françaises pour bouter hors du sol national l’Anglais. Charles Martel n’a pas arrêté les Arabes à Poitiers.  Les exemples abondent. Je vous en fais grâce. Soyons circonspect et « laissons du temps au temps ».


Héol. Le panthéon des humbles.

Un lundi après-midi de février, il faisait froid, le ciel était plombé par des nuages gris d’acier, au crachin succédaient des averses. Un temps d’hiver ordinaire à Paris. J’avais décidé d’aller prendre des photos de la fresque Black lines peinte le dimanche sur le spot de la rue de La Fontaine au Roi à Belleville. Je tenais en particulier à prendre des clichés des œuvres d’Itvan Kebadian et d’El Veneno, deux artistes à qui j’ai déjà consacré des articles. Faut pas trainer pour prendre des photos des œuvres de street art à Paris. Soit la préfecture de police avec une extrême diligence fait recouvrir d’une belle peinture gris souris les œuvres, soit le service de la propreté de la Ville avec une diligence encore plus grande « nettoie » les œuvres, soit elles sont toyées pour des raisons diverses et variées, soit recouvertes par d’autres œuvres. Les places sont chères ! La fresque Black lines ayant été terminée le dimanche soir, le lundi après-midi, malgré ou grâce au temps pourri j’espérais prendre quelques clichés pour assurer à ces œuvres une toute relative pérennité.

Rapidement, avant une nouvelle averse, je pris plusieurs photos et découvris une magnifique fresque noir et blanc signée d’un certain Héol. Quelques dizaines de mètres plus loin, un artiste peignait le portrait d’un homme agenouillé. Un portrait en rupture complète avec les autres œuvres. Un homme à genoux était peint de couleurs fauves par un artiste qui utilisait un rouleau avec un long manche et trois pots de peinture. Un spectacle singulier qui m’invita à lier conversation.

C’est de cette manière qui doit tout au hasard des rencontres que je fis la connaissance d’Héol. Grâce aux liens qu’il m’a ensuite envoyés et à une patiente recherche sur Internet, grâce également à une correspondance que nous avons eue, j’ai découvert un artiste de talent qui s’illustre dans des champs disciplinaires fort divers et, en particulier dans la vidéo et le muralisme.

Dans cet article, après avoir dit quelques mots sur les vidéos qu’il réalise, je prendrai un exemple de réalisation pour mettre en évidence son art du portrait et l’engagement social et politique de son travail.

Un mot donc sur les vidéos d’Héol[1]. Ce sont de courtes vidéos filmées dans son atelier. En fait, ce sont plutôt des performances qui ont comme sujet la création d’une œuvre plastique. Cela ressemble à un time laps mais l’artiste va bien au-delà : il met son corps en scène, jouant avec les éléments de l’installation, les pots de peinture, la peinture elle-même. La scène (car il s’agit bien de théâtre) est rythmée par une musique choisie avec une grande circonspection.

 Après quelques images d’introduction, pour situer l’événement, Héol projette sur un haut mur noir des litres de peintures de couleurs. A l’aide d’un rouleau muni d’un long manche, à partir de ces projections, il fait naître des formes et au final des images. En somme, c’est un spectacle total. Du désordre, du hasard, lentement émerge sous les doigts du peintre-magicien un portrait éphémère. Un spectacle dans lequel se côtoient en s’interpénétrant, théâtre, musique et live painting.

A propos de ses vidéos, Héol dans un entretien récent déclare « Les vidéos sont un moyen de scénariser le processus de création, de dynamiser les images, créer du mouvement dans la peinture qui est elle-même en mouvement. Je réalise beaucoup de « splashs » sur les murs pour commencer une fresque, en vidéo, c’est sympa. Les vidéos sont pour moi importantes dans mon travail car je peins à l’énergie et souvent en milieu naturel. »

Les vidéos d’Héol sont, je le crois, un genre qu’il a inventé. L’homme aime le mouvement, l’imprévu, la spontanéité, le hasard et, dans ces courtes œuvres, il le montre avec éclat.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=04D7RZ8VW2Q

Il en est tout autrement de son travail de muraliste. L’exemple que j’ai choisi de vous présenter est la performance qui se déroula le 4 et 5 juillet 2020 au Parc du Gué-de-Maulny dans le cadre du festival Plein Champ. Le long d’un chemin de halage, Héol a peint les portraits des ouvriers et des ouvrières sur les murs d’une ancienne manufacture de tabac. Une fresque de 500 m2 !

Dans un premier temps, le conseil de quartier lui a envoyé une vingtaine de photographies tirées d’archives ; des photographies prises à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. Héol a retenu un cliché datant de 1919, en noir et blanc. Une trentaine d’ouvrières posent en tenue de travail, chaussées de sabots, la blouse protégée par un tablier. De ce cliché, Héol a conservé les portraits des femmes. D’autres photographies de la même époque ont complété le tableau. D’une photo d’un atelier, Héol a gardé les portraits des hommes, les roues des machines. Ces images ont été complétées elles-mêmes par les témoignages de témoins de l’activité de la manufacture. Des badauds rencontrés pendant les semaines passées à peindre les murs de l’usine désaffectée et oubliée. Les récits faits par les uns et par les autres ont enrichi la recherche informelle de l’artiste. C’est avec ce matériau, source iconographiques et témoignages, qu’Héol a conçu une œuvre qui rend hommage au travail des ouvriers et des ouvrières, rend au lieu une mémoire, réinscrit la manufacture des Tabacs dans l’histoire de la ville du Mans.