Le Joker, le super vilain

Pourquoi, diantre, nombre de street artistes ont-ils souventefois peint le Joker ?

Depuis des lustres, nos lecteurs ont suivi avec une passion non dissimulée les aventures de Batman et de son ennemi juré, le Joker. Restait à savoir comment un clown sans grand talent, un bien modeste auguste, un (in)certain Arthur Fleck, était devenu le fameux Joker.

C’est l’histoire que raconte le film de Todd Phillips paru en 1979. Le film adulé à la Mostra de Venise, primé dans moult festivals est un préquel qui explique comment un clown est devenu le prince du crime de Gotham. Un « artiste » qui vivote et vit chez maman. Un pauvre zig qui souffre de troubles mentaux qui hypothèquent gravement sa relation avec les autres. Le pauvre ne peut contenir son rire. Ce qui, tout bien considéré, est plutôt une bonne chose pour un clown. Sauf qu’il rit à contretemps, y compris dans les situations dramatiques. Ce rire inopiné est la source d’incompréhensions, de conflits et de meurtres. Après avoir assassiné trois traders de la Wayne Enterprises, Arthur Fleck, le clown, sombre dans la folie et devient le Joker. Il tue Murray Franklin, un animateur d’une émission de télévision qui s’était moqué de lui, il étouffe sa mère avec un oreiller et tout laisse penser qu’il trucide également la psychiatre qui le soigne à l’asile Arkham.

En un mot comme en cent, le Joker c’est l’histoire d’un mec handicapé qui devient un fou criminel. Un super vilain qui affrontera un super héros, Batman.

Les raisons qui ont amené les street artistes à s’emparer du personnage du Joker sont multiples et dépendent de ce sur quoi le spectateur met l’accent. Je privilégierai deux approches, l’une est, disons le mot, philosophique, l’autre davantage politique.

Difficile de ne pas voir dans les assassinats du Joker un « raffinement » dans la cruauté. Il suffit pour s’en convaincre de regarder d’un peu près la manière dont sont commis ces meurtres. On notera la diversité des « méthodes » et leur « originalité ». Un vrai festival d’horreurs ! Il faut, me semble-t-il, parler de scènes d’horreur données complaisamment à voir. Le metteur en scène répond de facto à une demande du public : être le témoin de la violence, voire un « voyeur » de la violence.

Le spectacle de la violence et de l’ultra violence est recherché par un large public populaire. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le succès des films d’horreur et de la littérature policière gore.

Voir des images de l’horreur, générer des images mentales de la violence, est un besoin psychologique.

 La violence est comme la mythologique Méduse, nous ne pouvons la regarder dans les yeux. Les images de la violence sont, au sens propre, un biais pour ne pas voir la violence dans son insoutenable réalité. Ce n’est pas la violence que nous regardons mais des images dont nous savons qu’elles sont fabriquées par des artistes pour nous divertir. L’image est un filtre qui nous permet de regarder la violence en en supprimant le trauma qu’elles peuvent créer. En ce sens, la représentation artistique de la violence est une catharsis.

Violence nécessaire pour le « regardeur » certes mais cela n’explique le « succès » quasi unanime du Joker. Il convient d’examiner les causes des passages à l’acte du personnage principal. Mettons à part l’assassinat de la psychiatre dans la scène finale. Tous les autres meurtres ont pour cause les humiliations subies par Arthur Fleck. Je tiens pour acquis que la sympathie du public va vers le Joker. Il apparait comme une victime qui se venge. Il se fait justice. Comme les superhéros de DC Comics et de Marvel. Sa vengeance apparait comme justifiée, voire légitime. Cette trame romanesque rejoint la kyrielle de films, souvent américains, qui mettent en scène la liberté fondamentale à se faire justice. Nous reconnaissons là une idéologie libertaire qui occulte une des fonctions régaliennes de l’Etat, rendre la justice.

Sauf, que la fin du film dézingue la logique libertarienne. Le Joker tue la psychiatre qui le soigne. Ce « twist » détruit la logique de la juste vengeance : Le Joker n’est pas un justicier, c’est un psychopathe dangereux qui tue ceux qui l’aime et le soigne.

Par ailleurs, au cours du récit filmique, le Joker est le bras armé des humiliés, des pauvres, contre les riches. La dimension sociale et politique de la narration imprègne profondément l’œuvre. Les premiers assassinats commis par Arthur Fleck sont des traders. Ce sont les mensonges de leur patron, le puissant Thomas Wayne, candidat à la mairie de Gotham, qui déclenchent des émeutes populaires. Le milliardaire est présenté par la mère du Joker comme son père. Les trames psychologiques et politiques sont étroitement imbriquées. Peut-être, à l’excès. En effet, le héraut des classes laborieuses est, en fait, un psychopathe cruel et sadique.

Reste à expliquer pourquoi le visage du Joker provoque la peur. Les street artistes ont choisi de représenter non pas Arthur Fleck mais le clown grimé. Le maquillage du Joker est traditionnellement celui de l’auguste, c’est-à-dire du clown faire valoir du clown blanc. Faire valoir, plutôt souffre-douleur. C’est un personnage simplet qui est, dans le duo classique, celui qui est le plus sympathique. C’est l’ami des enfants.

L’opposition entre le masque de l’auguste et la noirceur de son âme est la source de la terreur qu’il inspire, aux petits et aux grands.

La représentation du Joker par les street artistes « coche toutes les cases » des grandes figures iconiques de la culture globale. Les simples traits de son visage renvoient à son histoire. Une histoire de vengeance, de folie meurtrière, de révolte des pauvres contre les riches. Une complexité recherchée, une large polysémie, une abondance des thèmes qui facilitent l’identification des spectateurs à tel ou tel aspect de la narration.