Les « méchants », le côté obscur de la Force.

Paradoxalement les images de la mort créées par les street artistes ne sont en aucune manière un discours religieux. Elles n’ont guère de fonction édificatrice invitant le pêcheur à l’ascèse et à la prière pour endurer les affres d’un cruel destin et mériter par ses œuvres son salut éternel. Le recours à la symbolique de la mort a essentiellement un objectif plastique. Il s’agit en utilisant le vocabulaire des vanités de créer une esthétique gothique.

Les représentations des fauves ne sont pas des épouvantails pour faire peur aux chalands. Elles traduisent bien davantage une authentique admiration pour leur beauté. Une beauté mêlée à la peur qu’ils suscitent. Là encore, la finalité est esthétique.

Quid des personnages convoqués par le street art pour représenter la peur ?

Le « regardeur » est en pays de connaissance. En effet, à bien y regarder, nous reconnaissons des personnages emblématiques d’une culture populaire mondialisée. Ce sont de véritables icônes. Les créations originales, ex nihilo, de « méchants » sur la scène street art sont exceptionnelles. D’une manière générale, les artistes s’approprient des personnages déjà existants dont les traits sont connus du public attentif aux œuvres des street artistes. Nous sommes là dans le partage d’une culture commune.

Voyons plus en détail l’origine de ces personnages. Ils sont issus de deux sources : le cinéma et la bande dessinée, les plus grands pourvoyeurs d’images de nos sociétés modernes. Ces deux médias fournissent aux artistes des modèles qu’ils pourront en fonction de leur imagination décliner dans leurs fresques.

Les personnages de ces deux univers graphiques ont un point commun : ce sont des « méchants ». Reste à expliquer pourquoi les méchants et leurs représentations intéressent les street artistes et leur public.

Un constat simple s’impose : nous aimons les méchants, tous les méchants, ceux de la littérature, ceux du cinéma, ceux de la bande dessinée etc.

Prenons quelques exemples empruntés au cinéma. Dark Vador dans la saga Star Wars est certainement le personnage qui a durablement marqué plusieurs générations d’aficionados. De même que le Joker dans Batman, Hannibal Lecter dans Le silence des agneaux, Scar dans Le roi lion, Voldemort dans la saga Harry Potter et Freddy Kroeger dans la saga Freddy. A cette liste non exhaustive, nous pourrions ajouter le Dracula de Tom Browning et celui de Terence Fisher, Sauron dans Le seigneur des Anneaux, Norman Bates dans Psychose, Jack Torrance dans Shining, T-1000 dans Terminator 2 et tant d’autres, tous plus méchants les uns que les autres !

Méchants de cinéma souvent issus de la littérature.  Citons bien sûr Dracula, Mr Hyde, Voldemort, Moriarty, Hannibal Lecter, Grenouille, Sauron, Grippe-Sou, Frollo, Barbe Bleue, etc. Les « emprunts » sont « légion !

Comment expliquer le succès des méchants ?

J’y vois plusieurs raisons essentielles de nature fort diverses.

Tout d’abord, le méchant est une incarnation. C’est un « être » de fiction dont tout dénote la malignité. Dans sa chair (c’est le sens fort de l’incarnation), mais aussi son corps, son vêtement, ses attributs. Il concentre dans sa personne notre imaginaire du Mal absolu. Pouvoir identifier le Mal, pouvoir le nommer, est une mise à distance qui rassure. D’autant plus qu’à la fin, c’est toujours le Bien qui triomphe !

Derrière la figure du méchant, nous trouvons, sans trop chercher d’ailleurs, une humanisation de Satan. Pour les Chrétiens (le christianisme est la religion que je connais le moins mal !), le christ est l’incarnation de la divinité. Dieu fait homme. En parallèle, le diable est un être et non une force. La représentation du démon est également une incarnation. Une image créée de toute pièce pour nous effrayer mais, parce qu’on peut voir ce qui nous menace, nous rassure.

Le méchant est nécessaire aussi parce qu’il rassemble tout le Mal du monde. Il représente à lui seul le Mal dans toutes ses manifestations et dans toutes ses formes. Le combattre et finalement le vaincre a une fonction cathartique. Inconsciemment, le combat des « gentils » contre les méchants et leur victoire finale symbolise notre capacité à vaincre les forces du Mal qui nous habitent. Cela n’est pas sans rappeler le fonctionnement mystique des poupées vaudous. La poupée incarne le Mal que nous combattons symboliquement en la transperçant d’aiguilles.

A côté de ces aspects symboliques, je crois que la figure du méchant nous effraie et nous rassure et, surtout, nous fascine.

Elle nous fascine car, spectateurs du Mal en action, nous transgressons par procuration les limites du Bien et du Mal. Car le Mal est une tentation.  Dans nos rêves (et c’est une des fonctions même du rêve), nous créons un narratif de transgression. Ce sont souvent des récits de transgression. Rêver de nos transgressions est une ruse de notre conscience pour nous éviter de passer à l’acte.

Le méchant virtuel est en quelque sorte une projection de nos rêves de transgression. Le méchant virtuel existe dans notre réalité. Le passage à l’acte du méchant virtuel désamorce notre volonté occultée de transgresser les interdits. En ce sens, le méchant est nécessaire à notre équilibre.

Ajoutons, que le spectacle de la transgression provoque du plaisir. Nos pulsions refoulées y trouvent une échappée. C’est-à-dire, une stratégie psychologique faisant coïncider ce que nous réprimons avec des images de nos phantasmes. Satisfaire nos phantasmes provoque un plaisir intense que nous cherchons à reproduire.

Le street art n’a pas inventé les méchants. Ils sont là de toute éternité dans notre littérature, notre poésie, notre peinture. Ils sont là parce qu’ils sont nécessaires. Bien sûr, leurs formes varient dans le temps et dans l’espace mais ces changements de surface ne sont que des adaptations à la société qui les a créés. Fondamentalement, les méchants parlent de nous. De ce que nous nous évertuons à cacher, la face B en quelque sorte, le côté obscur de la Force.