Pourquoi les street artistes représentent-ils aussi fréquemment des serpents ?
Remarque liminaire, les représentations de serpents dans les fresques de street art obéissent toujours à la volonté pour les artistes de susciter la peur.
Les artistes mettent de manière systématique l’accent sur plusieurs traits morphologiques du serpent. Son corps est très allongé, sa taille est exagérée à l’excès. Les écailles imbriquées qui recouvrent l’ensemble du corps de l’animal sont l’objet d’un traitement graphique particulier qui renforce leur caractère singulier. Les serpents sont le plus souvent peints dans une posture d’attaque ; ils se jettent sur leurs proies la gueule largement ouverte. Ils montrent une langue bifide, des yeux aux pupilles rondes ou en fente, des crocs menaçants.



La première idée qui vient à l’esprit quand on essaie de mieux cerner la signification de la représentation des serpents dans le street art est d’inscrire sa représentation dans la longue liste des monstres ophidiens tels les dragons (serpents et dragons sont cousins de germains), les amphisbènes, les basilics, les guivres, les hydres et les chimères. Ces monstres serpentiformes sont présents dans toutes les cultures et dans toutes les mythologies. Ils y jouent deux rôles principaux : celui de gardien et celui d’initiateur.
De mon modeste point de vue, les street artistes, à quelques exceptions près, ont rompu le lien qui rattache la représentation du serpent aux folklores millénaires et quasi universels.



Les serpents et les monstres s’en inspirant, dans toutes les traditions, ont des fonctions religieuses, mystiques, cosmogoniques. Monstres chthoniens, ils sont des rivaux de la lumière primale. Ils sont associés, en conséquence, au royaume des ténèbres et de la mort. Vivant dans l’autre monde, ils en connaissent les secrets. Les secrets de la création, de la vie et de la mort. Les secrets du passé et de l’avenir. Ils possèdent la Connaissance, comme un autre porteur de lumière, l’ange déchu, Lucifer.
Les religions monothéistes ont puisé dans les traditions antiques nombre de symboles, de récits, et d’images.
J’en veux pour preuve le rôle du serpent dans le récit biblique du « péché originel ».
Yahvé pose un interdit : Adam et Eve ne doivent pas consommer le fruit de la connaissance du bien et du mal. Eve est tentée par le serpent et Adam et Eve enfreignent l’interdit divin. La punition est terrible. Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre, deviennent mortels et condamnés à ignorer la Connaissance. Les hommes et les femmes, portent en eux et pour l’éternité la damnation du « péché originel ».
Le serpent est l’incarnation de l’ange déchu, Satan. Le serpent, celui qui a tenté Eve, est responsable du malheur de l’humanité.




La figure du serpent dans le street art contemporain fait l’impasse sur les dimensions mystiques du serpent et valorisent un seul trait hérité de la tradition, sa monstruosité. J’entends par là tous les aspects morphologiques qui provoquent la peur extrême, l’épouvante. Les artistes exagèrent de manière considérable la taille des serpents, focalisent leurs œuvres sur la gueule ouverte mettant l’accent sur l’œil, sur la langue et sur les crocs.
Les artistes font du serpent un animal agressif et redoutable capable par sa morsure de provoquer la mort d’un homme. S’il est vrai que quelques espèces de serpents, dans des conditions particulières, peuvent provoquer des décès, nous comprenons que cette image du serpent pèche par excès comme le sont ces traits morphologiques mis en évidence.
Pourquoi les street artistes en ont-ils fait un monstre qui provoque la peur et la mort ?
Pour de puissantes raisons qui valent aujourd’hui comme elles valaient hier. Le serpent est un animal énigmatique. Il est le « contraire » de l’homme. Un corps allongé sans membres, une reptation singulière, un regard fixe, le corps recouvert d’écailles comme les poissons, un animal à sang froid, pas d’oreilles etc. De plus, cet animal caché dans l’ombre peut surgir et donner la mort. Somme toute, un mystère mortel !
À dire vrai, j’ai la faiblesse de penser que les street artistes recherchent dans leurs œuvres le spectaculaire et leur objectif principal est de provoquer des émotions. Comme les « monstres » du train fantôme, King Kong ou Godzilla. C’est à ce prix que l’œuvre attire le regard et retient l’intérêt. Si la rupture dans les figures et les images est si profonde, c’est parce que les référents culturels (les figures du serpent dans les mythologies et les religions) sont pour la plupart ignorés. La « profondeur » de la figure du serpent échappe à de nombreux street artistes et à de nombreux « regardeurs ». Reste du serpent le degré zéro, un animal qui reste une énigme pour beaucoup et qui suscite l’effroi.




