Amandine Urruty :  portrait de famille

Samedi 21 septembre 2024, Amandine Urruty est invitée à « faire » le M.U.R. Oberkampf. Elle colle sur les deux panneaux d’affichage publicitaire qui constituent un support d’un peu plus de 16 mètres carrés une longue fresque représentant des portraits en pied de six familles, assurément et pour le moins curieuses. 18 personnes posant devant l’objectif du photographe, père, mère et enfants, alignés en rang d’oignon, figés. Un moment d’éternité.

La scène emprunte les codes de feu le portrait de famille qui a fait florès au XIXe siècle et au début du XXème.

Portrait photographique, héritier en ligne directe d’une peinture de commande réservée aux familles fortunées. La famille ne pose plus devant le chevalet du peintre mais devant l’objectif d’un lourd appareil photographique. Les codes de la peinture ont été transposés dans la fabrication des portraits photographiques. La composition est inchangée : le père de famille, en majesté, domine la scène familiale. A ses côtés, souvent assise, son épouse et mère de ses enfants. Souvent, en premier plan, les enfants alignés suivant l’ordre de naissance. Tous ont revêtu leurs plus beaux habits. Leurs regards sont braqués sur l’objectif du photographe. Leur posture traduit la solennité du moment. L’affaire est d’importance, la photographie sera exposée dans le salon d’apparat de la maison familiale. Il s’agit de donner à voir aux visiteurs une image illustrant la réussite de la famille. La réussite du chef de famille. Une réussite en affaires d’un homme qui a également réussi à bâtir une famille. L’image de l’union de deux familles ayant eu l’insigne mérite d’avoir engendré une descendance.

Les portraits de famille ont eu le même destin que les photographies des nouveau-nés, allongés, nus sur une peau d’ours. Rangés au rayon des vieilleries.

 Les photos de famille prennent le contrepied des portraits d’avant-hier. La fixité des personnages est remplacée par le mouvement, la pose par la spontanéité feinte d’une scène chargée d’être une illustration du bonheur familial. C’est d’ailleurs le rôle nouveau de la photographie de famille, donner une image idéalisée d’une famille moderne.

Bien sûr les progrès des techniques de prise de vue expliquent en partie la révolution qui s’est opérée entre les portraits de famille et les photos de famille. En partie seulement. Plus profondément, c’est la famille qui a changé et sa représentation.

Venons-en, au collage d’Amandine Urruty. Le décor est champêtre. Une campagne de fantaisie peuplée de chevaux, de squelettes joyeux, d’êtres fantastiques se frayant un passage entre les jambes des personnages pour être sur la photo. Les familles ont graphiquement le même statut et leurs postures sont semblables. Les parents sont debout et leurs enfants au premier plan.

Si la composition renvoie grosso modo à un modèle traditionnel, des « détails » apparentent l’œuvre au surréalisme.

 En effet, développant les thèmes du décor, des « bizarreries » surprennent le « regardeur ». Tout d’abord l’intrusion de personnages de fiction mêlés aux six familles prenant la pose. Ils sont empruntés au dessin animé et à la bande dessinée. Les proportions des têtes des personnages ont été changées. Les visages sont plus grands que le corps quand ce n’est pas l’inverse ! Certains personnages ne regardent pas l’objectif du photographe. Ils marquent ainsi leur rupture par rapport au modèle culturel. Certains sont affublés de drôles de nez, des nez de cochon. La Grande Faucheuse est présente sous différentes formes : des squelettes, des têtes de mort, des cartes à jouer figurant le destin. La fillette à la longue robe assortie d’un col Claudine a une tête de poupée. Une tête de celluloïd sur un corps vivant.

Les 18 personnages de la frise, tous différents, appartiennent au même monde. Un monde différent qui se distingue du réel par son étrangeté. L’incongruité des images introduit le « regardeur » dans un univers non régi par la raison, parallèle au nôtre et pourtant radicalement autre.

Quel sens donner à cette œuvre ?

A mon sens, l’œuvre est une parodie et une satire féroce de la famille. Le patriarcat est mis en pièce avec le plaisir énorme de la destruction des idoles. Les familles représentées sont ridicules, grotesques et tristes. Leur portrait n’est plus l’image radieuse de la réussite et du bonheur mais bien du chamboulement du monde et de la raison raisonnante.  

Amandine Urruty, photographie Brigitte Trumet.