Les street artistes qui peignent dans la rue n’ont qu’un support à leur peinture, des murs. Le pluriel est trompeur, en fait tous les murs sont des supports originaux. Tous sont différents. Tous sont uniques. Leur matière, leur aspect, leur matérialité, sont autant de difficultés que l’artiste devra résoudre à la différence du peintre de chevalet qui peint sur une toile. L’importance de sa surface, la forme de celle-ci, les matériaux de construction du mur interfèrent sur le projet initial. L’œuvre finale est une synthèse d’un projet artistique pensé et réfléchi en amont et d’un accommodement aux contraintes du support.
La nature du mur est un élément central à prendre en compte dans la genèse d’une œuvre d’art urbain.
Ceci étant, le mur n’est pas qu’une somme de contraintes techniques pour les artistes, c’est aussi un puissant stimulant qui invite à la création. J’en veux pour preuve, ces œuvres atypiques qui semblent « sortir » du mur. Dit autrement, des images semblent prendre forme sur la surface du mur. Comme le mince filet d’eau qui sourd d’un sol caillouteux, des portraits « font surface » et laissent sur le mur une fragile trace. Cet effet poétique est souvent la conséquence de l’effacement de l’œuvre causé par la pluie et la dégradation naturelle des pigments de la peinture. J’avoue être particulièrement sensible à ces images qui se dégradent et finalement, disparaissent. J’y vois une allégorie de la fuite du temps et du caractère éphémère des œuvres humaines. L’art créé pour combattre l’inéluctabilité de la mort est, lui aussi, mortel.



L’œuvre estompée qui prend forme ou disparait est une image du passage, de la transformation. Elle cristallise un mouvement qui va du néant à l’être et de l’être au néant. Un peu comme les fantômes des maisons hantées. Ce sont des figures vivantes car elles se meuvent et communiquent avec les vivants. Des figures vivantes d’êtres morts. Entre vie et mort, dans les limbes. Des corps évanescents aux contours flous. Entre réalité et rêve, dans un entre-deux.
Œuvres poétiques pour certains, métaphysiques pour d’autres, ces œuvres dans leur imperfection voulue portent la marque de la main de l’artiste. Je n’ai que faire de la perfection. C’est à leur perfection qu’on reconnait les images créées par l’intelligence artificielle. L’imperfection est la marque de l’humain. Or, tout bien considéré, ce qui m’intéresse dans l’observation et l’analyse de l’œuvre est la rencontre avec son créateur. L’œuvre, l’image créée, est un médium et le but est la rencontre entre deux êtres, entre deux intelligences et deux imaginaires.

D’autres œuvres, et ce sont les plus nombreuses, « jouent » avec le mur. Une actualisation amusante et souvent poétique qui trouve sa source dans la lointaine antiquité. Pensons à ces patriciens romains qui faisaient peindre sur les murs de leurs villas des fenêtres ouvertes sur la campagne environnante. Dans un registre littéraire, pensons au « Passe-muraille » de Marcel Aymé. Le jeu consiste à donner l’illusion qu’un homme, une femme, un enfant, un animal entre ou sort d’un mur. Nous sommes dans le domaine de l’illusion, comme le musée Grévin. Un divertissement. La condition pour que fonctionne l’illusion est le recours à une représentation réaliste voire hyperréaliste. Bref, un spectacle dont l’objectif explicite est de susciter l’étonnement.






Des œuvres bien plus rares, d’un grand intérêt, explorent une autre dimension de l’imaginaire.
Le mur est un support pour la peinture des street artistes mais ce n’est pas là sa fonction première. Le mur est une limite. Il institue une séparation entre deux espaces : l’espace privé et l’espace public. Le mur sépare et cache. Je pense aux premières paroles de la célèbre chanson de Charles Trenet : « Une noix/ Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix / Qu’est-ce qu’on y voit, quand elle est fermée ». La paraphrasant, nous pourrions nous demander ce que cachent les murs, qu’y a-t-il derrière les murs ? Le mur est souvent un mystère pour le badaud. Et c’est bigrement intéressant les mystères ! Ils ouvrent la porte de l’imaginaire.

Des artistes graphiquement et symboliquement créent des brèches dans les murs et nous donnent à voir des visions échappées de la boite noire de leur imaginaire. La confrontation par le « regardeur » entre son imaginaire de derrière le mur et celui de l’artiste est passionnante. L’œuvre bien entendu parle bien davantage de l’artiste que du mur. Le trou dans le mur, au sens littéral, est une ouverture sur l’imaginaire d’un artiste. Notre plaisir est aussi dans une découverte virtuelle de choses cachées.
Le mur est plus qu’un support à la peinture des artistes. Il fonctionne sur l’opposition entre ce qu’il montre (l’œuvre peinte) et ce qu’il cache. Des artistes les transforment en spectacle populaire, d’autres intègrent le mur en tant qu’objet dans une démarche de création artistique qui emprunte à la poésie et à la métaphysique.

