Combo : une chronique de la haine ordinaire

Combo est un artiste. D’aucuns diraient même un artiste engagé. Il est vrai que notre homme n’a pas froid aux yeux et qu’il ne craint pas de déchaîner les foudres de ses contempteurs.

Il n’hésite pas, il est vrai, à aborder les sujets qui fâchent. A titre d’illustration, après l’attentat de Charlie Hebdo et de l’hypercasher, il se met en   scène habillé d’une djellaba et réunit les symboles des trois grandes religions monothéistes. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’il est apparu sur mon écran radar perso. Il eut d’autres combats tout aussi, comment dire, délicats : un soutien franc et massif aux revendications féministes, une lutte sans ambiguïté contre toutes les formes de racisme et de xénophobie, une critique féroce du Président Macron, la revendication des valeurs fondatrices de la République etc. La liste n’est guère exhaustive et, à la lecture, il est aisé de comprendre que ses fresques lui valurent des amis et des soutiens mais aussi de fieffés ennemis. Ses fresques furent toyées, des menaces proférées sur ses comptes Instagram et Facebook, des tombereaux d’insultes déversés. Combo qui affiche sur la page d’accueil de son site Internet sa devise « Fear no one, fear nothing », dit autrement « même pas peur », a fini par craquer.  C’était l’année dernière et l’histoire mérite d’être contée car ce qu’elle révèle est d’une criante actualité.

Une fresque réalisée en octobre 2018 dans le 13ème arrondissement de Paris par Combo fut vandalisée et l’artiste reçut sur ses comptes Instagram et Facebook des injures et « commentaires » malveillants.

Capture d’écran (1)

La fresque représentait deux hommes enlacés, ma foi, bien chastement. La scène est, dirais-je, non pas banale, mais ordinaire. Deux jeunes hommes boivent une bière à la terrasse d’un café. L’homme blond se niche au creux de l’épaule de son ami pour faire un câlin. J’ai beau y regarder de plus près je ne vois nulle trace d’un érotisme torride, pas une once de vulgarité, aucune provocation du bourgeois.

La fresque représentait deux hommes enlacés, ma foi, bien chastement. La scène est, dirais-je, non pas banale, mais ordinaire. Deux jeunes hommes boivent une bière à la terrasse d’un café. L’homme blond se niche au creux de l’épaule de son ami pour faire un câlin. J’ai beau y regarder de plus près je ne vois nulle trace d’un érotisme torride, pas une once de vulgarité, aucune provocation du bourgeois.

Las, c’en était trop ! Les insultes plurent comme à Gravelotte sur les réseaux sociaux, accompagnées de menaces et divers quolibets d’une incroyable violence. Cette fois, par le même canal, Combo réagit : « Aujourd’hui encore une fois je trouve ma fresque saccagée, taguée, parce que j’ai peint deux hommes qui s’enlacent, j’efface et repeint les insultes homophobes que je retrouve sur mes fresques. D’habitude, je ne fais pas attention aux commentaires homophobes que je trouve à l’encontre de mes fresques sur les réseaux sociaux. D’habitude, j’essaie d’ignorer les insultes que je reçois en messages. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui je craque. L’homophobie n’est pas un avis, un commentaire ou une réaction que l’on a le droit d’avoir. C’est un délit, point. Alors si certains se sont permis d’afficher leur homophobie par commentaire en incitant d’autres à venir détruire mes peintures, ils trouveront cela normal que j’affiche sur la voie publique leurs commentaires homophobes. »

 

La réponse de Combo on l’aura compris a été de reproduire les insultes homophobes sur la fresque.

A posteriori, Combo est revenu sur cet épisode. Tout d’abord sur la goutte qui fit déborder le vase « Le déclic a été ce caviardage noir. Cela m’a rappelé mes livres d’histoire décrivant les pays où l’on recevait ses lettres censurées par le service de renseignement. C’est comme si on voulait effacer l’existence de ces deux hommes enlacés. Ces gens n’arrivent même pas à accepter cette image. Là, c’était trop ».

Ensuite sur son affichage public des commentaires : « Cela peut paraître méchant d’afficher ces commentaires mais, à un moment donné, il faut que la honte change de camp : ce n’est pas l’image de deux hommes enlacés qui doit être choquante, mais ces propos. Ce ne sont pas juste des mots en l’air sur Internet, ça a un impact dans la réalité. Moi, j’affiche les gens, je les montre au grand jour. Mais je ne peux pas faire le travail de la justice. C’est à l’Etat de les sanctionner. »

Outre le fait que c’est, jusqu’à preuve du contraire, la première fois qu’un street artiste réagit de cette manière aux « commentaires » mis en ligne, anonymement, sur les réseaux sociaux, il me parait intéressant de se pencher sur les causes de cette ire. Souvenons-nous des débats qui ont précédé le vote de la loi sur le mariage pour tous, la loi du 17 mai 2013. Débats dans les médias, débats à l’Assemblée Nationale et au Sénat, rassemblements de « La manif pour tous ». C’est peu dire qu’ils furent houleux, ; ils furent honteux ! Il faut sans doute remonter au 17 janvier 1975, au vote de la loi Veil, pour trouver un précédent.

En 2018, 5 ans après le vote de la loi, on aurait pu penser que les débats étaient clos et que l’homosexualité et le mariage pour tous étaient « entrés dans les mœurs ». Les prédictions des Cassandre annonçant la fin de la famille, la chute de la démographie et la corruption des mœurs s’étant révélés fausses, ces annonces révélèrent leur vrai visage : des calembredaines, des billevesées, des bêtises, des conneries. Il était considéré comme acquis qu’un point final avait été mis à une question de société : l’homosexualité existe et, au nom de l’égalité des droits, les mariages de personnes de même sexe doivent être reconnus par la communauté nationale. Prudemment l’exécutif renvoyait aux calendes grecques les épineuses questions de la PMA et de la GPA. De facto, le débat avait cessé faute de combattant. Alors pourquoi cette levée de boucliers provoquée par une fresque ?

Combo, dans un entretien revient sur les raisons du déferlement d’une telle haine à son endroit. Il met le doigt sur la cause essentielle : « Ce n’est pas juste deux hommes enlacés, mais que des personnes vivent très bien leur homosexualité et qu’il n’y a pas de problème par rapport à ça. » Je partage son opinion : c’est le côté ordinaire, apaisé de la scène peinte par Combo qui a réveillé les démons de l’homophobie. Montrer que deux amants pouvaient tranquillement aux yeux de tous boire un demi en terrasse et, tendrement, se rapprocher était insupportable à certains. Les mêmes qui pensent que l’homosexualité est une maladie qui se soigne et que les malades doivent, au moins, c’est la moindre des choses, se cacher. L’inscription de l’homosexualité dans les pratiques sociales était rejetée avec une terrible violence verbale.

Combo avait dans des fresques antérieures abordé le sujet de l’homosexualité. On se souvient du baiser fougueux de Tintin et du capitaine Haddock et de celui, non moins fougueux, entre Obélix et Astérix. Mais ces fresques reprenant des personnages de bandes dessinées ont certainement été considérées comme des pochades dont l’objectif unique était de faire rire.

De plus, il faut bien en convenir, l’introduction, virtuelle, de pratiques homosexuelles dans la vie quotidienne a été démesurément amplifiée par la personne de Combo. L’artiste né d’un père libanais chrétien et d’une mère marocaine musulmane était aux yeux des homophobes une circonstance aggravante.

Homophobie, racisme, xénophobie, font bon ménage ! N’ayons pas la faiblesse de croire que la loi change en quoi que ce soit le terreau toujours fertile de la haine. Les haineux savent qu’une loi peut changer une loi. Les Bêtes immondes sont toujours tapies dans les recoins discrets de nos sociétés, le moindre bruit les réveille. Une fresque sur un mur en 2018, une loi sur la PMA pour tous aujourd’hui.

Relayées par les médias et les réseaux sociaux les images créées par les street artistes ont un formidable pouvoir : pouvoir de réveiller les monstres qui ne dorment que d’un œil, pouvoir aussi de promouvoir les valeurs de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

La petite histoire retiendra les deux images de la fresque de Combo, l’originale et la vandalisée, comme un symptôme d’une maladie qui ronge le corps social, l’intolérance, mais également la belle figure d’un homme debout affrontant les chiens qui lui mordent les basques.


Nadège Dauvergne : une artiste dans la Ville.

C’était un lundi de la fin du mois d’octobre 2014. Baudelaire aurait dit que le ciel pesait comme un couvercle. Nuages gris et noir. Quelques degrés seulement. Du vent. L’eau du canal de l’Ourcq était grise ; un gris pas beau avec du vert sale dedans. Pourtant, ce lundi-là j’avais décidé d’aller photographier les ruines encore fumantes des « douanes » de Pantin. Les anciens entrepôts des douanes, laissés à l’abandon dans l’attente d’une future rénovation, étaient devenus un spot de street art des graffeurs de la Seine Saint Denis et d’ailleurs. Espoirs déçus. Le site était entouré de hautes clôtures métalliques et de panneaux signalant qu’il était placé sous surveillance vidéo. N’écoutant que ma lâcheté, je me bornais à prendre au téléobjectif quelques clichés.

Sur le chemin du retour, suivant les quais, l’ancien chemin de halage, sur un vilain mur en parpaings de Pantin, je vis une affiche qui eut sur moi un curieux effet. D’abord un sentiment d’étrangeté : je vis une patricienne romaine affalée sur un siège sur un mur d’une laideur qu’il partageait avec l’environnement. Tout était raccord : les murs en déshérence, le sol couvert de détritus, le canal, le temps…Tout était moche dans ce coin du 9-3 et ma romaine à la toge blanche, belle comme une statue grecque, éclaboussait de son éclat le jour finissant. Tel un Lucky Luck des banlieues, vite, je dégainai mon appareil photo pour conserver la trace du ravissement avant qu’il ne s’estompe. Après trois clichés, je me suis rapproché de l’affiche m’interrogeant sur le procédé d’impression de cette jolie affiche. Caramba m’écriai-je, l’affiche était une œuvre peinte et signée Nadège Dauvergne !

La rencontre avec les œuvres ressemble aux histoires d’amour. On se souvient de la rencontre, du premier jour (et parfois, souvent, c’est selon, du dernier !). Depuis ma rencontre avec la belle dame, j’ai suivi avec intérêt le travail de Nadège Dauvergne.

Son projet de peindre des portraits de personnages de tableaux du XIXème siècle m’a fasciné. J’y retrouvais un peu d’Ernest Pignon-Ernest. Un peu seulement. L’exécution et les objectifs étaient différents mais j’ai aimé l’effet de contraste entre une peinture académique et pompière et des lieux marqués par l’abandon, les ruines. La préciosité, l’affectation des images, leur classicisme ouvraient le champ des interprétations des spectateurs. D’aucuns devaient voir comme une compensation à la laideur ambiante. Un peu de beauté dans un océan de laideur. D’autres le contraire ; la beauté n’en était pas une. C’était l’image surannée qu’avaient de bons faiseurs pour plaire à la bourgeoisie triomphante du Second Empire.

Cette opposition beauté/laideur a été, me semble-t-il, un temps du projet de Nadège Dauvergne. Mon opinion changea quand je vis, toujours à Pantin, « Le balcon » de Manet. L’artiste n’avait gardé qu’un des trois personnages du célèbre tableau (qui n’a rien de pompier !) et avait collé son affiche peinte sur la fenêtre murée d’une maison en rénovation. La dame semblait être accoudée à l’appui de fenêtre. Un peu comme un trompe-l’œil. Un mélange de réel et de l’imaginaire de l’art. La coïncidence du lieu et du sujet fut poursuivie et devint un élément déterminant dans la relation entre l’œuvre et son environnement.

Dans le même temps, Nadège Dauvergne déclina son projet en insérant des personnages de la peinture « classique » dans des publicités. Ces collages traduisent l’humour de l’artiste et sa critique de la société de consommation et de la publicité.

Dans le cadre, étroit, de ce billet, il n’est guère pertinent de faire l’inventaire de tous les projets artistiques menés à bien par Nadège Dauvergne. Ma rencontre avec son travail et son projet a été déterminante dans l’attention que j’ai portée à sa production. Au-delà des intentions, des lectures de ses œuvres, j’ai été interrogé par l’ambition de sa peinture. Reproduire, même en partie, un tableau en changeant l’échelle avec des bombes aérosols, des brosses et des feutres, c’est-à-dire avec les outils des street artists, n’est pas chose facile. Il ne vous a pas échappé, cher lecteur, que chaque affiche est unique (comme le sont celles d’Ernest Pignon-Ernest) que l’exécution demande du talent et du temps. Beaucoup de temps.

Passons si vous le voulez bien de 2014 à 2019 et des quais du canal de l’Ourcq à la ravissante rue des Cascades à Ménilmontant. Quelques clichés diffusés sur Facebook m’ont titillé les neurones et j’ai décidé la semaine dernière d’y aller voir.

Sur le Mur, sur un fond noir, sont peints de boules de papier froissé. Là aussi, comme ce lundi de 2014, ma surprise n’a eu d’égal que mon admiration ! Surpris par le sujet : des boules de papier dessinées plus que peintes sur un mur. Surpris par l’écart, le grand écart, entre les projets antérieurs et le projet actuel. Des questions, des milliers de questions me vinrent à l’esprit que je décidais, finalement, de limiter à deux à poser à Nadège Dauvergne.

A la première, portant sur la rupture avec son travail ultérieur, voici la réponse qu’avec beaucoup de gentillesse elle m’adressa : « Je montre ici, et pour la première fois, mon travail de dessin présenté d’habitude en galerie. Ce sont des dessins d’observation, exercices classiques et méditatifs sur des sujets souvent simples : cube, œuf, papier froissé, bateau en origami, des petites compositions épurées sur des fonds récupérés, restes d’affiches ou vieux imprimés ayant bien vécu. Ce travail de dessin a toujours existé en parallèle de mon travail de rue et la série des personnages de la peinture classique, replacés en situation dans la rue, sur panneaux publicitaires et sur magazines est un sujet que j’ai épuisé et que je ne reprends que sur demande. Je cherche actuellement comment amener ce travail de dessin dans la rue et l’occasion s’est présentée avec ce mur de tester l’agrandissement de ces dessins habituellement intimistes. »

Ma deuxième question a porté sur le sens de l’œuvre, quelle signification avait pour elle, ces boulettes de papier froissé. Sa réponse apporte une explication du titre : « Les motifs représentent (en effet) des boulettes de papier froissé qui seraient comme jetées au sol. Le titre « projets avortés » évoque tout de suite la situation d’une recherche n’aboutissant sur rien de concluant. On imagine alors ce que pourraient contenir ces boulettes avec l’envie de les déplier et d’en connaître le contenu. C’est alors la situation de l’errance qui devient le sujet, le regard se décale sur ce quelque chose qui se fait malgré tout, sur la résultante de ce qui est considéré comme un échec et mon projet devient alors ces « Projets avortés ». 

A mes deux questions, j’avais deux réponses. Mais celles-ci réveillèrent mes deux neurones endormis. Ma réflexion portait sur le sens de l’œuvre, sens donné par le titre. Je me suis interrogé sur l’actualité de la situation à laquelle l’œuvre fait référence : l’élaboration de projets. Plus prosaïquement, un artiste, mais ce pourrait être « monsieur tout le monde », écrit-il aujourd’hui ses projets sur des feuilles de papier ? Feuilles éventuellement froissées et jetées à la corbeille quand le projet avorte ?

 Je connais des écrivains qui écrivent leurs livres à l’ancienne, avec un stylo à plume. Je connais également des tas de gens réfractaires à l’utilisation de l’ordinateur. Pourtant, force est de constater que la grande majorité de ceux qui élaborent des projets écrits utilise l’informatique et les logiciels de traitement de texte. Une feuille virtuelle qu’on ne froisse pas, qu’on envoie d’un clic dans la corbeille virtuelle.

La fresque est peinte sur le Mur de la Galerue, L’association qui gère le Mur permet à des street artists d’exposer leurs créations et de donner à voir leur talent.

https://www.facebook.com/galeruecascades/

Instagram: galeruecascades



Bisk : L’empire du signe.

Dans un billet précédent, je vous avais invité à me suivre dans un atelier d’artiste, celui du plasticien Bisk. Il pratique la sculpture et la peinture. Conscient de mes limites et de mes lacunes, je souhaite centrer mon billet d’aujourd’hui sur une de ses toiles. Toile que je considère comme emblématique du travail actuel de Bisk.

Elle est de très grand format, environ 4 m2, de forme carrée. Ma première réaction en la voyant éclairée par un doux soleil d’automne a été la surprise. En effet, classiquement, pour décrire un tableau nous distinguons le sujet et le décor. Appliquer ces catégories à la toile en question débouche sur des paradoxes et des apories. En effet, nous pourrions croire cerner le sujet en disant (et nous aurions de bonnes raisons de le faire), que le sujet est le blaze de l’artiste. De la même manière, nous pourrions dire et nous aurions des arguments pour l’affirmer que c’est la toile, appréhendée dans son ensemble, qui est le sujet du tableau. Si l’entièreté de l’œuvre est le sujet de l’œuvre, elle n’a pas de décor. Sauf à considérer que ce qui est peint est une décoration, un décor, et que c’est le décor qui est le sujet.

Je crains que ce soit un débat de pédants et qu’il serait plus juste de reconnaître que les méthodes de description des œuvres et leurs catégories traditionnelles ne valent pas en l’occurrence. L’approche des œuvres non figuratives est nécessairement différente. Mon intérêt a été de comprendre le processus créatif à l’œuvre et, dans un deuxième temps, de proposer une explication.

Il n’y a qu’un seul moyen de savoir comment une toile a été peinte, c’est de questionner son créateur. La réponse de Bisk est singulière. Il commence par peindre un fond à la bombe aérosol qui lui donne un peu de matière et dont le rôle est d’occuper les lacunes entre les graffs. Dans un deuxième temps, il graffe son blaze, n’importe où sur la surface de la toile. Cela n’a guère d’importance. Volontairement, il fait couler la peinture en fonction de son inspiration du moment. Il obtient ainsi des lignes parallèles, les coulures, et des courbes (celles de son blaze). Il peint alors un autre graff de son blaze, proche du premier, et laisse couler l’acrylique de la même manière. Ensuite, ne suivant que son inspiration du moment, il relie les lignes par d’autres traits, prolonge les courbes. Par le dessin, il crée un réseau serré de lignes ; une coulure est traversée par une autre, une courbe reliée à son blaze passe « sous » une autre ou « sur », c’est selon.

Par contiguïté le graphisme se développe sur la toile occupant à terme toute la surface. Les courbes des blazes, les lignes, les traits, sont maillés, comme les fils d’un tricot. Sans être impératives, l’artiste s’impose deux contraintes : utiliser toutes les couleurs, ne pas avoir deux graffs semblables. Les deux peuvent se conjuguer :  des graffs du blaze sont relativement semblables mais à y mieux regarder ils sont différents par la couleur, par l’épaisseur du trait, par des détails qui les distinguent.

Commence alors une autre phase que je qualifierais de « surlignage ». Avec des feutres de différentes épaisseurs, Bisk entoure toutes les formes dessinées, les graffs, les coulures etc. Dans le même temps, qui est un temps d’ornementation, Bisk ajoute une foultitude de détails. Parfois, à l’intérieur d’un graff il dessine plusieurs graffs différents ; parfois, il complète et prolonge des traits.

Cette phase de retour sur l’œuvre qui est en devenir est longue mais interrompue fréquemment. Suivant ses humeurs, ses envies, ses désirs, Bisk prend un feutre et « complète » son travail. Au demeurant, il n’a pas à l’esprit une image finale de sa toile. La toile nait, se construit dans un processus lent de dessin et de complexification croissante. Autant dire que Bisk ne peut dire si son tableau est terminé ou en cours d’élaboration. En changeant l’échelle des graphismes, les solutions sont infinies.

Comme on peut le supputer, les toiles de Bisk n’ont pas de titre. Titrer une œuvre, c’est imposer une lecture et le plus souvent donner des éléments de description. La toile de Bisk n’a pas de sujet et échappe à une description traditionnelle. Les mots seraient dans ce cas superfétatoires. Reste à savoir si, par rapport, à son créateur, elle fait sens.

Ce que Bisk nous donne à voir est déjà un résultat. Résultat de plusieurs décennies de peinture dans la rue, une pratique dominée par le tag et le graff. J’ai été passionné par les variantes de son blaze qu’il a, devant moi, en quelques minutes, dessinées. J’ai alors compris que l’écriture de son blaze, son lettrage, n’était pas un logo définitif le représentant, mais bien davantage un processus en constante évolution graphique. Le choix de son blaze a certainement à voir avec le fameux « Bisque, bisque, bisque rage ! », certainement mais pas assurément. Les quatre lettres et la forme des lettres enchaînées ont contribué à ce choix. Mais si le blaze est défini comme le substitut du nom, le graphisme des lettres ne l’est pas. Au lieu de réitérer toujours le même lettrage de son blaze, Bisk s’ingénie à en varier à l’envi les formes.

Son rapport à la calligraphie de son blaze est à l’opposé de celles des autres graffeurs. Le plus souvent, ils veulent que leur blaze soit reconnu. Pour cela, la reproduction à « presque l’identique » est nécessaire, même si l’identification des lettres est quasi impossible, les happy few reconnaissent globalement la forme. Bisk se moque comme de l’an 40 qu’on reconnaisse les lettres de son blaze. Les variantes, les fioritures, sont une affaire personnelle qui ne regarde pas les autres.

Quand on visite son atelier, on est surpris de voir des graffs de son blaze partout. Sur les murs des nombreuses pièces, dans les couloirs, mais aussi dans les espaces de rangement, dans les dépendances etc. Des dizaines de graffs tous différents dans des endroits où ils peuvent être vus mais aussi dans des endroits où ils ne le sont pas (au grenier, à la cave). Partout des graffs, de toutes les formes, de toutes les couleurs. Ces graffs ne sont pas destinés, cela est évident, à être donnés à voir. J’ai le sentiment que les surfaces, toutes les surfaces des milliers de mètres carrés de l’atelier, sont des supports à l’exercice. Il s’agit non de reproduire son graff mais de créer une forme nouvelle de plus.

Le graff de Bisk n’est pas le marqueur d’un territoire ou une expression figée de son identité d’artiste, c’est une forme jamais aboutie à visée esthétique qui est étroitement liée à une identité en devenir. J’y vois comme une allégorie d’un jeune homme qui termine sa mue pour devenir un artiste.

Certes Bisk connaît les toiles de Jonone, mais il affirme que ça n’a eu aucune incidence sur son travail. Je le crois volontiers. La réitération « à l’infini » de son blaze croise une histoire personnelle, une relation d’une grande profondeur, avec l’image qu’il a de lui-même. D’aucuns seraient tentés d’analyser les méandres de sa pensée et de sonder ses reins et son cœur. Je m’en garderais bien. Je fais simplement le constat que la calligraphie de son blaze joue un rôle central non seulement dans l’œuvre de Bisk mais également dans sa vie intérieure.

Si les dimensions de ses toiles sont importantes, c’est que Bisk a besoin d’une énorme accumulation de formes. Le moteur de ses variantes graphiques est la beauté de la forme ; une recherche jamais terminée de la perfection. Les toiles de Bisk témoignent à la fois d’un parcours et d’un idéal plastique. Avec 7 notes on a composé des symphonies. Avec 4 lettres, Bisk le « writer » cherche la beauté comme l’idéal platonicien.

Toutes les photographies sont de l’auteur de l’article.

Visite d’exposition : « Origines », galerie Au Médicis, Paris.

Sous le titre générique « Origines », Lysok Dangy a eu l’heureuse idée de présenter du 24 au 29 septembre 2019 les nouvelles œuvres de quatre artistes aux imaginaires et aux univers graphiques fort différents. Trois viennent de la scène parisienne du graffiti, Lask, I.K.TWE et MTO et Bouelle dont les productions sont fascinantes et inclassables.

Samedi 29 septembre, le jour du finissage de l’exposition, le soleil de Paris nous rejouait un air de canicule estivale, la galerie Au Médicis située en face du jardin du Luxembourg était une belle occasion de voir et admirer les productions récentes de trois artistes connus et de découvrir l’œuvre singulière du plasticien Bouelle.

Vitrine de la galerie Au Médicis décorée par Lask.
Une partie des œuvres exposées.

I.K.TWE exposait quatre pastels de grand format. Ils déclinaient un thème classique : la violence. Avec des pastels aux couleurs vives appliqués en larges aplats cernés par de forts traits peints à l’encre de Chine, des scènes dynamiques montraient des hommes jeunes dans un combat inégal, frappés, matraqués, par des guerriers sans visage. Des guerriers revêtus d’armures, casqués, en nombre, frappaient et frappaient encore. Ce n’était pas une guerre, pas un combat, mais plutôt l’illustration d’un lynchage légal. Les scènes sont décontextualisées, ce qui ouvre les interprétations. Le trait d’I.K. épais et noir s’opposent au chromatisme des couleurs primaires. Trait et couleurs traduisent mouvement et violence. I.K. TWE rompt avec la tradition du pastel. Les teintes ne sont guère « pastels » et leur utilisation s’apparente aux glacis et aplats des peintres de chevalet.

Deux pastels d’I.K. TWE

Lask nous donne à voir deux aspects fort différents de son travail d’atelier. Une peinture abstraite et des dessins. Ce sont ses toiles qui ont donné à l’exposition son titre. Lask dont on connait le talent à peindre des portraits revient à l’origine de sa peinture : le mouvement et la couleur. Le mouvement de la bombe aérosol est celui du bras et celui du corps tout entier, tout comme l’épaisseur du jet de peinture dépend de la pression exercée sur la buse. Les couleurs sont une alternance subtile entre harmonie et contraste. Il est aisé de voir dans les toiles abstraites de Lask le mouvement du graffeur s’affrontant au mur et s’efforçant de traduire par la peinture ses émotions.

Lask
Lask

Les dessins de Lask, exécutés le plus souvent à l’encre de Chine et avec du café, sont de petites merveilles. Elles font référence à l’imaginaire de l’artiste, un imaginaire peuplé par les figures de la culture hip-hop et aussi, et cela est émouvant, par ses origines. Des dessins remarquables par la précision et la finesse de l’exécution. Lask est décidément un grand dessinateur, expert dans l’art de saisir une ressemblance et de faire une caricature.

MTO présentait une seule œuvre, mais quelle œuvre ! Un portrait de grande dimension peinte à la bombe acrylique sur un textile épais, un portrait superbe de Johnny Depp. Une image inhabituelle de Johnny Depp, en extérieur, chapeau de soleil sur la tête et chaussé de lunettes orange. L’ombre du chapeau ajoute au mystère de la star iconique tenant entre ses lèvres une cigarette trop longue pour être vraie ! Un Johnny Depp dans un décor improbable, presque caché des regards.

MTO

Photographe de talent, plasticien, Bouelle est tout cela et plus encore. Les productions exposées ont des points communs, la photographie et le montage. Au sous-sol de la galerie, il explore les relations entre reproduction du réel et perturbation de l’ordre naturel par le montage de photographies découpées. J’ai été particulièrement sensible à ses « ailes ». Bouelle est fasciné par la beauté des oiseaux et il trouve dans le dessin de l’aile déployée d’un oiseau un parfait exemple de beauté. Il me fit remarquer, j’avoue ma crasse ignorance, que chaque plume a une place définie et une fonction particulière et que formes et couleurs sont toutes différentes. Bouelle semble reproduire une aile d’une espèce d’oiseau et pour représenter chaque plume notre homme est allé dans des boutiques de marchands de chaussures afin de photographier des milliers de chaussures ayant des formes et des couleurs différentes. Les photographies mises au format sont découpées et deviennent autant de plumes d’oiseaux. Les centaines d’images de souliers collées sur un support forment une aile.

Les ailes de Bouelle sont tout d’abord belles, magnifiques serait le mot juste, et surtout elles sont troublantes. En effet, de loin, le spectateur voit des ailes et donc des plumes. En se rapprochant des collages, ils découvrent des collections de chaussures. Elles semblent semblables ; elles sont toutes différentes.

Un superbe jeu des apparences, un travail de bénédictin qui sait se faire oublier. Des ailes qui illustrent par l’exemple que toute la beauté du monde est dans l’aile d’un oiseau. Beauté seulement révélée par l’œil de l’artiste. Bouelle nous aide à contempler la beauté du monde.

Bouelle
Bouelle
Bouelle
Bouelle

Bouelle devant une de ses ailes.

Les photographies sont de l’auteur. Contact: Lysok Dangy

lysok.dangy@la-panamericaine.com