Roa, « Histoire naturelle », l’exposition.

Roa ne peint que des animaux. Il est vrai que les animaux qu’il peint sur les murs du monde ont des proportions gigantesques. Une faune ayant la dimension des dinosaures des temps préhistoriques figée dans des positions insolites.

Ce sont ces caractères qui signent les œuvres de ce street artiste belge : un sujet récurrent et unique, des représentations qui mêlent la précision du naturaliste à un imaginaire singulier.

Or donc, notre Belge confiné à Paris en novembre a peint sur de vieilles portes métalliques les œuvres qu’il expose aujourd’hui à la galerie Itinerrance[1] à Paris. Nous y retrouvons son thème préféré, les animaux, peints en noir sur des fonds le plus souvent blancs, parfois bleus ou verts. Son approche des œuvres d’atelier et des œuvres dans la rue sont semblables : il choisit avec beaucoup de soin le support et en fonction de la surface à peindre choisit l’animal qu’il va peindre et dans quelle posture il va le peindre. D’où les positions insolites des animaux

La démarche est originale à plus d’un titre. La règle est d’ordinaire de choisir un « beau » mur, un mur qui a vécu, dont la surface plane facilite l’exécution de l’œuvre. Le street artiste a anticipé l’exécution de sa fresque en griffonnant sur une méchante feuille de papier un croquis ou en utilisant comme modèle de référence l’écran de son smartphone. Le choix du sujet l’emporte sur le choix du support.

Pour Roa, la démarche est non seulement l’inverse mais, de plus, une large place est laissée à l’improvisation. C’est dire assez que Roa ne peut avoir de modèle avant l’exécution de l’œuvre, ni photocopie tirée d’un livre ou illustration issue d’une recherche sur l’Internet.


[1] « Histoire naturelle » | Jusqu’au 31 mars | Du mar. au sam. 12h-19h | Galerie Itinerrance, 24 bis, bd du Général-d’Armée-Jean-Simon, 13e | Entrée libre |

C’est, à mon sens, un élément explicatif des représentations d’animaux proposées par l’artiste. Elles s’apparentent aux innombrables représentations des « histoires naturelles » qui immortalisent dans des poses caractéristiques des espèces, avec moult détails, les traits anatomiques de l’animal. Cette précision dans le dessin, dans les couleurs, correspond à l’objectif de ces bestiaires : il s’agissait de donner aux lecteurs une image de référence pour reconnaitre l’animal.

Roa, de mémoire, reproduit certains traits de l’animal et laisse courir son imagination pour compléter sa forme. En forçant quelque peu le trait, nous pourrions dire que les animaux de Roa ne forment pas une « histoire naturelle » mais bien davantage, au sens médiéval, un bestiaire.

Il y a dans le processus créatif de l’artiste un jeu subtil de l’esprit. Il se résume dans la question suivante : comment Roa a-t-il pu peindre un animal sur une surface aussi biscornue ? L’artiste s’en amuse et l’humour n’est pas absent de ses créations. Un exemple suffit pour l’illustrer : il est amusant de voir, tête bêche, un lapin sur le dos d’un renard. C’est stricto sensu le monde à l’envers.

Dans une récente interview, Roa déclare : « « L’art ne doit jamais être seulement décoratif. Il faut toujours donner du sens à ce que l’on fait. » Reste à saisir le sens son « histoire naturelle ».

On retrouve dans les œuvres exposées comme une réduction des œuvres peintes dans la rue. La démarche artistique est semblable et l’artiste a su s’adapter à la taille et à la forme des supports. Les animaux qu’il peint ne sont guère différents de ceux que nous retrouvons dans ses fresques gigantesques : renard, lapin, biche, écureuil, bélier, blaireau, oie, héron, bécasse. Peut-être ?

Ce qui surprend, c’est cette surprenante composition rapprochant un lapin écorché pendu par les pattes arrière et une biche suspendue de la même manière. La partie supérieure est écorchée alors que l’autre représente l’animal avec son pelage. Le lapin écorché dont on voit la tripaille inspire l’horreur et le dégoût. Horreur renforcée par le spectacle de la biche dont la beauté a été l’objet d’un massacre. Les yeux des deux animaux morts nous regardent et nous questionnent. Allusion aux « massacres » des chasses ?

Certes, on comprend la logique de la composition mais au-delà l’artiste oblige le regardeur à voir une scène ordinaire au sens où elle n’a rien d’exceptionnelle, une scène qui révèle (comme le révélateur photographique) la cruauté des Hommes à l’égard des animaux.

Assez bizarrement, les squelettes peints par Roa s’opposent aux écorchés. Les squelettes ont une indéniable beauté plastique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans les cabinets de curiosité de riches amateurs collectionnaient les squelettes d’animaux. L’écart entre l’animal réel et son squelette est tel que reste, non pas l’horreur de l’animal mort, mais la belle géométrie des os.

Une dernière question reste en suspens, pourquoi Roa ne peint-il que des animaux ?

Je pense qu’il convient de mettre à part la composition aux écorchés qui assurément est une condamnation de la cruauté que les Hommes font subir aux animaux. Pour le reste, squelettes y compris, j’avance l’hypothèse que le choix de son sujet est étroitement lié à sa démarche artistique. Seuls des animaux dans l’extrême diversité de leurs formes peuvent « s’adapter » aux surfaces que l’artiste a choisi de peindre. Si la représentation d’un animal n’est pas suffisante pour « remplir » la surface, Roa peut superposer des animaux, parfois les mêmes, parfois le prédateur et sa proie, peindre de savantes combinaisons de plusieurs animaux.

Il me semble acquis que Roa a observé avec admiration les bestiaires et les illustrations des histoires naturelles des siècles passés, c’est la matière de son imaginaire. S’il baptise son exposition « Histoire naturelle », c’est peut-être un clin d’œil empreint d’humour à la grande « Histoire naturelle » de Buffon. L’essentiel n’est pas là, il est dans le défi de l’artiste confronté à la forme du support. J’ai dit précédemment que c’était un jeu, un jeu qui ressemble à ceux que l’on offre aux petits enfants dans lequel ils doivent trouver la bonne forme à mettre dans le bon trou. Un jeu pour les happy few qui avec passion regardent comment l’artiste a relevé le défi qu’il s’est lui-même donné. Un jeu oulipien fondé sur la créativité des contraintes.


Éric Lacan : l’art et la mort.

Il est passionnant de voir les œuvres, dans la rue ou accrochées aux cimaises des galeries, il est tout aussi passionnant de revoir les œuvres d’un artiste et de relire ce que j’ai écrit les concernant voilà plus de quatre ans[1].

L’occasion de ce retour pour inventaire est l’exposition à la galerie Openspace, « Brûlures, à prendre au 3ème degré » d’Éric Lacan. Il y présente une trentaine de toiles qui s’inscrivent dans le droit fil de la fresque qu’il avait peinte sur le Mur12 en octobre 2017. Somme toute, des matériaux relativement semblables qui autorisent la comparaison.

La lecture de l’œuvre de Lacan peut se faire à plusieurs niveaux. Je n’ignore pas que la lecture d’une œuvre, en ce sens, l’essai de sa compréhension, dépend d’un grand nombre de facteurs infiniment personnels comme notre culture artistique, nos expériences personnelles, nos imaginaires etc. Mais cette diversité des lectures s’articule autour de quelques champs, en excluant d’autres. Sauf à prétendre que les œuvres ont autant de significations que de « regardeurs ». Ce que je ne crois pas.


[1] https://entreleslignesentrelesmots.blog/2017/11/05/esthetique-gothique-eric-lacan-le-mur-12-octobre-2017/

Je vois dans l’œuvre d’Éric Lacan deux niveaux d’interprétation. Le premier niveau est représenté par mon article de 2017. Pour faire court, je considérais que l’œuvre analysée était représentative d’une « esthétique baroque ». Cette lecture se fondait sur un certain nombre de remarques, toutes convergeant vers un même point de vue. Tout d’abord, la récurrence des représentations ayant trait au vocabulaire classique de la mort : le squelette et les os, la putréfaction de la chair, les corbeaux, les fleurs fanées symboles du temps qui passe, les rats. La palette était dominée par le noir. Le noir qui dessine les contours, les grands aplats, le noir des fleurs. Un noir profond qui s’opposait au blanc et aux ocres du fond. Les papiers découpés et juxtaposés, les dessins et la mise en couleurs évoquant une trichromie noir-blanc-ocre. L’ocre de la terre, le blanc délavé des os, le noir du désespoir. Je voyais dans cette fresque une déclinaison moderne des memento mori antiques et des vanités.

Ma thèse était, je le crains, une facilité. Elle ne prenait en compte que les « éléments de surface », écartant un peu trop facilement ceux qui ne rentraient pas dans le cadre explicatif.

Venons-en aux œuvres exposées par Lacan actuellement à la galerie Openspace.

 Les œuvres exposées sont essentiellement des portraits de femmes. Des femmes jeunes et jolies. Leurs portraits ne sont pas des portraits en pied de personnes intégrées à des situations mais des portraits focalisés sur les traits du visage et le haut du buste. Ils sont mis en valeur par tout un appareil décoratif : des oiseaux (dont certes des corbeaux, mais également des passereaux), des branches, des tiges, des écureuils, une tête de chien, un squelette de perroquet, moult tissus précieux. Si nous retrouvons des attributs de la mort (corbeau, la couleur noire, les squelettes), l’appareil décoratif ne s’y cantonne pas. On a le sentiment que les tissus ont été choisis par l’artiste parce que rayés. Ils s’opposent graphiquement à la représentation de la peau et du décor. Sentiment renforcé par l’élégance de l’enchevêtrement des branches, de longues tiges végétales, des fleurs superbes. Eléments choisis pour leur rupture avec les courbes du portrait. Les crânes évoquent à la fois bien sûr le thème de la mort mais ils sont utilisés dans les toiles de Lacan aussi comme des éléments décoratifs. Dans le même ordre d’idée, les grands aplats blancs dynamiques constituant une partie du fond perdent leur valeur symbolique pour créer une délicate harmonie ocre rouge/ blanc/noir.

Si on y regarde de plus près alors que nous devrions dans une vanité trouver une opposition entre le noir et l’argent, nous trouvons des fonds couleur du cuivre, des rehauts d’or, des cramoisis etc. En fait, la palette joue de la subtilité chromatique, de l’harmonie des couleurs, des oppositions fortes parfois, plus savantes souvent.

En résumé, un appareil décoratif qui emprunte aux codes des vanités mais qui le dépasse dans un souci esthétique. Le soin extrême apporté à l’exécution, la richesse et l’importance spatiale de l’appareil décoratif, la sophistication de l’ensemble, apparentent davantage le travail de Lacan au maniérisme.

Pour conforter cette approche, rappelons que la vanité est un type de représentation très codée. Tous les objets peints sont des symboles. La mort est symbolisée par le crâne, le squelette et les fleurs de narcisse et de jacinthe. La fuite du temps par le chronomètre, la montre, la clepsydre, la bougie consumée, le sablier, la lampe à huile. La fragilité de la vie par des bulles de savon, des boules de verre, des miroirs, des fleurs fanées, de la fumée. La vanité des biens et de ce monde par des étoffes précieuses, des coquillages, des bijoux, des pièces d’orfèvrerie, des tulipes. La vérité de la résurrection et de la vie éternelle par l’épi de blé ou la couronne de laurier. La religion par le vin, le pain et le raisin. Les cinq sens qui dans le trépas disparaitront.

On voit que les vanités sont des œuvres de piété dont les commanditaires partageaient la même culture et connaissaient par conséquent les codes de lecture. Elles se substituaient à cet esclave qui accompagnait le dictateur romain lors de son triomphe pour lui rappeler qu’il n’était qu’un homme. Elles signifiaient au chrétien qu’il devait par ses œuvres mériter le salut de son âme.

Alors si les tableaux de Lacan ne sont pas des vanités, que sont-ils ?

Les œuvres d’Éric Lacan empruntent aux vanités non pas l’ensemble de leurs éléments constitutifs mais seulement quelques-uns. Leur signification n’est pas celle des vanités. Les attributs de la mort (crânes, squelettes, corbeaux etc.) s’opposent à la beauté des visages des femmes. La beauté n’est qu’un moment de la vie du corps et, déjà dans ce corps, on peut lire l’inéluctable mort. Littéralement, la mort est en filigrane. Si le message est dans la fuite du temps et l’imminence de la mort, l’œuvre n’est pas une apologétique chrétienne. Un message renouvelé certes mais vieux comme les anciens cultes.

Les toiles de « Brûlures » déclinent le même message mais l’artiste y apporte distance et l’humour. Je fais référence à ce bel écureuil perché sur un crâne qui nous regarde. Impertinent, ignorant qu’il foule un objet sacré, il nous provoque. Il tient dans sa patte un crâne trop petit pour être vrai. Autre référence à ces portraits de femmes qui mettent entre parenthèse la thématique macabre pour célébrer la beauté.

En conclusion, je suis amené non pas à renier l’article que j’ai écrit en 2017 mais à le compléter par la mise en évidence d’un second niveau de lecture.

Je pense que Lacan joue avec les codes des vanités en gardant une partie de leur signification mais l’objet de son travail est la peinture. Quel plaisir de voir la succession des plans colorés, la splendide harmonie entre le sujet (le portrait de femme) et la magnificence du décor, la rutilance du cuivre et de l’or, la profondeur des noirs et des gris, l’harmonie entre les aplats dynamiques ivoire et la composition très structurée des toiles, la beauté des fleurs aux couleurs passées comme le temps.