Jean Rooble : Clair-obscur.

Voilà belle lurette (voire même un peu plus) que je m’interroge sur les rapports entre les mots et les images et aussi celui des titres avec les œuvres. La performance de Jean Rooble le 4, 5 et 6 juin 2021 est au sens littéral une illustration de la relation entre les mots et l’image.

La performance c’est-à-dire la peinture en public d’une œuvre, donne parfois des clés de compréhension d’une œuvre. Le process, la succession chronologique des séquences d’exécution, met en évidence des choix de l’artiste, choix qui sont autant de signes essentiels à la construction de la signification. En ce sens, faute de pouvoir être le témoin dans la durée de la peinture d’une fresque, les time-lapse qui sont des représentations du process sont de précieux outils d’analyse des œuvres.

Ce qui est vrai le plus souvent est, en l’occurrence l’œuvre de Rooble, matière à réflexion. L’artiste, classiquement dirais-je, a commencé par le sujet. Par sa surface et sa position centrale le sujet est un portrait d’un homme dont le visage est éclairé par une lumière vive. Plus précisément, un homme jeune portant casquette cache de sa main droite une source lumineuse. La main située au premier plan est incomplète, nous n’en voyons que trois doigts, et elle est floue. Le point a été fait, comme disent les photographes, sur le visage. Le regardeur devine plus qu’il ne voit la visière d’une casquette et les contours flous également des épaules.

La documentation nous apprend que le visage qu’on voit est celui de l’artiste et qu’il a reproduit une de ses photographies. Le sujet est donc un autoportrait. La photographie est un autoportrait du photographe et l’œuvre est une représentation en peinture de la photographie. D’ailleurs, le flou de la main et du haut des épaules est la reproduction fidèle du flou conséquence de la faible profondeur de champ.

On apprend, par ailleurs, que Jean Rooble, passionné par le clair-obscur des peintres classiques, a remplacé l’antique bougie par des écrans. Compte tenu des proportions, on peut faire l’hypothèse que l’écran d’où émane la lumière est un téléphone portable, un smart phone, un portable, comme vous voudrez. L’écran du portable n’est pas regardé par le sujet. Le sujet regarde l’objectif de l’appareil photo et, par la magie de l’art, les regardeurs qui le regardent. L’écran est utilisé comme une source de lumière, un peu comme la lumière du flash de nos téléphones que nous utilisons comme une lampe de poche. Résumons : L’artiste en utilisant le retardateur de son appareil photo a posé s’éclairant le visage à l’aide de son téléphone pour faire un cliché en clair-obscur. Rappelons que le clair-obscur est une technique artistique pour accentuer les contrastes. Utilisé dès l’antiquité, il eut des fortunes diverses et de grands maîtres. La photographie utilise l’opposition forte entre ombre et lumière à des fins esthétiques de manière courante. Le motif est décliné également en littérature sous la forme de l’oxymore.

Dans de nombreuses sources, Jean Rooble insiste sur deux aspects de son travail : il peint ses photographies, il peint de manière hyperréaliste avec des bombes aérosols.

Le choix de prendre comme modèles les photos qu’il prend lui-même se comprend comme un besoin d’une nécessaire liberté. Le besoin de préciser que ses tableaux ne sont pas des photographies et qu’il peint avec des bombes correspond au désir de mettre en avant la performance technique. Il peint de manière hyperréaliste des portraits avec des bombes, ce qui est effectivement plus difficile à réaliser qu’avec des pinceaux. Il est vrai que ses œuvres sont confondantes de réalisme. Le process de son œuvre sur le mur Oberkampf montre le soin qu’il apporte à la représentation des yeux alors que la main qui masque la lumière de l’écran reste floue. L’artiste sait par expérience que les yeux du regardeur dans son appréhension de l’œuvre « chercheront » les yeux peints.[1] La précision de la reproduction est centrale dans l’illusion. Nous voyons des yeux qui nous regardent. La découverte des autres espaces de l’œuvre se fait dans un autre temps, différé du premier.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/les-yeux-dans-les-yeux

Soit, Jean Rooble recherche l’illusion de la vie par une représentation précise et fidèle de son modèle, un modèle qu’il maîtrise d’autant mieux qu’il en est le créateur.

Le sujet traité de manière hyperréaliste crée un malaise, celui du regardeur regardé. Mais, l’œuvre ne se réduit pas à son sujet. Dans un second temps, l’artiste a ajouté une courte phrase en anglais « Anger is a gift », la colère est un cadeau. L’ajout du lettrage change l’élaboration de la signification de l’œuvre. Ainsi, il faudrait voir dans le regard du peintre des signes typiques de la colère et dans la colère un contenu social et politique. Il n’est guère besoin de préciser que l’inscription du message dans le contexte actuel est aisée. Je vous laisse, lecteur, dresser l’inventaire exhaustif des motifs de colère.

J’avoue ne pas voir dans les yeux de l’artiste de la colère. Mauvaise vue de ma part ? Assurément ! A priori sur ce que sont les signes physiques de la colère ? Certainement ! A contrario, je vois dans les yeux de l’artiste beaucoup de calme et de maîtrise de soi. Pour vous dire le fond de ma pensée, je pense que l’œuvre est un « collage », un montage entre une photographie et une phrase. Un copier/coller en quelque sorte. D’ailleurs le sujet ressemble à d’autres œuvres peintes par Jean Rooble, des fresques « dans la rue » et des œuvres peintes à l’atelier. Nous y retrouvons des portraits hyperréalistes montrant des visages éclairés par des écrans. Ces portraits sont autant de déclinaisons du thème du clair-obscur.

La courte phrase qui signe l’œuvre est éminemment politique. Du mouvement des Gilets jaunes, aux nombreuses manifestations contre les réformes du gouvernement (droit du travail, retraites etc.), le terme s’est imposé avec force dans l’espace public. Il fait écho à l’« ardeur » des personnages de l’Iliade, l’ardeur étant pour Homère une des principales vertus guerrières, quelque peu synonyme de « courage ». Nous retrouvons ici l’idée que la colère est ce qui va mobiliser les ressources d’un individu pour passer à l’action. Il suffirait d’ajouter qu’elle est un cadeau des dieux pour compléter le parallèle avec le texte du poète antique.

La phrase qui prend graphiquement une grande importance (elle traverse la fresque, son lettrage est celui d’un graffeur, le recours aux majuscules pour colère et cadeau est une mise en relief et d’insistance, le contraste entre l’or des lettres et le noir du fond) réduit la polysémie à un point tel qu’elle impose une lecture et une seule. Il « faut » voir un regard qui traduit la colère et qui est une menace pour les responsables de cette colère. L’œuvre qui est une performance plastique exceptionnelle devient une œuvre militante, dans l’air du temps.

Il serait injuste de réduire l’œuvre de Jean Rooble à une reproduction du clair-obscur. De nombreuses œuvres hyperréalistes illustrent la variété de ses sujets. Le clair-obscur est un des thèmes abordés par l’artiste et il est vrai que sa maîtrise technique y fait merveille. Nous lui devons un très salutaire retour sur une technique qui a marqué profondément l’histoire de la peinture occidentale. Les bougies, les feux, les flambeaux, sont remplacés par des écrans dont l’intérêt n’est pas ce qu’ils montrent mais la lumière qu’ils émettent. La photographie est l’auxiliaire du peintre ; elle garde la trace de la mise en scène. De la mise en lumière.

Au fond, le sujet véritable est la lumière. Non pas la lumière des astres, mais celle, artificielle, de nos écrans. Comment ne pas y voir la poursuite d’une volonté des peintres de restituer l’immatérialité de la lumière. Peindre un rayonnement, rendre compte des ondes renvoyées par les objets, un défi qui est sans cesse renouvelé par les peintres et les photographes.


Onie Jackson : Liberté cubiste.

Le samedi 21 novembre 2020 l’association LE M.U.R. a invité l’artiste Onie Jackson pour une performance live. De prime abord, l’œuvre surprend. Son décor évoque un paysage quelque peu lunaire composé au premier plan de trois portions de sphère, grises et noire, d’un horizon gris anthracite monochrome, d’un ciel d’un bleu vif qui participe à la mise en valeur du sujet principal. Quelques hautes feuilles végétales, une coupe de fruits et une tête d’oiseau accentuent l’aspect surprenant de l’œuvre. Sur ce fond épuré surgit une femme puissante portant dans sa main droite un oiseau noir qui fait pendant à l’oiseau gris et de la main gauche la tête de Méduse. La Gorgone a gardé des traits de sa représentation antique, un visage vu de face ayant comme chevelure des serpents, et des traits hérités de la période classique, un visage de femme. La femme aux membres disproportionnés semble assise, un lion a ses pieds ayant rompu ses chaînes. Elle a la poitrine nue, le bas du corps ceint d’une ample étoffe. La femme, la tête de Méduse, le lion, les deux oiseaux, la coupe de fruits et les feuilles sont peints en noir et gris. Bien que le trait domine, le relief des diverses représentations est figuré par des ombres. Les sujets ombrés, en volume, s’opposent au décor qui bien qu’ayant un point de fuite apparait comme une toile de fond. Sans aucune ambiguïté, le style est cubiste et se présente comme une œuvre à la manière de Picasso. Nous reviendrons plus avant, sur cet héritage.

A la surprise de la découverte de l’œuvre s’ajoute celle de son titre : « La liberté guidant le peuple ». Jackson titre sa fresque cubiste comme Delacroix son célèbre tableau. Rappelons pour mémoire que le tableau de Delacroix, peint en 1830, célèbre les Trois Glorieuses. Delacroix présenta son tableau au Salon de 1831 sous un autre titre : « Scènes de barricades ». Or, le seul point commun entre les deux œuvres est la représentation d’une femme à la poitrine découverte. La scène peinte par Jackson n’est pas une scène d’émeute où une femme, allégorie de la liberté, montre le chemin de la révolte au peuple de Paris, offrant son corps en partie dénudé aux balles des soldats.

Dans une vidéo réalisée par l’association LE M.U.R. l’artiste donne le sens de son œuvre. Peinte pendant le deuxième confinement, l’artiste fait référence à la sidération des Français confrontés aux contraintes sanitaires qui ont limité les libertés individuelles et collectives. Les citoyens, d’après Jackson, sont restés figés comme s’ils regardaient la tête de Méduse, acceptant sans broncher des chaînes. Comme le lion, son œuvre doit participer à la prise de conscience de l’état de nos libertés et briser les chaînes qui nous entravent. Le message est politique : le peuple doit reconquérir ses libertés perdues.

Le tableau de Delacroix est, aujourd’hui, une icône. Comment est-on passé d’une scène d’émeute parisienne datée précisément à une image quasi symbolique du combat pour la liberté ? Il me semble que c’est parce que le tableau a perdu son contexte historique et politique. Décontextualisée, la scène de genre est devenue une allégorie. Il en est de même pour l’œuvre de Jackson. La femme ne brandit plus le drapeau tricolore (par opposition au drapeau national qui de 1815 à 1830 était blanc, les couleurs de la monarchie. C’est Louis Philippe qui après la Révolution de juillet (les Trois Glorieuses) a rétabli le drapeau tricolore par ordonnance du 1er août 1830, et devint Louis-Philippe Ier roi des Français.) Ni le bonnet phrygien. Ces symboles patriotiques ont été remplacés par un « oiseau de malheur » et le symbole de la privation de nos libertés. Le lion, à mon sens, symbolise le peuple qui est associé à la liberté et qui rompt les chaînes de la servitude.

Quant à la forme de cette fresque inscrite dans une actualité qui lui donne sens, elle est empruntée à Picasso. On reconnait le visage de Jacqueline qui fut la dernière égérie de Picasso et tout dans le traitement de l’œuvre renvoie au cubisme. Je suis enclin à y voir un clin d’œil de l’artiste au Guernica du maître. Un clin d’œil mais pas davantage. Ce n’est ni un pastiche, ni une copie. Guernica a dénoncé le carnage des civils par l’aviation allemande dont l’objectif était de soutenir les Républicains espagnols. « La Liberté » de Jackson est une invitation à la révolte au nom des valeurs qui fondent notre république. Le parallèle est saisissant et renforce la portée du message.

« La liberté » d’Onie Jackson est un message crypté destiné à ceux qui possèdent suffisamment les référents de l’histoire de l’art pour comprendre. Il « emprunte » à Delacroix la figure de la liberté, femme puissante et courageuse qui ouvre la voie et à Picasso la forme, réminiscence de la toile iconique du maître du cubisme.