Rouge Hartley : alerte incendie !

La fresque est de grande dimension. Elle est composée de deux parties distinctes. La première, celle qui occupe les ¾ de l’espace du mur représente un jeune et bel enfant représenté de ¾ arrière jouant dans sa chambre sagement. Il est assis sur son lit, le dos calé par des coussins, tenant dans sa main gauche une étoffe. Les housses des coussins sont faites de textiles divers. Des imprimés, des tissus brillants, rouges, bleus, mordorés. Un tas de coussins s’empilant pour bien caler le dos de l’enfant qui joue. Le blanc des draps s’oppose aux couleurs chaudes des coussins. Le drapé du drap se mêle aux drapés des étoffes. Les oreillers et les coussins sont disposés en plusieurs plans donnant sa profondeur à la scène. Un premier plan constitué par le drap et les coussins imprimés s’oppose au second plan des grands coussins mordorés, rouges et bleu. La scène est une plongée basse situant l’acteur principal de la situation dans un point fort. Au vêtement grenat de l’enfant répond le rouge intense du coussin qui soutient son dos. La posture de l’enfant, la peinture du lieu, rendent compte d’une scène somme toute ordinaire de la vie quotidienne d’un enfant d’une famille de la classe moyenne supérieure. Une lumière éclaire la scène, une lumière blanche dont on ne connait pas la source. Un garçon avec des kaplas a construit une maison. Elle est haute et la pente du toit est forte. Elle est inachevée, restent trois kaplas à placer sur un des deux toits « pointus ». Le regard de l’enfant est attiré par une autre scène hors champ.

Le regard de jeune garçon guide celui du « regardeur ». Dans la diagonale de la composition est peinte une scène d’incendie : une maison en feu. Reste de la maison quelques poutres de la charpente. Le feu dévastateur est représenté par des flammes d’un jaune saturé, un brasier rougeoyant, des fumées noires.

 Résumons cette première approche descriptive. Une fresque composée avec grand soin et inventivité, proposant une plongée basse d’une scène qui interroge le « regardeur » : un jeune garçon ayant presque terminé de construire une maison avec des Kaplas voit « sa » maison bruler « en vrai ».

La « vision » de l’enfant représente moins d’un quart de la surface de la fresque pourtant ses couleurs violentes renforcées par un contraste rouge/bleu des fumées, guidée par le regard du jeune garçon, non seulement attire le regard mais questionne le « regardeur ».

Cette fresque remarquable d’un point de vue formel a été peinte par Rouge Hartley à l’occasion de l’Urban Art Fair de Paris qui s’est déroulé du 10 au 13 juin 2021 à Paris.

Le sens de l’œuvre est construit par le « regardeur » qui est bien incapable de dire « ce que le peintre a voulu dire ». Et cela pour plusieurs raisons : d’abord le peintre ne dit rien, il crée des images, et, de plus, il est possible voire probable que son « message » lui échappe. Reste à poser quelques hypothèses de signification, hypothèses fondées sur une lecture de l’œuvre et une recherche documentaire des sources.

La composition de Rouge Hartley est un collage de deux images : une image d’une scène banale et une scène d’incendie. Le « montage » des deux images est d’une grande violence. Le medium entre les deux scènes est le regard de l’enfant. Le point commun est la maison en bois au toit pointu. Un garçonnet dans la douce intimité de sa chambre construit une maison de bois et « voit » sa maison dévastée par le feu dans un futur proche.

Le jeune enfant est notre avenir et son avenir à lui est la destruction de sa création. D’où nous sommes, de notre présent, nous voyons se dessiner le destin de notre monde. Un monde que nous savons condamné si nous restons l’arme au pied.

Rouge a peint une fresque militante sinon politique. Elle nous donne à voir ce qui attend ce que nous avons de plus chers, nos enfants : une planète dévastée réduite en cendres.

 Son œuvre s’inscrit dans un mouvement mondial de mobilisation pour lutter contre la pollution, le réchauffement climatique, pour préserver la biodiversité. Rouge Hartley apporte sa pierre à l’édifice, une image qui conjugue présent et futur, intimité et extrême violence. Une scène qui frappe notre imagination et témoigne, une fois de plus, du grand talent de l’artiste.


Shaka : Déconstruire la forme, reconstruire la forme.

La distinction entre les mots « artisan » et « artiste » est récente. A peine plus de sept siècles. Deux mots de notre langage pour désigner deux concepts différents, cela nous semble relever de l’évidence. Pourtant appliquée à des domaines particuliers la distinction interroge.

Prenons l’exemple du street art (comme par hasard !). Tentons d’y voir clair ! Il est vrai que nombre de street artistes font ce que font des entreprises de décoration extérieure qui peignent des « murs » ou des trompes l’œil, voire de somptueux panoramiques dans des appartements et des villas de grand luxe. Ce n’est donc pas l’œuvre achevée qui permet de distinguer l’artisan de l’artiste. Je propose la définition suivante de l’artiste : l’artiste est un créateur. Un créateur de formes et/ou d’harmonies colorées. Il invente ce qui n’a, avant lui, jamais existé.

Quelques exemples, d’après moi, vérifient cet essai de définition. Si une entreprise de décoration extérieure peint une superbe fresque en 3 D sur un mur, ce ne sont pas les peintres, ceux qui tiennent le rouleau et le pinceau, qui sont les créateurs. C’est le créateur du projet artistique, celui qui a dessiné les croquis qui ont servi de modèles aux peintres. Dit autrement, c’est lui l’artiste.

Cet exemple rejoint l’histoire de la peinture. Les grands peintres de la Renaissance travaillaient dans des ateliers avec des apprentis qui fabriquaient les couleurs et des « petites mains ». En fonction de leur expérience et de leurs talents, des apprentis se spécialisaient dans la peinture des tissus, d’autres dans les éléments de décor, d’autres encore dans les paysages. Le maître élaborait les croquis préparatoires et se « réservait » le visage et les mains dont la représentation était la « signature » du maître. Cette division du travail, ancêtre du taylorisme appliqué à l’industrie, a atteint à mon sens son apogée avec la baroque flamand.  Les maîtres (je pense à Rubens, Van Dyck etc.) recrutaient les peintres de leur pays les plus doués pour peindre, qui les dentelles, qui les fleurs, qui les velours, qui les paysages etc. Personne n’oserait attribuer une toile de Rubens à la somme des peintres de son atelier ayant participé à la réalisation du tableau.

Bref, ces considérations valent également pour les street artistes. Il y a des artisans et des artistes. Curieusement, comme un retour aux ateliers d’antan, les muralistes d’aujourd’hui sont en fait des équipes dont les membres sont spécialisés. Les « murals » sont attribués à l’artiste créateur du projet et inventeur des formes. Incontestablement, Marchal Shaka est un artiste. La découverte de son travail a été une belle rencontre[1]. Une rencontre avec des œuvres qui surprennent.

Surprise tout d’abord dans le « process » mis en œuvre. On a le sentiment que l’artiste dans un premier temps décompose une représentation d’une réalité en volume en longs rubans ayant une épaisseur et, dans un deuxième temps, reconstruit le sujet à l’aide de multiples rubans qui s’enchevêtrent suggérant la profondeur et le relief. Un process fondé sur une déconstruction et une reconstruction.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/marchal-mithouard-aka-shaka-l%E2%80%99angoisse-du-vide

Les « rubans » et leur entrelacs subtil composent des portraits, des personnages en pied, des scènes. Trait typique de l’art de Shaka, il ne peint que des personnages. Parfois des visages exprimant des émotions, des personnages symboliques comme Marianne, des scènes mettant en relation plusieurs personnages. De manière symptomatique, Shaka ne représente pas les « éléments de décor ». Ses personnages sont dessinés ou peints dans l’espace du plan. Ils revendiquent le statut de création de l’esprit. Ils n’imitent pas les acteurs d’une scène naturaliste. Ce sont des dessins, des fresques, des « murals », objets-en-soi et non des imitations de la nature et des conventions de représentations qui y sont attachées. Pas de pluralité des plans dans le travail de Shaka, pas de paysage, pas d’environnement. Car ces personnages sont pures créations qui ne singent pas la nature ou si peu. Bien sûr, nous reconnaissons les traits d’un visage. Ou plutôt, nous recombinons les « rubans » pour, à notre tour, recréer la création. En ce sens, l’œuvre de Shaka est une œuvre radicale.

Dans mon précédent article, une certaine naïveté m’a amené à voir dans les décompositions des formes de Shaka une manière de rendre compte du mouvement. Ce sont les formes courbes qui m’ont trompé. Il est vrai que les « rubans » courbes sont des formes très dynamiques qui semblent traduire le mouvement des personnages. C’est parfois juste. Mais seulement parfois. En fait, la courbure des rubans marque les contours qui sont eux courbes et les lignes d’un corps sont toutes courbes et on sait que la ligne droite n’existe pas dans la nature. Notre monde est courbe.

Comment s’étonner que l’œuvre peinte de Shaka s’enrichisse de la sculpture. Ces œuvres peintes qui recréent si bien le volume sont en quelque sorte les croquis préliminaires des sculptures.

Comment s’étonner d’une œuvre qui intègre l’abstraction ? Toute l’œuvre de Shaka est abstraite et elle n’a aucun point commun avec le naturalisme.

Shaka sur la scène street art française est une exception et son œuvre échappe à toute catégorisation. Elle ne doit rien au graffiti, pas grand ’chose à la peinture de chevalet. Elle est bien davantage apparentée à la sculpture y compris l’œuvre graphique.  Le raffinement, la sophistication des œuvres crée un rare plaisir au regardeur dont le regard se perd dans les circonvolutions des rubans dont l’entrelacs crée l’illusion du volume. Notre regard suit le chemin tracé par les rubans et s’égare. C’est le parcours de notre regard qui donne à l’œuvre une seconde naissance. En cela, le travail de Shaka a plus à voir avec un art contemporain cinétique et conceptuel.