Éric Lacan : La belle mort.

Août 2022, au 84 rue Amelot à Paris, Éric Lacan fait le mur. Un mur qui nous séduit et nous questionne tout à la fois. Un superbe collage noir, gris et blanc sur fond jaune. Une composition « classique » : les portraits des trois femmes s’inscrivent dans un triangle. Un premier plan composé de végétaux et de crânes encadre les trois portraits. Une végétation stylisée coupe les bustes des trois jeunes femmes. Cinq « skulls », des fleurs et des branches dominent les portraits des trois jeunes femmes. L’ensemble décoratif qui s’inscrit dans deux rectangles, l’un en haut, l’autre en bas de la composition, couvre une grande surface, une surface sensiblement équivalente à celle consacrée aux portraits. A l’évidence, l’artiste a pris en compte l’espace dédié à son collage et a apporté beaucoup de soin au dessin et à la composition de l’œuvre.

Notre questionnement porte sur deux points : comment rendre compte des représentations de la mort (le visage en décomposition de la femme de droite et les crânes) en lien avec deux visages symbolisant la beauté (les portraits des femmes du centre et de gauche) ? Quelle signification générale donner à la fresque ?

Examinons ce que d’aucuns appelleraient le « décor ».

Il est peint en noir et gris et les différents éléments végétaux sont pour la plupart stylisés. Ils sont d’une extrême élégance. Fleurs, feuilles et branches entrent dans une composition avec des fragments de crânes humains. Cinq crânes disposés en triangle dans ce que je nommerais le « décor de têtes » forment un dais et « chapeautent » les trois personnages. Le décor de tête qui mêle beauté des végétaux et symboles de la mort porte en partie la signification de l’œuvre.

Cela me renvoie aux pompes funèbres. J’entends par là non pas l’organisation des obsèques mais littéralement le décorum apporté aux obsèques. Il est patent que ce décorum a, de nos jours, presque disparu dans nos sociétés laïcisées. Restent quelques survivances : un rituel laïc, la pompe des croque-morts et du véhicule funéraire, les habits de deuil. Ce qui reste d’une pompe baroque qui affirmait le statut social de la famille du défunt et, ostensiblement, étalait les marques du luxe. Un ordonnancement des obsèques qui s’est imposé jusqu’au milieu du 20ème siècle et dont j’ai été le témoin (les draps de deuil, les couronnes de fleurs, la porte du domicile du défunt encadrée de draps noirs et surmontée des initiales, le cortège, le corbillard, la messe etc.)

 Soulignons la magnificence des accessoires ; les draps noirs brodés d’argent, le capitonnage de la bière, les plumets qui surmontaient le corbillard. Au faste des obsèques, il convient d’ajouter l’importance qu’avait la tombe. Tombes, caveaux et chapelles qui constituent de nos jours de brillantes illustrations de l’art funéraire. Architectures de granit, de marbre, de porphyre qui devaient défier le temps.

En somme, on offrait symboliquement au défunt ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher pour honorer sa mémoire.

La décoration des ouvrages d’art funéraire a abondamment utilisé la symbolique attachée à la mort : les crânes, les os et les images des défunts (sculptures et médaillons de bronze encastrées dans la tombe, portraits photographiques dès la fin du 19ème siècle etc.)

Inversement dirais-je, la végétation dans les cimetières et dans l’art funéraire symbolise la vie. D’où les sempervirents bordant les tombes.

Ainsi dans le décor de têtes Éric Lacan « récupère » une symbolique chrétienne en l’actualisant et en en changeant le registre. Elle passe de la pompe du deuil et de l’art funéraire à la peinture sans perdre son sens premier.

Quant aux personnages, ils sont, dirons-nous, deux + un. Deux portraits de jeunes femmes de trois-quarts regardant le regardeur et un cadavre de jeune femme en décomposition. Bizarrement, les trois personnages n’ont apparemment pas de liens. Ils ne se regardent pas et ne se touchent pas. La femme du milieu est en-avant par rapport aux deux autres. Les axes de leurs épaules sont différents. Elles ne forment ni un trio ni un groupe.

Tenté de voir dans ces trois femmes un décalque des Trois-grâces, j’ai finalement renoncé à considérer que la fresque en était une resucée. En effet, les Grâces forment un groupe, elles se regardent et le plus souvent, dansent.

De la même manière, j’ai écarté l’hypothèse classique des trois âges de la vie : jeunesse, maturité, vieillesse.

D’une certaine manière, la fresque d’Éric Lacan est une vanité. La camarde détruira votre corps et sa beauté, préparez-vous à mourir, préparez par la prière et les œuvres votre salut et votre vie éternelle. On préférera sa version laïque : avant la destruction fatale de votre corps, jouissez de la vie. Somme toute une variation sur le mode du carpe diem.

L’interprétation que je mets en avant est bien davantage une méditation grave sur la beauté et la mort. La beauté est dans l’art que les artistes ont apporté à tout ce qui entoure la mort (la pompe des funérailles, l’art funéraire, les dons faits aux défunts-couronnes et gerbes de fleurs-). La mort, elle, et c’est le visage de droite qui porte ce message, est laide voire horrible (au sens littéral, provoquant l’horreur). Imaginer les différentes étapes de la décomposition d’un corps est insupportable.

Alors que semblent s’opposer radicalement la beauté et la mort, l’artiste fait la démonstration par l’exemple qu’on peut trouver de la beauté dans les attributs de la mort. Symboliquement, en sous-texte, Lacan avance l’idée « scandaleuse » au demeurant, que l’artiste crée un spectacle de la mort et que ce spectacle est beau. Une beauté vénéneuse certes, une vérité longtemps refoulée, nous recourons à l’Art pour mieux accepter la face hideuse de la camarde.


Mystic painting

Un copain d’un ami d’une connaissance m’a récemment contacté pour me demander de recevoir un ami (pas celui-là, l’autre !). Son histoire racontée au téléphone m’a intéressé. Survivant de la guerre civile du Liban, membre de la communauté arménienne, orthodoxe fervent et champion de M.M.A (mixed martial arts) et tombé dans le pot de peinture voilà de cela 9 mois et depuis peignant convulsivement toile après toile, ce jeune homme et sa passion pour la peinture est un chemin de traverse qui apporte un peu de variété aux thèmes que j’aborde habituellement dans mes billets.

Venons-en à l’essentiel de notre rencontre. Les premiers mots de Sevak ont été pour me faire remarquer une série de correspondances. Correspondance entre la date et l’anniversaire de son fils, correspondance entre le numéro de la ligne de métro qu’il venait d’emprunter et un autre événement familial et d’autres correspondances qui relevaient de la numérologie. Sevak voyait dans ces relations un signe favorable du destin. N’ayant en matière d’occultisme et autres croyances que de superficielles connaissances, je me gardai bien de le contredire.

Après avoir vu des photographies de quelques-unes de ses toiles, j’avais décidé d’axer notre entretien sur une approche religieuse. Sevak évoqua la religion de sa famille, la religion orthodoxe. Il me parla des images qui marquèrent sa prime enfance jusqu’à aujourd’hui. L’admiration des fidèles pour les panneaux peints des églises, la vénération des icônes. Il était aisé de comprendre à la fois l’importance des images dans l’imaginaire de Sevak et leur portée mystique.

Sa relation à la peinture éclaire le rôle qu’elle joue dans sa vie. Il m’a raconté que lors du premier anniversaire de la mort de sa mère, il a eu l’impérieux besoin de peindre. C’était en automne et son projet était de représenter des arbres aux feuilles jaunes, mordorées, rouges. Bien davantage une évocation de la lumière que d’une peinture de paysage. Plus qu’un ex-voto, c’était un cadeau d’anniversaire. De son point de vue, c’est sa mère qui a guidé sa main et l’œuvre est un moment de correspondance entre l’esprit de sa mère défunte et le sien.

Ce moment qu’il a vécu avec exaltation reste 9 mois plus tard son viatique pour son projet d’expression artistique.

Ses autres toiles ont une histoire semblable. Il a avec insistance dit et redit qu’avant de peindre il n’avait « dans la tête » pas d’images. En quelque sorte, il ne reproduit pas une image mentale préexistante à l’œuvre. Ce sont des mots qu’il a à l’esprit quand il peint. Une suite de mots, une courte phrase, comme un vers libre. Il affirme et je n’ai guère de raison d’en douter que c’est une fois la toile terminée qu’il saisit sa signification. Car, pour Sevak, toutes ses toiles ont un sens. Un sens révélé par la peinture.

 En quelque sorte, la peinture, en tant que matière, est le médium qui lui fait découvrir un message caché. C’est la raison qui l’amène à rejeter les aspects techniques de la peinture : pas de croquis donc, pas de composition, pas d’aplats de couleurs, pas de recherche d’une harmonie chromatique. Il avoue par ailleurs que l’accès au message reste, pour les autres et pour lui-même, un mystère.

La douleur des deuils familiaux, la souffrance du déracinement et de l’exil, le mysticisme attaché à sa pratique religieuse, son rapport à la pensée magique expliquent pour une large part sa relation à la création.

Sans le théoriser, Sevak réactualise le mythe hugolien de l’artiste médiateur entre les Hommes et la divinité. L’art est un signe envoyé par un dieu présent de toute éternité, un signe qui manifeste son existence et sa volonté.

Merci à Sevak Mouradikian de m’avoir ouvert avec autant de sincérité à une dimension de l’art qui m’est inconnue.


Kazy Usclef : mystère à Oberkampf.

Première quinzaine du mois d’août 2022, le M.U.R. Oberkampf a invité Kazy Usclef. L’artiste nantais a peint une œuvre qui surprend. Sur un fond d’un bleu nuit se détache une lune blafarde. Sur un banc public sont peints deux sujets : un squelette qui croise bras et jambes, et à côté de lui, un feu ardent. En partie cachée par le banc, couchée dans son prolongement, une sphinge. Dans le coin droit, un cône blanc et rouge posé sur le sol.

Pour y voir clair (la nuit est sombre !), simplifions cette équation à plusieurs inconnues ! Evitons de nous interroger sur la nuit, la lune, le banc, le cône rouge et blanc et concentrons-nous sur les éléments principaux : une sphinge, un squelette symbole de la mort et le feu. Avant d’en cerner les relations, il convient de détailler les trois sujets : le squelette est un squelette de fantaisie qui se croise les jambes et les bras dans une situation d’attente. Le squelette est une figure récurrente de l’œuvre de l’artiste et dans tous les cas de figure, il a la valeur symbolique de la mort. La mort peut attendre ! Elle attend avec une évidente patience. Le banc est accessoire ; il permet à l’artiste de situer sa composition sur deux plans : le sol et l’assise du banc. C’est sur le banc, voisin de la mort, que brûle le feu. La sphinge au visage si beau, à la chevelure rousse, aux traits réguliers et aux yeux bleus, paisiblement est couchée.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la sphinge est un « monstre fabuleux (né de Typhon et d’Échidna), à tête et buste de femme, à corps de lion et ailes d’aigle, qui proposait des énigmes aux passants près de Thèbes, et qui dévorait ceux qui ne parvenaient pas à les résoudre. » La sphinge est le pendant féminin, du sphinx. Notre sphinge a certes perdu ses ailes et son corps est davantage celui d’une panthère que d’un lion ! Ses attributs antiques ont été remplacés par le visage d’une femme moderne et alors que son aïeule inspirait la crainte, notre sphinge est placide et sereine, quoique sacrément redoutable.

Quelle histoire nous raconte l’artiste ? Car il s’agit bien de cela. Sa fresque nous raconte une histoire. Une histoire vieille comme le monde. La sphinge moderne fait ce que font toutes les sphinges depuis la nuit des temps, elle propose aux passants que nous sommes des énigmes et si nous n’y répondons pas nous encourrons le châtiment suprême, nous serons réduits d’abord à l’état de squelette, un état de passage, avant la crémation et les flammes de l’enfer.