13 Bis : la petite fabrique de l’étrange.

Que n’ai-je pas encore dit sur l’œuvre de 13 Bis ? J’ai abondamment commenté ses collages, trois articles en témoignent.[1]Il est vrai que j’aime suivre le travail des artistes dans la durée, considérant que l’œuvre est constituée par l’ensemble des productions d’un artiste et que l’histoire de ce long fleuve tranquille me passionne. Les essais, les erreurs, les changements de sujet, les changements de style, les hésitations et les repentirs m’intéressent à plus d’un titre. Sous un apparent désordre se cache l’humain, ce qui fait qu’un homme, qu’une femme, à un moment donné de sa vie s’exprime en créant une œuvre d’art. Comprendre une œuvre, c’est au-delà et en-deçà de ce que l’artiste donne à voir, cerner la complexité d’un univers mental qui produit des images pour communiquer avec autrui.

Pour répondre à ma question liminaire, je dirais qu’il est temps de mettre en évidence la petite fabrique de 13 Bis à fabriquer des images.

[1] http://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/13-bis-la-vague-voir-le-d%C3%A9sir-de-l%E2%80%99autre

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/13-bis-l%E2%80%99ange-du-bizarre

Venons-en tout d’abord à l’aspect matériel de sa création. 13 Bis en quête d’une nouvelle œuvre à produire, recherche des gravures anciennes. Des gravures principalement du 18ème et du 19ème siècle, en noir et blanc. Essentiellement des gravures servant à l’illustration. C’est en feuilletant les livres et en consultant d’autres sources que lentement, au hasard de la découverte des images, se dégage un sujet. La reproduction du sujet servira de base, de fondement, d’architecture, à la création de l’artiste. A la gravure initiale principale, 13 Bis ajoutera des motifs secondaires puisés dans d’autres gravures. Les pièces du puzzle rassemblées forment une image qui est une création originale, c’est-à-dire, une image qui n’a jamais existé auparavant.

Gardons cette distinction entre image principale et motifs secondaires. L’image principale est dans la majorité des occurrences une femme. Une femme jeune, belle, parfois nue, parfois déshabillée. Les hommes quand ils sont présents sont intégrés à des éléments de décor. Il en est de même pour les objets, les animaux, les architectures, les enfants, les fleurs etc. 13 Bis est sensible à la symétrie. Non seulement le sujet est centré par rapport au décor, mais l’artiste joue des inversions de figures par rapport à un axe soit vertical ou horizontal. La figure est parfois doublée voire triplée, pour constituer une suite, parfois inversée.

La figure centrale (au sens où elle porte la signification de l’œuvre) est complétée par des éléments de décor et des figures secondaires. Ce sont ces figures dites secondaires qui apportent de l’insolite, de l’étrange. Leur taille est réduite par rapport à la figure principale et elles s’opposent à la symétrie de la figure principale. Elles sont asymétriques par rapport à l’axe majeur le plus souvent. Certaines figures secondaires sont fréquentes, des yeux, des nuages, des oiseaux, des trous de serrure. Figure centrale et figures secondaires, par leur proximité spatiale, génère la polysémie de l’image.

En juxtaposant des reproductions d’« objets » différents, (je donne à « objet » son sens philosophique : tout ce qui est pensé, perçu ou représenté, en tant que distingué de l’acte par lequel un sujet le pense, perçoit ou représente),  des objets appartenant à des classes différentes, 13 Bis oblige le « regardeur » à imaginer les rapports de sens entre ces différents objets. Le regard balaie l’œuvre en se focalisant sur l’objet ayant la surface la plus importante, objet mis en valeur par la composition. Dans un deuxième temps, il parcourt l’ensemble de la surface de l’image en suivant les points forts. La perception de l’image rapide et inconsciente active l’intelligence du regardeur, intelligence qui cherche un sens à la perception. S’établissent alors des mises en relation des objets perçus. En privilégiant plutôt telle relation entre la figure principale et les motifs secondaires, le regardeur élabore des hypothèses de signification entre signifiant et signifié. En fonction de son expérience et de sa culture, il discriminera les significations pour n’en garder qu’une. La signification que le regardeur aura construite sera tenue par lui comme le sens de l’œuvre.

Une recherche le plus souvent vouée à l’échec. Prenons si vous le voulez bien un exemple. La fresque que 13 Bis a réalisée pour le Mur de Rennes est caractéristique de ce qu’il convient d’appeler l’art de 13 Bis. Une figure centrale représente un portrait de femme. Un visage de ¾ regarde un point de fuite extérieur au cadre. Le visage est centré par rapport au milieu du support. Ont été exclus le haut de la tête et la base du cou. Le décor est d’une grande richesse graphique. Un fond de ciel étoilé et de part et d’autre du visage, un dragon combattant un serpent et sur la partie droite, la coiffure. Des fleurs « inversées » font pendant. Le visage est en partie caché par ce qui ressemble à un loup mais qui est en fait un nuage que traversent les deux yeux. Un bateau vogue sur le nuage. Un pan de tissu encadre le côté droit du visage.

Le visage de la jeune femme est le sujet du collage. C’est un portrait. Le décor est sur deux plans : celui du ciel noir et celui du combat entre le dragon et le serpent et de la coiffure. Le motif fantastique de la lutte du dragon et du serpent qui était symétrique à l’origine a été rompu par des éléments dissymétriques (pièce de tissu, chevelure). La dissymétrie du loup est renforcée par le bateau. Le visage régulier et classique est devenu par l’apport de figures secondaires un mystère.

Associer à cette œuvre une signification est impossible. Certains pourraient y voir une allégorie d’une femme tourmentée et qui rêve. D’autres une figure emblématique de la beauté qui hésite entre la splendeur de la chevelure et du beau drapé et la laideur des monstres. D’autres enfin, une allégorie de la Vérité qui oscille entre le Bien et le Mal.

Tous construiraient une signification globalisante qui tâcheraient de rassembler des éléments disparates. Tous auraient raison. Autant dire que tous auraient tort.

Est-ce que le démiurge serait le seul à connaître le sens de sa création ? Je n’en suis pas certain. Autre façon de dire que je suis sûr du contraire. Bien sûr l’artiste choisit et assemble des fragments d’images pour donner naissance à une seule image ; il y a des interstices dans lesquels son inconscient se niche. Je crois davantage à sa volonté de surprendre, d’étonner, d’interroger, de ravir son public qu’à la fabrication d’une image pensée comme définitive au départ du projet.

Notre intérêt pour les images surréalistes est intimement lié à la beauté intrinsèque de l’image ainsi qu’à sa capacité à stimuler l’imaginaire du regardeur. A ce « ravissement » esthétique s’ajoute le mystère de la création du sens. 13 Bis, le temps passant, confirme son rare talent. Les images créés par l’artiste nous séduisent et nous embarquent dans un délicieux voyage au pays des merveilles.


13 Bis, « La vague ». Voir le désir de l’autre.

Les formes du street art ne cessent de se multiplier à un point tel que le langage doit inventer des mots nouveaux pour les nommer. Les « muralistes » ne sont pas des peintres en bâtiment mais des peintres de « murals » ; les pochoiristes ne sont pas des fabricants de pochoirs mais des artistes qui découpent leurs pochoirs et créent des fresques ; les fresquistes ne sont pas des peintres d’intérieur ; les graffeurs sont des « personnes qui réalisent des graffs » ; les graffiteurs « des personnes qui s’expriment par le graffiti » etc. Et ceux qui collent des « affiches », des collagistes !

Pas simple ! Les « affiches » des collagistes ne sont pas des affiches et les collagistes ne se bornent pas à coller des affiches dans le métro ou ailleurs. Je ne vais pas vous laisser, chers lecteurs, brouter davantage les amers pâturages de l’erreur. Rien de mieux pour y voir clair dans le petit monde des collagistes (qui ne sont pas non plus des affichistes !) que prendre un exemple. Exemple d’une œuvre collée et de son auteur 13 Bis.

La semaine dernière 13 Bis a collé au carrefour des rues des Solitaires et de la rue de La Villette dans le 19e arrondissement de Paris un collage de grandes dimensions titré « La vague ». Attentif au travail de 13 Bis depuis plusieurs années (j’avais écrit un billet sur son collage de l’église St Merry en son temps), j’ai tenu à rencontrer l’artiste et à aller, toute séance tenante, avant que l’œuvre subisse les derniers outrages, ceux du temps et des toyeurs de toutes natures, prendre des photographies, seul moyen de donner aux œuvres de la rue une relative durée.

Le collage est en noir et blanc et se détache de la couleur du mur, un « beau » mur marron, écaillé, vieux, presque lisse…Un rêve de mur pour les collagistes ! Il représente une scène, disons nautique, voire aquatique, ou plutôt maritime. Une superbe femme à la beauté grecque surgit des flots tempétueux devant un marin allongé dans une barque bien frêle dans ces eaux déchaînées.

L’émergence de la femme provoque des embruns qui encadrent son buste. Vêtue d’une robe à l’antique, elle laisse voir son sein. Le marin semble saisi de stupeur et regarde la créature sortie des flots alors que la Belle regarde …ailleurs !

« Celui qui voit » est tout d’abord interpellé par les différences d’échelles entre « la femme sortie des eaux » et le marin et sa barque. Le rapport de taille concourt à donner à la scène un aspect fantastique ou merveilleux, comme on voudra. La facture du collage est singulière ; la barque, la mer démontée, le marin semblent être une reproduction d’une gravure ancienne, à la mode Gustave Doré alors que le buste de femme n’est pas du même « grain » ni de la même densité de gris. Malgré ces différences de tons et de facture, la scène est d’une grande cohérence formelle.

Confronté à l’œuvre deux questions s’imposaient à moi : comment s’est fait ? Quelle est la signification de « La vague » ? Ma rencontre avec 13 Bis a apporté des réponses à la première question. L’artiste, car il s’agit bien de cela, est parti de deux images : la première est une photographie en noir et blanc d’un tableau certainement du 18e siècle représentant une femme « ravie » par un centaure, la seconde image est une reproduction d’une gravure ancienne. Avec des moyens, somme toute, artisanaux (un ordinateur, une imprimante) l’artiste avec la souris détoure les parties qui l’intéressent pour les « coller » informatiquement parlant. Pour certaines œuvres le découpage se fait avec une paire de ciseaux. Des embruns de la gravure ont été « récupérés » par encadrer le buste de la naïade. Embruns et flots cernent la composition.

Quant au sens de l’œuvre, ce n’est pas à l’artiste de l’imposer mais à « celui qui voit » de le construire. Le titre donné par 13 Bis, la vague, met l’accent sur le sujet principal, la femme qui semble surgir des flots. Revenons à cette femme. Le tableau original le montre « ravie », dans le sens de « capturée » par un centaure. Une femme « ravie » pour être « honorée » (sic) par une créature mi-homme, mi-cheval. Genre « enlèvement des Sabines ». L’histoire de la peinture nous donne maints exemples de scènes érotiques plus ou moins bien dissimulées sous des aspects de scènes mythologiques, voire religieuses ou bibliques. Les mœurs du temps dans leur condamnation de tout ce qui relevait de la sexualité ne permettaient pas aux artistes de représenter la nudité comme le fit, au grand dam des bien-pensants, « Le déjeuner sur l’herbe » de Manet. Il fallait pour répondre à la double injonction, montrer la nudité, se conformer à la morale, user de subterfuges dont personne n’était dupe au demeurant. La nudité, des hommes et des femmes et des enfants devait se draper dans les habits sérieux de l’antiquité ou du religieux. Les scènes érotiques étaient « réécrites » pour être conformes aux « bonnes mœurs », éviter la censure, et même le procès ! Les morts de Cléopâtre sont à cet égard instructives. Le nombre de peintres ayant peint la mort de Cléopâtre au 17e siècle par exemple est impressionnant. La pharaonne est peinte nue mollement allongée sur une méridienne et la cambrure de ses reins, les traits de son visage disent tout de sa souffrance ! Mon œil ! Enlevons le petit serpent (quoique !) et nous voyons une œuvre de commande qu’on peut accrocher dans son salon. Tout cela est de l’artifice. Mais un artifice convenu qui ne trompait personne. Ainsi, les scènes pseudos mythologiques représentant les amours terrestres des dieux étaient « décodées » par les contemporains. Bel exemple des jeunes femmes « ravies » par des centaures. Le centaure cache (mal) la bête qui est en l’homme et la femme est ravie d’être enlevée. Un jeu des apparences. Un jeu sur les mots pour « couvrir ce sein que je ne saurais voir », dissimuler le plaisir de la sexualité. Un plaisir coupable.

Or donc, revenons à notre « vague ». Un homme voit dans un déchainement (de passions ?) une femme exposant sa poitrine dans un rictus également codé, elle prend un évident plaisir. Je serais tenté de voir dans « La vague » une allégorie sur le voyeurisme. A chacun ses obsessions !

Le sens est l’affaire, non de l’artiste, mais de « celui qui voit ». Comprenne qui pourra ! A condition qu’il y ait quelque chose à comprendre. Et l’artiste est le plus mal placé pour « expliquer ce qu’il a voulu dire ». Il ne dit rien, il crée des images qui sont investies par nos images, images mentales issues de nos expériences, de notre culture, de nos désirs, surtout les plus refoulés et les plus secrets. L’image créée par l’artiste est un miroir ; elle « parle » plus de nous que de lui. Comme l’ « écran noir de nos nuits blanches ».