Figures du virus.

Pendant les mois d’avril et mai, dans ma thébaïde parisienne, j’avais, dirons-nous, quelque loisir. Attentif aux images des murs du monde, j’eus alors l’idée de compiler toutes les représentations du coronavirus directement responsable de mon confinement. J’avais élaboré un programme de travail et même une hypothèse que je comptais bien valider. Le premier temps était celui du recueil des images et de leur classement ; le second examiner l’incidence des cultures autochtones sur la représentation du virus. La première partie qui tient de la récolte s’est résumée en une série frénétique de clic et de rangements dans des dossiers dûment répertoriés. Quant à la seconde partie, ce fut un fiasco. En ce sens, qu’il était impossible de distinguer les différences culturelles en se fondant exclusivement sur les représentations du virus.

Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Ma recension était incomplète. Les images qui ont circulé sur les réseaux sociaux venaient très majoritairement d’Europe et des Etats-Unis. Sans prétendre être exhaustif, il eut été intéressant d’avoir des images des œuvres peintes ailleurs, en Afrique, en Asie et en Amérique du sud pour le moins.

Les premières fresques représentant le virus ont imposé extrêmement rapidement une image du coronavirus qui s’est répandu sur la Toile comme une…pandémie. Le « modèle » premier a été suivi de déclinaisons et de variantes mais, une fois définie, la forme du virus s’est imposée comme la seule possible.

Revenons au point de départ, à l’origine de l’histoire de la représentation du virus. D’abord a été diffusée dans le monde entier semble-t-il une image numérique du virus. Cette image a été suivie de représentations-sœurs qui reprenaient les traits principaux du « pseudovirus ». Les médias ont popularisé ces images du virus, images souvent confondues avec des photographies scientifiques.

 En quelques semaines, pour les milliards d’habitants de notre bonne vieille Terre, le virus avait une forme et une seule : une sphère entourée de prolongements, comme de petits tentacules. Difficile ensuite pour les street artistes de proposer d’autres formes.

Le fait qu’une seule image se soit « propagée » est, en soi, instructif. Une preuve supplémentaire s’il en fallait que notre monde est un village[1] et que les nouvelles vont vite. Une preuve également de la puissance donnée à la science.

Bref, en moins d’une semaine, notre virus avait une forme universelle, non sujette à interprétations. Les cultures locales se sont cassé les dents sur l’image « scientifique », donc réelle, du virus.[2]

Les thèmes développés par les street artistes tournent autour de trois sujets : la lutte de l’Homme contre un monstre qui le menace, l’hécatombe, la dérision et l’humour.


[1] Allusion au livre « La galaxie Gutenberg » de Marshall McLuhan, 1962.

[2] On notera que nous ignorons la forme des autres virus, comme celui de la grippe.

Dans le combat de l’Homme contre le virus, le plus difficile à représenter est le monstre-virus. Il s’agit de garder la forme-référence considérée comme canonique et d’ajouter les attributs classiques de l’horreur. Pour cela, les artistes n’ont guère hésité à personnifier le virus : il a un visage et c’est son corps qui reprend le modèle de référence. Les Hommes qui l’affrontent ont les formes des héros modernes issues du monde des superhéros de Marvel ou de DC Comics. Constatons au passage que les superhéros, via la bande dessinée et les blockbusters étatsuniens, ont envahi les imaginaires du monde entier. A contrario, d’autres artistes ont opposé la démesure de la menace à la fragilité des soignants. Le monstre-virus est menaçant et terrible mais les Hommes, en blouse blanche, fragiles, défient le monstre.

Pour représenter la mort des Hommes, je m’attendais à trouver des images qui, moi, m’ont beaucoup frappé, celles de ces malades intubés, le corps relié à des machines par des tuyaux. Malades plongés dans un coma artificiel, comme un prélude de la mort. Ce qui a frappé les artistes est le caractère mondial de l’épidémie, la pandémie, et l’hécatombe. Une planète entière couverte de morts symbolisés par la croix et les bâtonnets du comptage qu’on ajoute jour après jour, à la suite infinie. Bien sûr, le skull, figure récurrente de la mort est conjuguée avec la forme du virus.

Quant à l’humour, il est multiforme. Du virus devenu personnage de bandes dessinées qui parle, à une collection de virus aux formes drolatiques et saugrenues en passant sur la relation entre la forme ronde du virus avec des ballons, des gouttes de pluie sur un Londres pluvieux. Les versions politiques dénoncent la gestion de la crise sanitaire par le président Trump et la possible origine chinoise de la pandémie.

Bref, au caractère pandémique de la propagation du virus a correspondu d’abord un modèle qui a servi de référent graphique et un « traitement » qui a renforcé les thèmes abordés par les médias nationaux : l’hécatombe actuelle et la future, le courage des soignants et le respect que nous leur devons. Devant le tragique d’une situation gravissime, les street artistes n’ont pas vraiment eu le cœur à rire. Massivement, ils ont inscrit leur message dans le droit fil des discours dominants : incitation à respecter le confinement, respect des gestes-barrière, respect et reconnaissance des soignants, horreur de la situation.

 Confinés eux-aussi, la production des artistes a été décalée par rapport à l’épidémie. Soit les œuvres ont été peintes avant, soit elles l’ont été après. Ce déphasage entre l’actualité de l’épidémie et la production des œuvres reste un caractère original de la période. Bien peu de street artistes ont instruit le procès du politique de manière frontale (la reconnaissance du courage des soignants est une condamnation de la gestion nationale des hôpitaux).

Longue parenthèse du confinement, écart entre production des œuvres et épidémie galopante, horreur absolue de la maladie, désespoir des familles endeuillées, couverture des médias, tout semble avoir été dit et montré. Il est temps de tourner une page.

La mort de George Floyd, les émeutes urbaines, la lutte pour la justice et contre les violences policières, aux Etats-Unis et ailleurs, ont allumé d’autres incendies. Resurgissent alors les fantômes du passé, l’esclavage, la colonisation, le racisme. L’heure n’est plus au confinement mais à la lutte.

Bien que la pandémie flambe ailleurs et continue à tuer les gens par centaines de milliers, bien contents d’avoir survécus, nous avons hâte de retrouver notre vue d’avant. Le bonheur, c’est maintenant ! Cachons ce qui nous a fait tant de mal. Nous avons regardé la mort dans les yeux et nous avons eu peur. Pour vivre, il faut oublier l’horreur. Un oubli nécessaire.


Chronique d’un confiné : Chapitre 3.

Paris, dixième jour de confinement.

Bizarre cette perception du temps ! Cela ne fait que 10 jours que les Français sont confinés. Quand je dis les Français, je veux parler des chanceux qui pour participer à la guerre contre le coronavirus bullent à la maison. Ceux qui comme moi ont le temps de ne rien faire, acheter le pain, sortir le chien, lire et « feuilleter » d’un œil gourmand les œuvres des street artistes sur Facebook.

 À ce propos, Facebook en moins de 10 jours a bien changé. Après la publication d’œuvres peintes avant le confinement, après la resucée des vieilleries, des artistes apportent tout leur talent à l’effort de guerre en publiant chaque jour une œuvre peinte en atelier.

Je souhaite consacrer ce papier aux dix premières œuvres de Philippe Hérard. Hérard depuis le premier jour du confinement peint sur un bout de carton une œuvre qui correspond à son état d’esprit. La série forme ainsi un journal en images (et quelles images !) d’un confiné. Si j’effectue aujourd’hui un arrêt sur image, cela ne signifie pas que la série est terminée ; elle durera (si je ne m’abuse !) le temps du confinement. Aussi, je vous invite, chers lecteurs et lectrices, à suivre chaque jour, les tribulations imaginaires, d’un artiste peintre, confiné dans son atelier mais libre dans sa tête (comme Diego !).

J’ai déjà consacré plusieurs papiers à Philippe Hérard que je tiens pour un des peintres français les plus attachants de ces 10 dernières années. Comment ne pas être ému par ses Gugusses dont j’ai raconté l’histoire dans ces colonnes. Plus qu’un personnage, Hérard a créé un monde et il nous en donne à voir des scènes. Des décors, des personnages, des objets (des chaises, des bouées, des canoés, des rames, des feux tricolores, des maisons en carton, des échelles, des boules etc.). Les Gugusses sont des bonhommes lunaires, faisant avec le plus sérieux du monde des choses absurdes.

D’aucuns ont comparé les œuvres d’Hérard à Mack Sennett. Bien sûr, des points communs existent. Mais les différences sont profondes. Tout d’abord, si Mack Sennett est un grand acteur comique et l’un des plus grands, les œuvres d’Hérard ne sont pas des sketches dont l’objectif est de nous faire pouffer de rire. Les situations que créent les Gugusses génèrent une émotion qui est faite d’empathie voire de pitié. Notre sourire, quand il nous échappe, est coupable : on ne rit pas des pauvres d’esprit, des idiots du village.

Philippe Hérard est le contraire d’un rigolo. Il met en scène avec une rare justesse et une douce pointe d’humour tendre des hurluberlus, ceux à qui il manque une case (voire plusieurs !).

A la « saga » des Gugusses maintenant achevée succède leur créateur en personne. Nous savions qu’il y avait du Hérard dans les Gugusses, confirmation, l’artiste ose affronter le regard des autres en jouant le rôle du Gugusse qu’il a créé. Dans ses productions récentes, nous retrouvons le Hérard-Gugusse et ses potes dans la suite de leurs aventures. Les décors sont sensiblement les mêmes. Quant aux objets, certains sont récurrents, d’autres ont été introduits plus récemment. Par association d’idées, la bouée objet fétiche des Gugusses, a amené le bateau. Le bateau, la rame.

Dans son « journal d’un confiné », Hérard-Gugusse en chef, représente ses états d’âme. D’abord, la peur. Ensuite et ce sera un fil rouge, l’enfermement. Quelques tentatives de fuite dans de grands espaces lumineux, pour un aller-retour dans la boite. La boite, le carton, la maison est un lieu clos. Ou presque. A peine peut-on y ouvrir une petite fenêtre.

Bien sûr nous nous retrouvons dans la « lecture » de son journal. Il nous parle de « l’humaine condition », de l’Homme confronté au Mal qui nous guette à l’extérieur de notre boite. Ces tableaux d’une âme tourmentée ne donnent pas dans le pathos. L’angoisse est là, viscérale, mais sa mise en images, sa représentation a des vertus cathartiques. Comme dans la « Psychanalyse des contes de fées » de Bruno Bettelheim. Sauf qu’Hérard ne nous montre pas le coronavirus et ses horreurs mais l’effet de la peur de la maladie sur un homme.

C’est, en quelque sorte, réconfortant de partager sa peur. Surtout, quand l’artiste ajoute à ses saynètes un peu de légèreté, « L’insoutenable légèreté de l’être ».


Chroniques d’un confinement. Chapitre 1.

Paris le mercredi 18 mars, tout va bien.

 Des hommes aussi éminents que Jair Bolsonaro, le président du Brésil, et Andrés Manuel López Obrador, président du Mexique, ont décidé que le coronavirus n’existait pas. Certes, j’accorde le plus grand crédit à leurs déclarations péremptoires mais, je vais faire comme si le coronavirus existait. Confiné, j’ai décidé d’écrire une petite chronique de l’épidémie vue par les street artistes.

Les œuvres, en gros, développent quatre thèmes : l’humour, l’injonction à se protéger, le détournement des icônes, l’amour (toujours l’amour !). Les œuvres que je reproduis ont été produites dans des pays avant le confinement ou dans des pays dans lesquels la population n’est pas (encore) confinée.

Cette chronique sera irrégulière, publiée en fonction de l’actualité et de mon envie. Bien évidemment, mon placement sous respirateur, suspendra sa parution.

Je ne suis pas en mesure d’indiquer dans tous les cas de figure le nom de l’artiste et le lieu. Qu’ils veuillent bien à l’avance m’en excuser.

Deux aspects de la crise du coronavirus ont marqué les artistes qui, comme chacun sait, ont souvent mauvais esprits, le papier hygiénique et le stockage inconsidéré des produits de première nécessité.Le détournement est un grand classique de l’humour. J’avoue que celui de la célèbre fresque du plafond de la Chapelle Sixtine de Michel Ange m’a arraché un sourire. Le souffle divin, la céleste chiquenaude donnés par Dieu en personne remplacés par du gel hydroalcoolique est, bien sûr, blasphématoire, pour ne pas dire vulgaire, mais l’athée et amateur d’art, je ne voue pas aux gémonies l’auteur de cette galéjade.

Le papier hygiénique tient une place majeure dans l’expression humoristique. Humour caca boudin voire ! Le spectacle des consommateurs saisis par la peur de manquer, le caddy rempli jusqu’à la gueule de paquets de rouleaux de papier hygiénique, a été un de mes rares moments de franche rigolade ces derniers temps.

J’adore la très jolie fresque, exécutée avec beaucoup d’application et de sérieux, d’un rouleau de PQ déroulé. On voit le léger gaufrage dont je vous passe la fonction. C’est beau comme une dentelle de Van Dyck ! Un rouleau dont les connaisseurs apprécieront la douceur. Un rouleau précieux comme ceux de la Mer Morte ! Somme toute, un PQ en majesté, un PG premium pour les happy few ! Votre séant mérite l’excellence !

La nonne en prière équipée d’un masque satisfait assez bien mon côté anticlérical. Quoique ce soit plutôt le détournement de l’image iconique qui ravisse mon mauvais goût.

J’accorde un accessit à la fresque représentant un individu qui se cloître avec force planche. D’abord parce que j’image la scène vue de l’extérieur, les planches juxtaposées les unes aux autres avec des clous et de furieux coups de marteau, et, la scène vue de l’intérieur, le bonhomme paniqué qui se terre en oubliant qu’ainsi il ne peut sortir. Une illustration du non sense cher à nos amis anglosaxons.

Pour la route, une image pleine de douceur. Une petite fille, équipée de pied en cap, tenant par la main sa grand-mère. La vieille dame tient un sac siglé Extinction Rébellion. Une grave femme qui protège sa petite fille du coronavirus et des désastres à venir. Elle n’a rien pour se protéger, elle.

C’est tout pour aujourd’hui. A la prochaine. Peut-être !