Visite d’exposition : Itvan Kebadian « Paysages ».

Vous avez aimé les scènes d’émeutes peintes par Itvan K. dans le cadre des Black Lines ? Vous adorerez ses paysages exposés à la galerie Dominique Fiat du 18 avril au 22 juin 2019[1].

Ne vous attendez pas à admirer des paysages bucoliques, vertes prairies, fleurs sauvages, petits oiseaux, couchers de soleil. Les paysages d’Itvan Kebadian sont bien davantage des scènes. Des « mises en scène » de personnages et d’éléments. Les « plans larges » sont des arrêts sur image de personnages confrontés à d’autres personnages, soit à des éléments qui les dominent et les écrasent. L’encre de Chine est noire. Les œuvres des dessins noirs sur fond blanc, un peu comme les fresques peintes « dans la rue ». Parfois, dans le tumulte, la fuite, le désordre, des nuées, à moins que cela ne soit des fumées. Des explosions s’élèvent de surnaturelles fleurs rouges. Rouges certes comme le sang versé, mais signe d’un espoir qui se lève, enfin.


[1] Galerie Dominique Fiat, 16, rue des Coutures Saint-Gervais, Paris 3e

Les compositions traduisent la démesure et le tragique de la scène. Les nuages, les nuées, les fumées, sont des menaces. Menaces de l’insurrection, menaces du naufrage. Démesure de l’Homme acteur et victime de la force. Force des armes, forces de la nature.

Les paysages d’Itvan Kebadian sont des paysages intérieurs. Verlaine aurait dit que son « âme est un paysage choisi ». Un paysage noir avec à l’horizon une faible lueur d’espoir. Un paysage dévasté, ruiné, tourmenté. Entre le graffiti, les Black Lines et ses paysages, de nombreux points communs : il s’agit de la même « âme ». Des différences pourtant, dans la forme. Les vapeurs, les pesants nuages, les toxiques fumées, qui sont bien davantage des gaz que des matières sont rendus, accèdent à l’existence, grâce à des réseaux de traits. Leur nombre et leur finesse traduisent ce qui n’existent presque pas. Ces réseaux d’une grande densité alternent avec des surfaces d’un noir de jais. Le trait s’oppose à la surface, comme le malheur à l’espoir.

J’avoue avoir été surpris par la « préciosité » de la forme et par la dureté du fond. Une opposition fondamentale qui, me semble-t-il, révèle les « paysages » de l’âme d’Itvan Kebadian. Paysages de fin du monde, d’apocalypse. Comme une allégorie romantique de ce qui nous menace.

Itvan Kebadian, censuré dans la rue, encensé en galerie.

Itvan Kabadian peint dans la rue. Depuis longtemps. Depuis plus de 20 ans avec le crew TWE dont il est un des deux fondateurs. Le graffiti du crew, assurément, a marqué l’histoire de la culture hip-hop et celle du street art en France. Avec les membres du crew, il a peint de superbes fresques sur les murs des villes. Intramuros, à Paris, Nice, Bayonne et tant d’autres. Et tant d’autres banlieues. Et même sur les murs en déshérence de nos voisins européens.

Depuis 2018, Itvan Kebadian peint en collaboration d’autres graffeurs des scènes de tumulte, d’émeutes, d’insurrection, de révolte entre forces de répression et jeunes gens mécontents de l’héritage laissés par leurs ainés. Une société dominée par la recherche du profit, l’accroissement des inégalités, les guerres qui traduisent le choc des impérialismes, l’exacerbation des nationalismes…Bref, un monde qui ne tourne pas rond et qu’il faut changer.

Black Lines, rue d’Aubervilliers, oeuvre censurée. Photo : Richard Tassart.

Sur des murs autorisés ou sur des murs sur lesquels la peinture est tolérée, Itvan K. à la bombe aérosol peint en noir sur fond blanc « la lutte finale », la tragédie toujours renouvelée du Bien contre le Mal. Ses guerriers de l’Apocalypse, gardiens du Vieux Monde, n’ont pas de visage, pas d’âge, pas de patrie non plus. Ses « insurgés », de la même manière, sont des hommes sans visage, des symboles d’hommes et de femmes qui refusent d’abdiquer devant les forces qui les écrasent et se battent pour la justice et un monde meilleur.

Black Lines, Aubervilliers, oeuvre censurée. Photo : Florence Daubel.

Le thème est dans l’histoire de la peinture ancien, aussi vieux que la revendication des Hommes à la dignité. Seules les armes ont changé, les costumes. L’environnement urbain remplace les « champs de bataille ». Pourtant, c’est dans cette tradition que s’inscrit l’œuvre « dans la rue » d’Itvan Kebadian.

Black Lines, Aubervilliers, oeuvre censurée. Photo : Richard Tassart.

Ses fresques « politiques » depuis 2018 sont l’objet d’une censure quasi systématique. Les fresques de la pointe Poulmarc’h à Paris censurées la peinture à peine sèche. Comme celles de la rue Noguères. Comme celles des Black Lines de la rue d’Aubervilliers. Comme celles de la rue de La fontaine au Roi. Comme celles d’Hiver Jaune.  Par 8 fois, les fresques d’Itvan K. ont été recouvertes. A l’initiative des mairies d’arrondissement souvent. Plus récemment sur réquisition du préfet de police de Paris. Les services de la propreté de Paris « nettoient » les œuvres, les recouvrant d’une épaisse peinture gris anthracite. Grise comme l’asphalte des trottoirs et des rues. Il s’agit de faire disparaître les œuvres. Gris sur gris.

Dans la même temporalité, les œuvres d’atelier d’Itvan Kebadian, ses dessins, ses pastels, ses toiles, [1]suscitent la curiosité des amateurs d’art qui en font l’acquisition, complétant leurs collections.

Pourtant « travail dans la rue » et « travail d’atelier » ont des points communs. Les thèmes sont souvent les mêmes, les sujets voisins. L’artiste poursuit sur des supports « nomades » sa réflexion avec les mêmes outils. Pas de rupture, ni dans la forme ni dans le fond.

D’où une question qui me taraude. Pourquoi les œuvres « dans la rue » sont-elles détruites alors que celles d’atelier sont des « œuvres d’art » s’inscrivant dans le négoce de l’art urbain contemporain ?

Recouvrir une œuvre peinte sur un mur c’est la faire, à proprement parler, disparaître du paysage de la Ville. Rien ne subsiste. Aucune trace. L’œuvre est niée dans son statut d’œuvre d’art. La détruire signifie ne lui donner aucune valeur plastique. Elle ne « vaut » rien. Il est donc légitime, non de la cacher, mais de la supprimer. La destruction des œuvres d’art, de tout temps, ont toujours suscité l’indignation. Les exemples sont légion.

Si les fresques sont « effacées » c’est quelles ne sont pas reconnues comme des œuvres d’art. Elles ont un statut de « saletés » que les tenants de l’ordre doivent nettoyer.

Dans le même temps, les problématiques contemporaines tournent autour de la conservation des œuvres d’art urbain, de leur conservation dans des musées, de leur patrimonialisation.  Depuis plusieurs années des municipalités en France et ailleurs ont compris tout l’intérêt qu’elles pouvaient tirer du street art. Des circuits de visites touristiques attirent un public toujours plus important. Dès la fin de cette année, le 13e arrondissement de Paris comptera plus de 30 murs peints, faisant de l’arrondissement le plus grand musée en plein air du monde du muralisme. A Paris, des murals sont rénovés. Paris, comme Londres, Berlin, Barcelone, Lisbonne, New-York sont d’ores et déjà, grâce aux œuvres de street art, des destinations touristiques.

La vérité est plus triviale. Les œuvres d’Itvan Kebadian sont toujours des œuvres d’art, quel que soit le support. La censure qui s’exerce à son endroit est politique, bêtement politique. Comme on embastillait les rédacteurs des libelles accrochés sur les portes pendant l’Ancien Régime, on détruit à tout jamais des œuvres qui témoignent d’une réflexion profonde sur les forces qui traversent nos sociétés.

J’ai le sentiment que les puissants qui censurent l’art, savent que les fresques sont des œuvres d’art peintes par des artistes et, qu’en toute connaissance de cause, pour des raisons qui ressortissent de l’idéologie, ils détruisent des images croyant tuer des idées.


Black Lines, Poterne des Peupliers, oeuvre censurée. Photo : Florence Daubel.

[1] Itvan Kebadian exposera du 18 avril au 20 juin 2019 à la galerie Dominique Fiat, 16 rue des Coutures Saint-Gervais

75003 Paris

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