Seth.« Playtime », l’expo.

Nota bene.

Ceci n’est pas une introduction (pour le lecteur qui veut absolument qu’un billet soit introduit, je ne saurais trop recommander l’article que j’ai précédemment écrit[1]). C’est tout au plus un « chapeau » pour cerner le périmètre de l’article qui suit.

Parlons de l’intérêt de commenter des expositions. Tout d’abord, il convient de distinguer les types d’expositions. Certaines mettent en avant un lien thématique et exposent des œuvres d’artistes différents abordant un même sujet, sujet qui donne son titre à l’exposition. D’autres, appelées « solo shows », exposent les productions d’un seul artiste, œuvres liées par un sujet commun et une même unité de temps. Ces dernières fournissent d’inestimables informations aux critiques et autres curieux pour qui elles constituent un repère thématique et chronologique, repère bien utile pour cerner une production dans son ensemble.


[1] https://entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/seth-le-globe-painter-l%E2%80%99enfant-prom%C3%A9th%C3%A9en

L’exposition proposée par la galerie Itinerrance en février 2020 à Paris, consacrée à Seth, était de cette nature. Le galeriste a réuni des œuvres, des toiles et des statues de l’artiste, ayant été réalisées pour l’exposition et donc dans une même période.

Le commentaire des œuvres peintes que je vous propose est centré sur les tableaux et ne prend pas en compte les œuvres antérieures et les fresques réalisées « dans la rue ». Cela signifie que telle ou telle observation qui vaut pour les toiles de l’exposition Playtime peut avoir des exceptions si les œuvres n’ont pas été peintes dans ce cadre précis.

Playtime.

Les toiles de Seth déclinent un thème cher à l’artiste : l’enfance. Les personnages peints, en effet, sont tous des enfants. Des garçons et des filles d’une dizaine d’années ; de jeunes enfants beaux et curieux. Ils interagissent avec des objets ou des éléments de décor et sont représentés en situation, certains statiques, d’autres en mouvement.

Le regardeur est saisi tout d’abord par le hiératisme des toiles. Elles sont toutes composées de la même manière : elles sont focalisées sur le personnage situé au centre. Ce qui peut sembler être un « élément de décor » est, en fait, bien plus qu’un décor puisqu’il introduit par sa relation avec le personnage une interrogation voire un mystère. En cela les tableaux de Seth ne sont pas des portraits d’enfants mais des représentations en situation d’actions effectuées par des enfants.

Les enfants entrent ainsi dans des arcs en ciel ou des ciels. De la même manière que le chromatisme des enfants ne cherche en rien le naturalisme, les couleurs des arcs en ciel sont des variations graduées sur des couleurs vives et franches, des verts, des rouges, des bleus. Couleurs graduées certes mais, dans le même temps, recherche d’oppositions et d’harmonie.

Les ciels sont bleus, d’un bleu d’azur, bien sûr. Quant aux formes géométriques bizarres qui contiennent des enfants et d’où ils sortent pour aller vers le ciel immense et infini, mais représenté symboliquement par une petite surface de couleur, elles sont géométriques et complexes. Leurs couleurs sont des kaléidoscopes de teintes peintes en aplats, en opposition chromatique le plus souvent.

Dans les deux cas (les enfants qui entrent dans des arcs en ciel/ des enfants qui sortent de solides géométriques), la situation est une énigme pour le regardeur. Si les solides sont géométriques, les espaces dans lesquels se meuvent les enfants ne sont pas des espaces réels figurés. Les lois de la gravité n’y ont pas cours. Les enfants semblent être libérés des lois physiques et évoluent dans un espace tridimensionnel. Dans ces espaces rêvés, des enfants veulent franchir un obstacle pour aller vers l’inconnu. C’est précisément ces situations qui nous questionnent. Ouvertes, les situations « tolèrent » toutes les interprétations. On peut y voir la volonté de passer d’un âge à un autre, de devenir « grand ». Mais aussi le désir de comprendre ce qui est caché. Deux tentatives d’interprétation parmi tant d’autres possibles. Toutes ne sont pas pertinentes certes, mais de nombreuses le sont.

Les solides géométriques sont des équivalents graphiques des arcs en ciel et les possibilités d’interprétation sont les mêmes.

Notons que les œuvres exposées (sauf une) suivent ce schéma interprétatif. Cette proportion des œuvres qui reprennent le thème du passage sont dans la production de Seth très majoritaires. Les œuvres ayant un autre sujet apparaissent comme des exceptions. Le quasi systématisme du choix du thème du passage signe l’identité plastique de l’artiste.

SI le thème du passage, est récurrent dans la production de l’artiste, l’absence de représentation des visages des enfants est tout aussi récurrent. Les visages des enfants ne sont jamais, dans les toiles de l’exposition, représentés de face ou de trois-quarts. C’est un choix de l’artiste qui, à plusieurs reprises, dans d’autres situations, a peint des visages d’enfants de face. L’absence des traits est une anonymisation des personnages. Ce qui conforte le fait que les œuvres ne sont pas des portraits. Cette impasse interroge le regardeur de la même manière que la situation de passage. Là aussi, faute de pouvoir trancher, toutes les interprétations sont vraies. L’absence d’individualisation peut signifier que les personnages sont davantage des figures symboliques de l’enfance que de véritables personnages. Je militerais pour une autre explication. L’absence des traits distinctifs est une mise en scène du mystère qui entoure les toiles.

Seth est un peintre du merveilleux de l’enfance. Le merveilleux est créé par des « effets », l’absence des traits du visage et le thème du passage. L’utilisation constante d’« effets » n’est en rien détestable. Tous les peintres en utilisent et en ont toujours utilisés. Le monde de Seth est un monde fictionnel qui emprunte à la littérature de jeunesse. Comme Alice, les enfants de Seth veulent passer de l’autre côté du miroir. Un monde hors de l’espace et du temps. Un monde de rêve. Comme dans « Alice au pays des merveilles », il est vain d’essayer de tout comprendre et a fortiori d’expliquer. L’émotion suffit : elle est une fin en soi.

Le monde des enfants de Seth a deux niveaux de lecture. C’est le très étrange monde du jeu enfantin. Les enfants, tous les enfants de tous les pays, jouent. Et somme toute de la même manière. Les objets sont des supports et des propositions à leur imaginaire. Un imaginaire qui ne connait guère les limites de la logique et de la raison raisonnante. Dans ce théâtre tout est possible : les enfants volent comme Peter Pan, les éléphants comme Dumbo, les animaux parlent, les brindilles trouvées sur le sol deviennent des pistolets ou des sabres-lasers. Bref, les enfants improvisent des saynètes, mettent en récit à partir de ce qu’ils connaissent des histoires qui n’obéissent qu’à leurs désirs. Dans ce sens, le titre de l’exposition, Playtime, fait sens.

Le deuxième degré de lecture intègre le jeu enfantin comme une manifestation spontanée de l’imagination mais interroge la fonction de ce jeu. Que se joue-t-il dans le jeu des enfants ? Une nécessaire échappée belle du monde des Grands ? Une mise en ordre du réel par l’expérimentation des limites des possibles ? Une parenthèse psychologiquement nécessaire pour affronter les réalités du réel ? Une libre manifestation d’une des dimensions fondamentales de l’esprit, l’imaginaire ?

Seth est bien davantage le peintre de l’imaginaire du jeu enfantin que le peintre de l’enfance. Ses œuvres illustrent le temps du jeu (temps du Je ?), le paradis perdu des Grands. Un jeu qui n’a qu’un temps. Le moment où l’enfant invente le monde et le soumet à son désir.


Seth le globe-painter : l’enfant prométhéen.

Seth est certes un peintre globe-trotter, mais cet attribut qui renvoie à son activité la dimension internationale de son travail ne résume pas les talents multiples de l’artiste. Parmi les sujets qu’il aborde dans son œuvre, riche et multiforme, un thème parmi d’autres retient mon attention : c’est celui de l’enfance magique.

Seth n’a pas peint que des enfants, mais il a peint de très nombreux enfants. Des enfants à l’orée de l’adolescence, des garçons et des filles. Des enfants de toutes les couleurs, beaux et étranges. Des enfants représentés dans des situations très différentes ; nombre d’entre elles sont liées à leur relation à l’environnement immédiat.

Parmi la diversité des situations mettant en scène des enfants, je souhaite revenir sur une dimension qui, à mon sens, n’a pas été suffisamment commentée par la critique. C’est un des rôles symboliques attribués aux enfants d’accéder à la dimension cachée du monde.

 Non pas « accéder », pénétrer dans « Le pays des merveilles », de « L’autre côté du miroir », mais avoir le corps encore dans notre monde, celui des Grands, et la tête en partie de l’autre côté, suffisamment pour voir les « merveilles ». Si la comparaison avec « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll semble s’imposer, les enfants de Seth ne pénètrent pas dans l’autre monde et de facto n’y rencontrent pas des personnages de fantaisie.

Les enfants de Seth sont ceux qui voient ce qu’il y a de l’autre côté. L’entre-deux mondes est symbolisé le plus souvent par des cercles concentriques de couleurs vives, comme un maelström de lumière. Cette lumière ressemble à la décomposition de la lumière blanche par un prisme de verre. Un phénomène magique pour tous les enfants (et de nombreux adultes !). Un lieu étrange donc, un centre, comme une porte, et une curiosité qui pousse les enfants vers ce qu’ils ne connaissent pas. Du moins, pas encore.

Les visages des enfants sont souvent peints vus de derrière ou de trois-quarts arrière. Seth s’en explique dans un entretien : « Je ne représente pas des situations compréhensibles au premier regard, elles peuvent permettre de se poser des questions. C’est la raison pour laquelle je crée beaucoup de personnages dont on ne voit pas le visage, pour que les gens puissent l’imaginer. Dans un village détruit au Vietnam, quand je représente une femme en costume traditionnel qui tourne le dos et regarde autre chose, que veut dire ? La nostalgie ou l’espoir d’un meilleur futur ? C’est ce côté poétique qui m’intéresse. Poétique au sens où il existe des parts d’ombre, une place pour l’interprétation. Je ne veux pas expliquer à chaque fois exactement ce que j’ai voulu dire, je trouve que ça casserait un peu la magie. »

Il y a donc chez Seth une volonté explicite de laisser place à l’interprétation, et c’est la pluralité des « lectures » qui créent l’approche poétique, dans une zone d’incertitude, puisque le lecteur n’est sûr de rien et que toutes les lectures se valent

A y regarder de plus près, les enfants ont deux fonctions essentielles (et d’autres plus accessoires). Seuls eux voient de l’autre côté. Ce sont des « voyants ». Ils nous aident à voir ce que cache le réel. Souvent, ils lèvent au sens littéral le rideau pour nous dévoiler ce qu’il cache. S’ouvre alors une brèche dans la laideur du monde, un ciel bleu parcouru de merveilleux nuages, des arcs-en ciel, un feu d’artifice de couleurs. Bref, derrière le mur du réel et de la laideur du quotidien, il y a du bonheur et de la joie.

Les enfants de Seth parfois révèlent la beauté cachée parfois passent la tête de l’autre côté du miroir des apparences pour voir ce qu’elles masquent. Ils ne passent pas à travers le miroir (mais passe à travers les murs) mus par le désir de découvrir les choses cachées. Ils passent la tête dans l’étroit passage, comme le bébé sortant du ventre de sa mère, et regardent l’autre monde.

Seth nous donne quelques pistes pour savoir ce qu’ils voient. D’abord, le ciel et les couleurs mais aussi d’autres « choses ». Dans une fresque atypique l’artiste peint un jeune garçon saisit par les tentacules d’une créature bizarre qui a saisi un bras et le tire vers l’autre monde. C’est dire que de « l’autre côté » (du mur, de la lumière etc.), il n’y a pas qu’un chapelier fou ou un lapin blanc. Il a un peut-être des êtres « innommables », dont la forme ne peut être reproduite. A moins que de l’autre côté soit le lieu des interrogations de l’enfance, l’éveil de la sensualité, la relation à l’autre sexe, les mystères d’un corps qui change, de membres qui poussent, de nouvelles tentations.

Seth crée des enfants médiateurs entre les Hommes et le « caché », des intercesseurs. Une part de son discours sur l’enfance (il y en a une autre plus traditionnelle) est faite de ce mystère.