Shaka : Représenter l’énergie déployée par la matière.

A la toute fin de la défunte année, Shaka a inauguré le mur Montmartre. Sa fresque comme les précédentes questionne. Dire avec des mots ce qu’elle représente est la première question qu’elle pose au « regardeur ». Un homme semble ramper sur le sol. Est-ce un homme ? Son genre est occulté, aucun indice ne permet d’identifier le personnage. Sa posture sort des cadres académiques du portrait. Elle renvoie davantage aux œuvres classiques représentant des scènes (en particulier des scènes de batailles). Une scène donc mettant en scène un seul personnage dans un temps et dans un lieu indéterminé. La description de la fresque échappe au degré zéro du langage. Dire ce que l’on voit est impossible sans proposer au destinataire une signification qui est en tout état de cause une construction éminemment subjective. Une aporie renforcée par la tentation de décrire non les contours de l’œuvre mais le savant graphisme qui emplit les lignes.


La fresque de la rue Véron à Montmartre est à proprement parler un mystère quant au fond et à la forme. Elle s’inscrit dans le droit fil des œuvres de Shaka, en en reprenant les codes graphiques. A deux reprises[1], dans deux billets, j’ai tenté de lever un pan du mystère. Un mystère qui comme la ligne d’horizon s’éloigne quand on s’en rapproche. Par courtoisie, j’ai fait parvenir mes articles à Shaka qui, à propos du second, a eu la gentillesse d’entamer un dialogue. Il porte sur son projet artistique et donne au « regardeur » des clés pour comprendre.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/shaka-d%C3%A9construire-la-forme-reconstruire-la-forme

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/marchal-mithouard-aka-shaka-l%E2%80%99angoisse-du-vide

 Il est à mon sens passionnant de croiser les points de vue : le point de vue du « regardeur », extérieur et analytique et celui de l’artiste. Non pas parce que du croisement des points de vue surgirait la Vérité comme Vénus nait de l’onde dans le beau tableau de Botticelli, car la vérité n’existe pas ou plutôt, parler de la vérité d’un tableau ou d’une œuvre artistique n’a pas de sens. Elle n’est pas « cachée » par l’artiste comme certains critiques ont essayé de nous le faire accroire. Critiques se réservant le beau rôle de la révéler, comme une photographie argentique sortant du révélateur.

 L’artiste, le créateur, de la même manière que le regardeur lambda, construit une interprétation de son œuvre. La Vérité n’est pas ailleurs, elle n’est pas au fond du puits. Par contre, connaître les représentations construites par les uns et les autres est du plus grand intérêt pour comprendre ce sur quoi les points de vue se rejoignent et ce sur quoi ils divergent. Quitte dans un deuxième temps, à questionner les écarts et leurs significations.

Voilà la raison qui m’a amené dans cet article à reproduire l’échange épistolaire que Shaka et moi avons eu à l’occasion de la communication de l’article le plus récent que j’ai consacré à son travail.

Shaka

Je te remercie énormément pour le temps que tu as consacré pour t’approprier mon travail. Je trouve cela génial que des gens comme toi fassent l’effort d’interpréter, de comprendre, de se laisser entraîner dans l’univers que je mets en place dans les œuvres. Car au-delà du côté figuratif, le graphisme et la composition proposent de parcourir une architecture des corps qui forment un univers dans lequel une histoire s’écrit. Le corps est un prétexte, traduit un mouvement qui est la preuve formelle de l’existence d’une civilisation.

Je nomme cela l’architecture corporelle. Je m’intéresse surtout à l’énergie qui s’en dégage. Mon intérêt pour retranscrire le parcours des ondes lumineuses grâce au graphisme m’a orienté vers la représentation du corps comme un flux d’énergie. D’où l’envie de travailler avec une caméra infrarouge pour révéler les ondes dues à la chaleur, tout un monde invisible que l’on ressent par la température à la surface des éléments qui nous entourent.

Street/art

Merci Marchal pour ton commentaire. Il m’inspire plusieurs réflexions.

J’ai entrepris d’écrire des billets sur le street art pour deux raisons : je considérais les œuvres dans la rue comme des signes que des artistes donnaient à voir, je faisais le constat qu’il n’y avait pas de critique savante des œuvres. D’où l’idée de proposer des clés d’interprétation des œuvres intégrant analyse de la forme et du fond.

Concernant ton travail, il me semble que ta démarche est l’exact contraire de celle de Léonard de Vinci. Pour mieux dessiner et peindre les corps, il voulait comprendre ce qui se cache sous la surface, sous la peau. Ses dissections, ses études anatomiques le renseignaient sur comment mieux rendre compte de la mécanique du corps. Son regard était tourné sur la compréhension du fonctionnement du corps-machine.

Tu fais l’inverse. Ce qui t’intéresse, ce n’est pas le corps statique mais la dynamique interne. Ton regard rejoint une vision moderne du fonctionnement du corps. Tout d’abord, le corps est pris dans sa globalité. La conscience, les émotions, l’ensemble de la psyché ne sont pas séparés du corps organique. Les systèmes nerveux sympathiques et parasympathiques communiquent avec les organes. La communication est une énergie qui empruntent des canaux. Énergie électrique créée par la chimie. Le fonctionnement du corps est en somme un ensemble de signaux qui le parcourt. Cela renvoie à l’image du corps dans la médecine chinoise, avec ses méridiens et sa définition de la santé, c’est le rétablissement de l’harmonie entre les énergies qui parcourent le corps.

Tes œuvres sont des images de ce fonctionnement. Des images rêvées, des images « approchées », des images intuitives du corps vu. Un corps transparent qui laisse voir son véritable fonctionnement.

Léonard s’attachait à montrer l’extérieur du corps, toi, tu donnes des images de son fonctionnement interne. Non pas du corps en mouvement, mais des mouvements de l’énergie à l’intérieur du corps.

Shaka.

Donner corps à la matière, dépeindre cette idée abstraite qu’est la circulation ondulatoire, et plus largement, révéler grâce à la représentation d’un système réticulaire l’énergie déployée par la matière.


Shaka : Déconstruire la forme, reconstruire la forme.

La distinction entre les mots « artisan » et « artiste » est récente. A peine plus de sept siècles. Deux mots de notre langage pour désigner deux concepts différents, cela nous semble relever de l’évidence. Pourtant appliquée à des domaines particuliers la distinction interroge.

Prenons l’exemple du street art (comme par hasard !). Tentons d’y voir clair ! Il est vrai que nombre de street artistes font ce que font des entreprises de décoration extérieure qui peignent des « murs » ou des trompes l’œil, voire de somptueux panoramiques dans des appartements et des villas de grand luxe. Ce n’est donc pas l’œuvre achevée qui permet de distinguer l’artisan de l’artiste. Je propose la définition suivante de l’artiste : l’artiste est un créateur. Un créateur de formes et/ou d’harmonies colorées. Il invente ce qui n’a, avant lui, jamais existé.

Quelques exemples, d’après moi, vérifient cet essai de définition. Si une entreprise de décoration extérieure peint une superbe fresque en 3 D sur un mur, ce ne sont pas les peintres, ceux qui tiennent le rouleau et le pinceau, qui sont les créateurs. C’est le créateur du projet artistique, celui qui a dessiné les croquis qui ont servi de modèles aux peintres. Dit autrement, c’est lui l’artiste.

Cet exemple rejoint l’histoire de la peinture. Les grands peintres de la Renaissance travaillaient dans des ateliers avec des apprentis qui fabriquaient les couleurs et des « petites mains ». En fonction de leur expérience et de leurs talents, des apprentis se spécialisaient dans la peinture des tissus, d’autres dans les éléments de décor, d’autres encore dans les paysages. Le maître élaborait les croquis préparatoires et se « réservait » le visage et les mains dont la représentation était la « signature » du maître. Cette division du travail, ancêtre du taylorisme appliqué à l’industrie, a atteint à mon sens son apogée avec la baroque flamand.  Les maîtres (je pense à Rubens, Van Dyck etc.) recrutaient les peintres de leur pays les plus doués pour peindre, qui les dentelles, qui les fleurs, qui les velours, qui les paysages etc. Personne n’oserait attribuer une toile de Rubens à la somme des peintres de son atelier ayant participé à la réalisation du tableau.

Bref, ces considérations valent également pour les street artistes. Il y a des artisans et des artistes. Curieusement, comme un retour aux ateliers d’antan, les muralistes d’aujourd’hui sont en fait des équipes dont les membres sont spécialisés. Les « murals » sont attribués à l’artiste créateur du projet et inventeur des formes. Incontestablement, Marchal Shaka est un artiste. La découverte de son travail a été une belle rencontre[1]. Une rencontre avec des œuvres qui surprennent.

Surprise tout d’abord dans le « process » mis en œuvre. On a le sentiment que l’artiste dans un premier temps décompose une représentation d’une réalité en volume en longs rubans ayant une épaisseur et, dans un deuxième temps, reconstruit le sujet à l’aide de multiples rubans qui s’enchevêtrent suggérant la profondeur et le relief. Un process fondé sur une déconstruction et une reconstruction.


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/marchal-mithouard-aka-shaka-l%E2%80%99angoisse-du-vide

Les « rubans » et leur entrelacs subtil composent des portraits, des personnages en pied, des scènes. Trait typique de l’art de Shaka, il ne peint que des personnages. Parfois des visages exprimant des émotions, des personnages symboliques comme Marianne, des scènes mettant en relation plusieurs personnages. De manière symptomatique, Shaka ne représente pas les « éléments de décor ». Ses personnages sont dessinés ou peints dans l’espace du plan. Ils revendiquent le statut de création de l’esprit. Ils n’imitent pas les acteurs d’une scène naturaliste. Ce sont des dessins, des fresques, des « murals », objets-en-soi et non des imitations de la nature et des conventions de représentations qui y sont attachées. Pas de pluralité des plans dans le travail de Shaka, pas de paysage, pas d’environnement. Car ces personnages sont pures créations qui ne singent pas la nature ou si peu. Bien sûr, nous reconnaissons les traits d’un visage. Ou plutôt, nous recombinons les « rubans » pour, à notre tour, recréer la création. En ce sens, l’œuvre de Shaka est une œuvre radicale.

Dans mon précédent article, une certaine naïveté m’a amené à voir dans les décompositions des formes de Shaka une manière de rendre compte du mouvement. Ce sont les formes courbes qui m’ont trompé. Il est vrai que les « rubans » courbes sont des formes très dynamiques qui semblent traduire le mouvement des personnages. C’est parfois juste. Mais seulement parfois. En fait, la courbure des rubans marque les contours qui sont eux courbes et les lignes d’un corps sont toutes courbes et on sait que la ligne droite n’existe pas dans la nature. Notre monde est courbe.

Comment s’étonner que l’œuvre peinte de Shaka s’enrichisse de la sculpture. Ces œuvres peintes qui recréent si bien le volume sont en quelque sorte les croquis préliminaires des sculptures.

Comment s’étonner d’une œuvre qui intègre l’abstraction ? Toute l’œuvre de Shaka est abstraite et elle n’a aucun point commun avec le naturalisme.

Shaka sur la scène street art française est une exception et son œuvre échappe à toute catégorisation. Elle ne doit rien au graffiti, pas grand ’chose à la peinture de chevalet. Elle est bien davantage apparentée à la sculpture y compris l’œuvre graphique.  Le raffinement, la sophistication des œuvres crée un rare plaisir au regardeur dont le regard se perd dans les circonvolutions des rubans dont l’entrelacs crée l’illusion du volume. Notre regard suit le chemin tracé par les rubans et s’égare. C’est le parcours de notre regard qui donne à l’œuvre une seconde naissance. En cela, le travail de Shaka a plus à voir avec un art contemporain cinétique et conceptuel.