Têtes de mort.

Confidence pour confidence, je ne suis pas un amoureux des cimetières et, à vrai dire, la mort n’est guère chez moi une préoccupation encore moins une angoisse ni une source d’interrogations religieuses voire métaphysiques. Si depuis des années, bientôt une décennie, j’interroge les représentations de la mort, c’est le fruit du hasard. Une rencontre avec les œuvres d’Éric Lacan, artiste singulier auquel j’ai déjà consacré trois articles[1]. Parmi l’ensemble des représentations de la mort l’une d’entre elles m’a particulièrement intéressé : la tête de mort. Partant des fresques du street art, mon objectif, dans ce billet, est de donner quelques jalons pour expliquer l’histoire d’un symbole.

Les symboles de la mort, en occident, sont pléthore. Un inventaire à la Prévert n’y suffirait pas. Qu’on en juge : la couleur noire, le corbeau charognard de nos campagnes, l’horloge, le cercueil, la fleur fanée, une faux, des épis de blé, des croix etc. Une suite de signes gravitant autour de deux pôles : les aspects les plus matériels du deuil (cercueil, croix, cadavre etc.) et les allusions au temps qui passe (horloge, clepsydre, sablier mais aussi les fleurs)[2]. Diversité donc mais aussi présence forte des têtes de mort. Symboles religieux dans une large mesure laïcisés dont certains ont disparu ou sont tombés dans l’oubli tandis que d’autres connaissent de nos jours une prospérité et de bien curieux développements.

Je prendrais comme exemple un symbole de la mort étonnement présent dans nombre d’œuvres de street art, le crâne, la tête de mort, réétiquetée sous l’influence étatsunienne, « skull ».


[1] https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/%C3%A9ric-lacan-l%E2%80%99art-et-la-mort

https://www.entreleslignes.be/le-cercle/richard-tassart/esth%C3%A9tique-gothique-%C3%A9ric-lacan-le-mur-12-octobre-2017

[2] Les représentations des tulipes dans les vanités hollandaises sont des références à la chute du cours des tulipes aux Pays-Bas au 17ème siècle.

Je viens d’un temps où personne n’aurait eu l’idée blasphématoire de peindre un crâne sur un mur. Les attributs de la mort et ses symboles étaient alors choses religieuses, choses graves, choses sacrées. Plus généralement, dans les familles chrétiennes de la seconde moitié du XXème siècle, un culte domestique était rendu aux ancêtres. D’abord pour des raisons touchant aux fondements de la religion. Les défunts attendaient au purgatoire la pesée des âmes avant d’accéder au paradis ou vouées aux enfers. Des prières leur étaient adressées, des messes dites et ils jouaient un rôle d’intercesseurs auprès de la divinité. Dit autrement, les morts étaient absents certes mais présents dans une autre dimension spirituelle. Dans les foyers, un lieu était dédié à leur culte. Un lieu qui n’est pas sans rappeler les autels domestiques de l’antiquité romaine consacrés aux dieux lares et aux génies. Des photographies des défunts étaient dûment encadrées et placées sur le haut d’une commode ou d’un buffet dans la pièce principale. Le jour des Rameaux on ne manquait pas d’insérer entre la photographie et le verre quelques feuilles de buis bénies par le prêtre. Comme une offrande.

Ce culte des ancêtres quasi universel s’inscrivait dans un contexte qui renforçait sa signification. Dans le même temps, le défunt était au centre d’un rituel dont l’ordre devait se substituer au chaos de sa disparition. Lors de l’agonie, le mourant recevait l’extrême-onction, les derniers sacrements, la porte de la maison du défunt était drapée de noir, les parents et les proches participaient à une veillée funèbre, la mise en bière était régie par des règles, un cortège accompagnait le défunt à l’église où une messe était dite dans le recueillement, le corps du défunt était enterré conformément à l’Evangile[1]. Culte domestique et pratiques sociales étaient l’objet de rituels puissamment ancrés dans les mœurs. C’est à cette mesure qu’il faut apprécier le caractère sacré des attributs de la mort.


[1] L’incinération qui est de nos jours monnaie courante était le fait des Francs-maçons et des libres-penseurs. La parole du christ était littéralement suivie : « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière. » 

Le plus curieux est le semblant de justification qu’apportent les street artistes à la peinture du skull. Le plus souvent un lettrage indique qu’il s’agit d’une Vanité, d’un memento mori alors que les œuvres n’en sont pas.

Le nom du genre vient de l’Ecclésiaste, « Vanité des vanités, tout est vanité ». Le genre se constitue comme genre autonome vers 1620, à Leyde, aux Pays-Bas, et se répand tout au long du 17ème siècle en Europe, particulièrement en Flandres et en France. Les riches commanditaires se sont adressés aux meilleurs peintres de leur époque pour peindre des tableaux qui étaient des supports iconiques à la prière et à la méditation. Les objets représentés invitaient à réfléchir sur le caractère fugace de la vie et la vanité du genre humain soumis à la fuite du temps. Ce sont des « objets de dévotion », complétés dans les maisons bourgeoises par d’autres objets de piété : autels, crucifix, portraits du Christ, de la Vierge Marie, des Saints, illustrations d’épisodes des Evangiles et de la Bible etc. Autant d’objets d’un culte domestique.
Il reste du culte domestique des traces dans nos actuelles pratiques sociales mais nombreux sont ceux qui ignorent que parallèlement aux rituels célébrés dans les églises et les chapelles coexistaient depuis les débuts du christianisme des rites religieux pratiqués par les croyants dans le cadre de leur maison, au sein de la famille.

Les significations de la tête de mort ont changé dans l’histoire et selon les sociétés. Ainsi le drapeau noir frappé de la tête de mort des pirates signifiait qu’il ne sera pas fait merci aux prisonniers. Sa fonction est de provoquer la peur. Le plus souvent la tête de mort portée par des soldats affirme leur courage, leur bravoure, leur détermination à se battre jusqu’à ce que mort s’en suive.

Aujourd’hui, la tête de mort a perdu sa signification religieuse et garde un parfum de scandale. Elle est devenue un motif de décoration. Dans la mouvance des provocations des gothiques, elle a envahi la mode. On la voit imprimée sur des carrés de soie siglés, des vêtements, des accessoires de mode, des bijoux.

Que reste-t-il du genre des Vanités de nos jours ? Bien que n’étant pas spécialiste des choses religieuses, je dirais qu’il n’est reste rien. Les Vanités en tant qu’objets de dévotion ont disparu dans le même temps que les cultes domestiques. Les street artistes n’ont conservé du genre que le crâne, ignorant que la Vanité représentait un ensemble d’objets ayant une fonction religieuse. Un crâne le plus souvent symbolisant la mort, des objets symbolisant le passage du temps et dans le même ordre d’idée, des objets éphémères. La Vanité comme objet de dévotion domestique a perdu cette dimension : les « vanités » modernes sont peintes sur des toiles ou sur des murs, offertes aux regards des chalands. Force est de constater que ce contre-sens sur la signification des Vanités illustre la sécularisation de notre culture. La composante chrétienne de notre civilisation s’étiole et les référents religieux ne sont plus compris. J’avoue que le fait de savoir que la Bible de verre que forment les vitraux de la Sainte-Chapelle, bientôt, ne sera plus comprise que par quelques happy few m’interroge. 2000 ans d’une culture religieuse constitutive de notre culture européenne sombrent dans l’oubli.  


Têtes de mort, skulls et autres Vanités.

Toute ma prime enfance a été marquée par la peur du diable. Elle m’avait été enseignée pour me garder du péché. Pour m’aider à repousser les attaques nocturnes de Belzébuth, mes parents avaient accroché au-dessus de mon lit un crucifix et quelques branches sèches de buis béni. Une médaille de la vierge rapportée de Lourdes pendue à mon cou par une chaîne était le dernier rempart contre Satan. Les bons pères à l’église m’avaient montré maintes fois à quoi ressemblait l’ange déchu : ses pattes de bouc, ses pieds fourchus, ses cornes. La hantise de l’enfer se mêlait à l’épouvante de la mort, le moment du voyage sans retour vers la damnation, peut-être. Associés à ces peurs, les têtes de mort, les squelettes, l’obscurité, exerçaient sur moi fascination et épouvante.

Coussin actuellement vendu dans la grande distribution.

Aujourd’hui, cette tête de mort que je n’osais dessiner enfant est (presque) partout. Peinte sur les murs, tissée dans les étoffes les plus précieuses, reproduite sur des tee-shirts, des bandanas, des mugs, des papiers peints, des bijoux, des chaussures, dans le prêt à porter de marques prestigieuses comme Dior, Alexander McQueen, Diesel, Philip Plein. D’où mon étonnement et mon interrogation : comment expliquer le passage du symbole le plus évident de la mort en motif de déco ?

Le skull du street art et les objets de mode ont suivi, du moins en partie, la même évolution, ce qui les réunit, ce qui les sépare est riche d’enseignement sur les courants culturels qui traversent le champ social.

 Passons rapidement sur les évidences : notre société s’est déchristianisée et les référents culturels qui étaient étroitement liés à la pratique religieuse ont subi une lente mais inexorable érosion. Pour que la brebis ne s’égare pas dans les amers pâturages du péché, la peur de la damnation éternelle était un puissant levier. S’imposa alors, non sans débats, controverses et schisme, le recours à l’image. Une iconographie commandée par l’Église donna une image du diable, des démons, des affres de l’enfer, et, en opposition, de Dieu, de Jésus, de la Vierge, des apôtres, des saints, du paradis.

Autour de la mort se constitua pièce par pièce, au cours des âges, un appareil symbolique. Il fut décidé que le noir serait la couleur du deuil, que la tête de mort parfois complétée par deux tibias croisés représenterait la mort ainsi que le squelette, le cercueil, la tombe. Pour faire bonne mesure, on y associa des animaux, des corbeaux, des vautours, des chouettes, des chauves-souris, des chats noirs etc., des horloges, des mains serrées, des chevaux noirs, des papillons, des torches, des lyres, des colonnes brisées, des branches mortes, des sabliers, des gnomons. Même la mort fut personnifiée sous les traits d’une faucheuse.

Reproduction sur toile.

 Bref, ce qui inspire de la répulsion, qui a un rapport avec la mort, avec le noir, avec le temps qui passe.

Ces symboles ont traversé le temps et demeurent plus ou moins « actifs » selon les sociétés et se combinent souvent à d’autres symboles païens ou hérités d’autres religions.

Notre tête de mort déco est issue de son origine religieuse. Au passage, elle a été récupérée pour faire peur et provoquer, ce qui explique son utilisation par les jeunes de la génération du rock and roll, déjà en grande partie déchristianisée et voulant pour exister provoquer l’ire des ainés.

Surmonté des ailes d’un ange, le skull devint le symbole des Hell’s angels. Se confondent alors, volonté de faire peur, goût des limites, volonté de choquer le bourgeois, images de force et de violence.

Le mouvement punk est allé, à mon sens, plus loin dans la provocation. Le « No future » a à voir avec la mort ; il reprendra à son compte la tête de mort qui condense l’idée du néant et du nihilisme.

Le « gothique», à la symbolique de la mort, ajoute quelques artifices du satanisme, reconfigurés par les films d’horreur de la période ; films de John Carpenter, de Tobe Hooper, Dario Argento, Brian De Palma, Robert Wise etc. Le teint est blafard, les yeux cernés de Khôl comme ceux des morts-vivants, les vêtements noirs comme ceux des croque-morts, les chaînes sont celles des fantômes. Une esthétique convoquant et mêlant symboles religieux et païens. Un mélange hétéroclite pour dire sa différence et créer un groupe de jeunes gens partageant les mêmes désirs de provocation.

Hyper Xav.

A la décroissance de ces mouvements (rock and roll, punk, gothique) correspond un affaiblissement graduel de la signification symbolique de la tête de mort. A un point tel, que son dessin devient une élégante et bien légère provocation quand il se décline en sac à main ou en carré de soie. Le skull perd alors une grande part de son rapport à la mort pour ne garder que son côté « antisocial ». Il devient un « motif » décoratif, décalé, jouant sur l’ambiguïté entre la beauté formelle de sa représentation et la signification toujours un peu souterraine et provocatrice d’une figure de la mort.

Graffiti et street art ne sont pas indépendants des mouvements culturels et sociaux et de leurs images. Je dirais, pour faire court, que le skull remplit trois fonctions : il s’inscrit dans le droit fil des Vanités, il symbolise la mort conservant alors son sens plein, il représente un exercice virtuose qui témoigne de la maîtrise technique du peintre.

Dans la première acception, le skull est une variante des Vanités des siècles passés. Sauf qu’une proposition est oubliée. La Vanité avait pour fonction de rappeler aux chrétiens qu’ils sont mortels et qu’ils doivent en conséquence se préparer au dernier voyage. Car, dans la religion chrétienne, le paradis se mérite. Le jour du Jugement Dernier, les âmes des défunts seront pesées. Gare à l’enfer ! Le paradis est la récompense d’une vie de piété. Entre les deux, on inventa le purgatoire, genre de salle d’attente. Les skulls des street artistes présentés comme des Vanités, en rappelant que nous sommes mortels, nous invitent à profiter de la vie. Une variante de l’ancien « carpe diem ». Le sens des Vanités s’est effacé et les artistes n’ont conservé que la beauté d’une nature morte (en l’occurrence, vraiment très morte), une touche de provoc’, et un message optimiste bien dans l’air du temps. La vie est courte alors jouissons sans entrave ! Une façon de faire du neuf avec du vieux !

Martin Péronard, Black Lines, Ordener.

Pourtant, pour d’autres street artistes, la signification de la tête de mort reste entière. Elle dit la mort et sa violence. C’est la raison pour laquelle de nombreuses formes de violences seront associées à des têtes de mort. Violence d’une société profondément et de plus en plus inégalitaire renforcée par le mépris de classe des puissants, violence terrible des tourments et des crimes dont les femmes sont l’objet, violence des discriminations de toutes sortes, violence causée par l’abandon assumé des migrants à leur sort etc. Le skull n’est plus un discours sur la mort mais un discours sur la violence sous toutes ses formes car la mort est la suprême violence.

Plus intéressant car ne ressortissant pas du même ordre d’idées, le skull est, au moins pour certains artistes, ce qu’était aux compagnons le chef d’œuvre. Il est vrai que l’exercice est bougrement difficile. Pour l’artiste, il s’agit de créer son skull qui se distinguera de tous les autres skulls. Comme le répertoire des formes de la tête de mort est limité, une calotte crânienne, une mâchoire, des orbites vides, des fosses nasales, les variations sont, par définition, limitées elles-aussi. L’importance des contraintes ressemble à celle de l’Oulipo ; on s’impose la représentation d’un objet connu de tous et la gageure consiste à créer ce qui n’existe pas encore.

Les symboles n’ont pas d’existence anthropologique, ceux qui essaient de le faire croire sont des escrocs. Le signifié des symboles traverse le temps en se « chargeant » de significations différentes. De là, la nécessité de ne pas isoler le symbole de la société qui lui donne, ou redonne vie.

La tête de mort n’est qu’un exemple parmi d’autres de la métamorphose d’un symbole. Un symbole qui, au fil du temps, s’enrichit de strates laissées comme des sédiments par les mouvements culturels de notre société.

Hyperréalisme.